De la musique avant toute chose
Le dramatique de la vieillesse, ce n’est pas qu’on se fait vieux, c’est qu’on reste jeune.
Oscar Wilde
Retour sur 60 ans de chroniques
1957. La promotion 56 modernise les binets. Le camarade Deloffre, responsable du binet « Jazz », abandonne les 78 tours au profit du microsillon 33 tours – ce qui permet à quelques collectionneurs nostalgiques de récupérer des incunables discographiques, tel ce Really the blues par Mezz Mezzrow et Tommy Ladnier, dédicacé par Mezz lors de la campagne de Kès.
1961. Un autre cocon de la 56 propose à La Jaune et la Rouge la création d’une chronique discographique dans le but inavoué de recevoir sans bourse délier des disques que ses revenus d’administrateur-élève de l’Insee ne lui permettent guère d’acquérir. Et dès lors le cocon discophile – appelons-le Dunabla – va se prendre au jeu et se passionner pour l’évolution des interprétations et les changements dans les goûts des amateurs qui passent, par exemple, des symphonies de Beethoven à celles de Mahler et Chostakovitch, quasi inconnues du grand public dans les années 60, tandis que les techniques évoluent, du microsillon mono au stéréo puis au CD dans les années 80, au DVD à la fin des années 1990, au MP3 et aux plateformes de streaming récemment, avec un retour inattendu aujourd’hui des disques microsillons désormais appelés vinyles.
Au cours de ces années, Dunabla va découvrir avec une joie indicible et communicative – et faire ‑découvrir aux lecteurs de La Jaune et la Rouge – des œuvres peu enregistrées et aussi des interprétations exceptionnelles. À cet égard, qui dira le bonheur de la
« première fois », par définition unique et éphémère, bonheur teinté de regret à l’idée que cette première fois ne se reproduira jamais.
Des découvertes : les Madrigaux de Gesualdo ; la 3e Symphonie de Mahler – la moins jouée – et son ineffable dernier mouvement Langsam. Ruhevoll. Empfunden, Ce que l’amour me dit ; le Concerto pour – violon de Goldmark, celui de Korngold et le 1er Concerto de Prokofiev ; Die Bürgschaft de Kurt Weill ; les Lieder avec orchestre de Zemlinsky ; Pelléas et Mélisande de Schönberg ; Capriccio de Richard Strauss ; le Concerto pour violon de Barber, celui de Glazounov et les deux de Szymanowski ; la -Symphonie « Leningrad » et le Trio en mi mineur de Chostakovitch ; les Pièces pour piano de Chabrier ; Poème pour ‑violon et orchestre de Chausson ; les Études et la 4e Sonate pour piano de Scriabine ; les Quatuors de Reynaldo Hahn, de Vincent d’Indy, le 1er de Saint-Saëns ; les Variations Corelli de ‑Rachmaninov ; les Quatuors et les Symphonies de Weinberg…
Des interprétations inoubliables : la Sonate « à Kreutzer » par Francescatti et Casadesus ; le Concerto pour deux violons de Bach par Enesco et Menuhin ; le Concerto pour piano 24 de Mozart par Clara Haskil ; le Quatuor « Les Dissonances » de Mozart par le ‑Quartetto Italiano ; Elisabeth Schwarzkopf dans Le Chevalier à la rose et dans les Vier letzte Lieder de Richard Strauss ; Samson François dans les Pièces pour piano de Ravel et les Ballades de Chopin et aussi dans le 3e Concerto de Prokofiev ; les Variations ‑Goldberg par Beatrice Rana ; les Chansons de Noel Coward par Ian Bostridge ; le Trio de Ravel par Renaud et Gautier Capuçon et Frank Braley ; le 8e Quatuor de Chostakovitch par le Quatuor Borodine ; Kathleen Ferrier dans les Kindertotenlieder de Mahler ; les deux Sonates pour piano et violon de Fauré par ‑Ferras et Barbizet ; la Cantate Ich hatte viel Bekümmernis de Bach par Karl Richter et aussi par l’ensemble ‑Pygmalion de Raphaël Pichon ; le Quatuor de Fauré par le – Quatuor Ébène ; les Symphonies de Brahms par Simon Rattle et le Philharmonique de Berlin ; la 9e Symphonie de Mahler par Claudio Abbado ; les Suites françaises et Suites anglaises de Bach par Murray Perahia ; les Sonates pour flûte et clavier de Bach par Jean-Pierre Rampal et Robert Veyron–Lacroix ; et tant d’autres…
Bach – L’Art de la fugue
S’il fallait, de toutes ces musiques, n’en retenir qu’une, c’est bien sûr celle de Bach qui s’imposerait. Est-il vraiment nécessaire d’argumenter ? Si Bach s’impose comme une évidence, c’est qu’il nous apporte à tout instant ce que nous pouvons attendre quelle que soit notre exigence du moment, depuis la joie simple et communicative – on se souvient du groupe de copains, dans le film Vincent, François, Paul et les autres de Claude Sautet, esquissant a capella le thème du
1er mouvement du 5e Concerto brandebourgeois – à la nostalgie du retour sur soi et, in fine, à l’extase métaphysique – on connaît l’aphorisme de Cioran, souvent cité dans ces colonnes : « S’il y a quelqu’un qui doit tout à Bach, c’est bien Dieu. »
Et dans cette musique universelle, hors du temps, que choisir ? La Messe en si ? La Passion selon saint Jean ? Le Clavier bien tempéré ? Le Ricercare à 6 voix de L’Offrande musicale ? Pour nous, sans hésitation, c’est L’Art de la fugue, et voici pourquoi. Notons d’abord que cette œuvre composée de 15 contrepoints et 4 canons sur un thème unique en ré mineur suivis par une fugue à trois sujets dont le 3e est le nom de Bach – B.A.C.H. – est généralement présentée comme ‑mystérieuse à plusieurs égards : (1) elle n’est écrite pour aucun instrument en particulier, la plupart du temps jouée au clavier (orgue, clavecin, piano) mais aussi orchestrée (Hermann Scherchen, Roger Vuataz…) ce qui a fait dire qu’il s’agissait d’une œuvre abstraite, faite pour être lue ; (2) elle est inachevée, la dernière fugue s’interrompt brusquement, comme si Bach était mort en la composant, ce qui n’est pas historiquement sûr. Or, écoutez une fois au moins L’Art de la fugue in extenso (90 minutes environ) ; vous y trouverez toujours, par la suite, parmi les vingt pièces, de quoi alimenter votre état d’âme du moment. Puis, comme l’homme n’est pas fait d’états d’âme successifs mais d’un tout complexe qui les agrège tous, vous prendrez de plus en plus de plaisir à écouter l’ensemble de cette œuvre, où la mathématique rejoint l’ineffable, quelle que soit votre culture musicale : cette musique est faite pour vous ; c’est la seule qui nous permette de transcender ce que Malraux appelait notre « misérable petit tas de secrets ».
Deux éditions de L’Art de la fugue viennent de paraître, toutes deux au piano : l’une par le pianiste italien Filippo Gorini 1, l’autre par Daniil Trifonov 2, qui constituent une belle illustration de l’universalité de cette œuvre unique : l’interprétation de Gorini, feutrée, intériorisée, au toucher très travaillé, privilégie ‑l’introspective et encourage à la méditation ; celle de Trifonov, jouée comme du Prokofiev, avec des tempos rapides – Bach ne donne aucune indication du tempo – est tournée vers l’action et la vie. Sous le titre ‑général The Art of Life, Trifonov y a ajouté des pièces des fils de Bach, des extraits du Petit Livre de clavecin d’Anna Magdalena Bach et la transcription par Brahms pour la main gauche de la Chaconne en ré mineur. Ne choisissez surtout pas et procurez-vous ces deux versions si dissemblables : leur comparaison vous passionnera et vous pourrez, selon les moments, trouver dans l’une ou l’autre d’entre elles de quoi apaiser votre soif.
Et vous pardonnerez peut-être à Dunabla ses digressions extramusicales. In fine, la musique, avec l’amour et l’amitié, est une des trois raisons majeures qui font que la vie vaut la peine d’être vécue.
1. 2 CD ALPHA
2. 2 CD DEUTSCHE GRAMMOPHON