L'Art de la Fugue de Bach

De la musique avant toute chose

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°770 Décembre 2021
Par Jean SALMONA (56)

Le dra­ma­tique de la vieillesse, ce n’est pas qu’on se fait vieux, c’est qu’on reste jeune. 

Oscar Wilde

Retour sur 60 ans de chroniques

1957. La pro­mo­tion 56 moder­nise les binets. Le cama­rade Deloffre, res­pon­sable du binet « Jazz », aban­donne les 78 tours au pro­fit du micro­sillon 33 tours – ce qui per­met à quelques col­lec­tion­neurs nos­tal­giques de récu­pé­rer des incu­nables dis­co­gra­phiques, tel ce Real­ly the blues par Mezz Mezz­row et Tom­my Lad­nier, dédi­ca­cé par Mezz lors de la cam­pagne de Kès. 

1961. Un autre cocon de la 56 pro­pose à La Jaune et la Rouge la créa­tion d’une chro­nique dis­co­gra­phique dans le but inavoué de rece­voir sans bourse délier des disques que ses reve­nus d’administrateur-élève de l’Insee ne lui per­mettent guère d’acquérir. Et dès lors le cocon dis­co­phile – appe­lons-le Duna­bla – va se prendre au jeu et se pas­sion­ner pour l’évolution des inter­pré­ta­tions et les chan­ge­ments dans les goûts des ama­teurs qui passent, par exemple, des sym­pho­nies de Bee­tho­ven à celles de Mah­ler et Chos­ta­ko­vitch, qua­si incon­nues du grand public dans les années 60, tan­dis que les tech­niques évo­luent, du micro­sillon mono au sté­réo puis au CD dans les années 80, au DVD à la fin des années 1990, au MP3 et aux pla­te­formes de strea­ming récem­ment, avec un retour inat­ten­du aujourd’hui des disques micro­sillons désor­mais appe­lés vinyles.

Au cours de ces années, Duna­bla va décou­vrir avec une joie indi­cible et com­mu­ni­ca­tive – et faire ‑décou­vrir aux lec­teurs de La Jaune et la Rouge – des œuvres peu enre­gis­trées et aus­si des inter­pré­ta­tions excep­tion­nelles. À cet égard, qui dira le bon­heur de la
« pre­mière fois », par défi­ni­tion unique et éphé­mère, bon­heur tein­té de regret à l’idée que cette pre­mière fois ne se repro­dui­ra jamais.

Des décou­vertes : les Madri­gaux de Gesual­do ; la 3e Sym­pho­nie de Mah­ler – la moins jouée – et son inef­fable der­nier mou­ve­ment Lang­sam. Ruhe­voll. Emp­fun­den, Ce que l’amour me dit ; le Concer­to pour – vio­lon de Gold­mark, celui de Korn­gold et le 1er Concer­to de Pro­ko­fiev ; Die Bürg­schaft de Kurt Weill ; les Lie­der avec orchestre de Zem­lins­ky ; Pel­léas et Méli­sande de Schön­berg ; Capric­cio de Richard Strauss ; le Concer­to pour vio­lon de Bar­ber, celui de Gla­zou­nov et les deux de Szy­ma­nows­ki ; la -Sym­pho­nie « Lenin­grad » et le Trio en mi mineur de Chos­ta­ko­vitch ; les Pièces pour pia­no de Cha­brier ; Poème pour ‑vio­lon et orchestre de Chaus­son ; les Études et la 4e Sonate pour pia­no de Scria­bine ; les Qua­tuors de Rey­nal­do Hahn, de Vincent d’Indy, le 1er de Saint-Saëns ; les Varia­tions Corel­li de ‑Rach­ma­ni­nov ; les Qua­tuors et les Sym­pho­nies de Weinberg… 

Des inter­pré­ta­tions inou­bliables : la Sonate « à Kreut­zer » par Fran­ces­cat­ti et Casa­de­sus ; le Concer­to pour deux vio­lons de Bach par Enes­co et Menu­hin ; le Concer­to pour pia­no 24 de Mozart par Cla­ra Has­kil ; le Qua­tuor « Les Dis­so­nances » de Mozart par le ‑Quar­tet­to Ita­lia­no ; Eli­sa­beth Schwarz­kopf dans Le Che­va­lier à la rose et dans les Vier letzte Lie­der de Richard Strauss ; Sam­son Fran­çois dans les Pièces pour pia­no de Ravel et les Bal­lades de Cho­pin et aus­si dans le 3e Concer­to de Pro­ko­fiev ; les Varia­tions ‑Gold­berg par Bea­trice Rana ; les Chan­sons de Noel Coward par Ian Bos­tridge ; le Trio de Ravel par Renaud et Gau­tier Capu­çon et Frank Bra­ley ; le 8e Qua­tuor de Chos­ta­ko­vitch par le Qua­tuor Boro­dine ; Kath­leen Fer­rier dans les Kin­der­to­ten­lie­der de Mah­ler ; les deux Sonates pour pia­no et vio­lon de Fau­ré par ‑Fer­ras et Bar­bi­zet ; la Can­tate Ich hatte viel Beküm­mer­nis de Bach par Karl Rich­ter et aus­si par l’ensemble ‑Pyg­ma­lion de Raphaël Pichon ; le Qua­tuor de Fau­ré par le – Qua­tuor Ébène ; les Sym­pho­nies de Brahms par Simon Rat­tle et le Phil­har­mo­nique de Ber­lin ; la 9e Sym­pho­nie de Mah­ler par Clau­dio Abba­do ; les Suites fran­çaises et Suites anglaises de Bach par Mur­ray Per­ahia ; les Sonates pour flûte et cla­vier de Bach par Jean-Pierre Ram­pal et Robert Veyron–Lacroix ; et tant d’autres…

Bach – L’Art de la fugue

S’il fal­lait, de toutes ces musiques, n’en rete­nir qu’une, c’est bien sûr celle de Bach qui s’imposerait. Est-il vrai­ment néces­saire d’argumenter ? Si Bach s’impose comme une évi­dence, c’est qu’il nous apporte à tout ins­tant ce que nous pou­vons attendre quelle que soit notre exi­gence du moment, depuis la joie simple et com­mu­ni­ca­tive – on se sou­vient du groupe de copains, dans le film Vincent, Fran­çois, Paul et les autres de Claude Sau­tet, esquis­sant a capel­la le thème du
1er mou­ve­ment du 5e Concer­to bran­de­bour­geois – à la nos­tal­gie du retour sur soi et, in fine, à l’extase méta­phy­sique – on connaît l’aphorisme de Cio­ran, sou­vent cité dans ces colonnes : « S’il y a quelqu’un qui doit tout à Bach, c’est bien Dieu. »

Et dans cette musique uni­ver­selle, hors du temps, que choi­sir ? La Messe en si ? La Pas­sion selon saint Jean ? Le Cla­vier bien tem­pé­ré ? Le Ricer­care à 6 voix de L’Offrande musi­cale ? Pour nous, sans hési­ta­tion, c’est L’Art de la fugue, et voi­ci pour­quoi. Notons d’abord que cette œuvre com­po­sée de 15 contre­points et 4 canons sur un thème unique en mineur sui­vis par une fugue à trois sujets dont le 3e est le nom de Bach – B.A.C.H. – est géné­ra­le­ment pré­sen­tée comme ‑mys­té­rieuse à plu­sieurs égards : (1) elle n’est écrite pour aucun ins­tru­ment en par­ti­cu­lier, la plu­part du temps jouée au cla­vier (orgue, cla­ve­cin, pia­no) mais aus­si orches­trée (Her­mann Scher­chen, Roger Vua­taz…) ce qui a fait dire qu’il s’agissait d’une œuvre abs­traite, faite pour être lue ; (2) elle est inache­vée, la der­nière fugue s’interrompt brus­que­ment, comme si Bach était mort en la com­po­sant, ce qui n’est pas his­to­ri­que­ment sûr. Or, écou­tez une fois au moins L’Art de la fugue in exten­so (90 minutes envi­ron) ; vous y trou­ve­rez tou­jours, par la suite, par­mi les vingt pièces, de quoi ali­men­ter votre état d’âme du moment. Puis, comme l’homme n’est pas fait d’états d’âme suc­ces­sifs mais d’un tout com­plexe qui les agrège tous, vous pren­drez de plus en plus de plai­sir à écou­ter l’ensemble de cette œuvre, où la mathé­ma­tique rejoint l’ineffable, quelle que soit votre culture musi­cale : cette musique est faite pour vous ; c’est la seule qui nous per­mette de trans­cen­der ce que Mal­raux appe­lait notre « misé­rable petit tas de secrets ».

Deux édi­tions de L’Art de la fugue viennent de paraître, toutes deux au pia­no : l’une par le pia­niste ita­lien Filip­po Gori­ni 1, l’autre par Daniil Tri­fo­nov 2, qui consti­tuent une belle illus­tra­tion de l’universalité de cette œuvre unique : l’interprétation de Gori­ni, feu­trée, inté­rio­ri­sée, au tou­cher très tra­vaillé, pri­vi­lé­gie ‑l’introspective et encou­rage à la médi­ta­tion ; celle de Tri­fo­nov, jouée comme du Pro­ko­fiev, avec des tem­pos rapides – Bach ne donne aucune indi­ca­tion du tem­po – est tour­née vers l’action et la vie. Sous le titre ‑géné­ral The Art of Life, Tri­fo­nov y a ajou­té des pièces des fils de Bach, des extraits du Petit Livre de cla­ve­cin d’Anna Mag­da­le­na Bach et la trans­crip­tion par Brahms pour la main gauche de la Cha­conne en ré mineur. Ne choi­sis­sez sur­tout pas et pro­cu­rez-vous ces deux ver­sions si dis­sem­blables : leur com­pa­rai­son vous pas­sion­ne­ra et vous pour­rez, selon les moments, trou­ver dans l’une ou l’autre d’entre elles de quoi apai­ser votre soif.

Et vous par­don­ne­rez peut-être à Duna­bla ses digres­sions extra­mu­si­cales. In fine, la musique, avec l’amour et l’amitié, est une des trois rai­sons majeures qui font que la vie vaut la peine d’être vécue.


1. 2 CD ALPHA
2. 2 CD DEUTSCHE GRAMMOPHON

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