Le déploiement de la raison d’être en France : pratique et mise en place
La loi Pacte a rendu possible l’inscription dans les statuts d’une société d’une raison d’être ou d’une mission (composée d’une raison d’être, d’objectifs statutaires et d’un dispositif de vérification interne et externe) depuis le 2 janvier 2020 (parution du décret d’application). L’heure d’un premier bilan des pratiques générées par ces nouvelles formes juridiques.
Les grands groupes cotés, à l’exception de Danone, mais y compris les entreprises dans lesquelles l’État a des participations gérées par l’APE (Agence des participations de l’État), se sont en général limités à la révélation d’une raison d’être, pas toujours inscrite dans les statuts. Une des explications fournies par les dirigeants est la difficulté à faire voter des actionnaires soit diffus, soit conseillés par des agences de conseil en votes dont les priorités sont de faire respecter des codes de conduite assez éloignés de l’intérêt propre de l’entreprise. Bruno Le Maire avait demandé à ce que les entreprises dans lesquelles l’État avait une participation adoptent une raison d’être mais, compte tenu de la formulation de la mission de l’APE qui « soutient la performance économique des entreprises du portefeuille, leur rentabilité, leur valorisation sur le long terme et est soucieuse de leur empreinte sociale, environnementale et sociétale », il semble encore peu probable que les entreprises de son portefeuille cherchent à basculer en société à mission dans l’immédiat. Même si l’analyse a posteriori de la crise de gouvernance qu’a traversée Danone fait ressortir combien la qualité de société à mission a stabilisé l’entreprise en lui permettant de garder le cap dans la tempête, il n’est pas certain que l’agitation médiatique déclenchée par le départ de son PDG ait encouragé des dirigeants du CAC 40 à franchir le pas de la société à mission. Pour ces grands groupes, la loi Pacte a eu le mérite de provoquer le débat sur la conception de la gouvernance et du rôle de l’entreprise dans la société. Force est de constater que, pour de nombreux acteurs, la vision de l’entreprise comme un collectif d’action et d’innovation, acteur de la transformation de nos sociétés, paraît encore originale. Le modèle de la société à mission est évidemment le plus abouti, puisqu’il complète l’inscription statutaire de la raison d’être par des engagements (objectifs statutaires) et un dispositif d’évaluation interne (comité de mission) et externe (organisme tiers indépendant) qui amène l’entreprise à rendre compte sur la façon dont elle respecte ses engagements. Il est aussi celui qui donne une véritable crédibilité et légitimité à la démarche de l’entreprise. Aussi est-il intéressant de se pencher sur les sociétés à mission et de tirer quelques enseignements sur leur pratique malgré un recul encore limité.
REPÈRES
Le 20 septembre 2021, selon l’Observatoire des sociétés à mission, plus de 250 entreprises françaises avaient adopté la qualité de société à mission, une centaine supplémentaire avait inscrit une raison d’être dans leurs statuts, sans compter celles qui ont rédigé une raison d’être sans modifier leurs statuts : elles témoignent d’une dynamique à l’œuvre plus rapide que celle qui a accompagné l’appropriation de nouvelles formes de statuts d’entreprise dans des pays comme les États-Unis ou l’Italie.
Les pionniers
Les entreprises qui ont acquis la qualité de société à mission sont à 70 % des entreprises de moins de 50 salariés, cette proportion tendant à se réduire lentement grâce à l’augmentation relative du nombre d’ETI et de grands groupes. La démarche d’acquisition de la qualité de société à mission dans les grandes entreprises mobilise largement les salariés, ce qui nécessite de prendre plus de temps. Les dirigeants des premières sociétés à mission sont souvent des pionniers, convaincus que le rôle de l’entreprise dans la société ne peut se résumer à maximiser les profits pour leurs actionnaires. Ils ont trouvé dans la société à mission une façon de rendre publiques leurs convictions et de mobiliser leur écosystème (et tout particulièrement leurs salariés) autour d’un certain nombre d’enjeux. À noter aussi dans cette première vague une surreprésentation des entreprises de services (conseil, communication…) qui se sont appliquées à elles-mêmes des pratiques avant de les conseiller à leurs clients.
“La fin d’une conception réductrice du rôle du dirigeant de l’entreprise.”
Depuis lors, les entreprises qui rejoignent le mouvement font que les sociétés à mission sont devenues de plus en plus à l’image du tissu économique français. Aujourd’hui on compte même quatre entreprises cotées (Danone, Réalités, Frey, Voltalia), des entreprises publiques (La Poste, Banque Postale), des mutuelles (MAIF, MGP…), des coopératives (InVivo, Socaps…), et tous les secteurs de l’économie sont représentés. Le processus de construction de la mission a le plus souvent été marqué par un fort leadership du dirigeant combiné à une sollicitation des parties prenantes, notamment des salariés. Les entreprises qui prennent plus de temps sont aussi souvent celles qui cherchent à mobiliser plus largement dans cette démarche.
Des engagements pour soutenir la raison d’être
Analyser les missions des entreprises oblige à considérer à la fois la raison d’être et les engagements, car il y a en général une complémentarité entre elles : ainsi des raisons d’être « aspirationnelles », courtes, sont le plus souvent complétées par des objectifs plus concrets et plus liés avec l’activité opérationnelle de l’entreprise : par exemple, la société Botanic, entreprise de distribution dans le domaine des jardineries, a retenu comme raison d’être « Ensemble, retrouver le chemin de la nature » qu’elle complète par des engagements plus concrets :
« 1) proposer une offre alternative et mieux-disante pour respecter la nature,
2) cultiver une relation de qualité avec toutes nos parties prenantes,
3) créer les conditions de transmission de savoir-faire environnementaux,
4) garantir la cohérence environnementale de nos sites. » La mission étant un engagement juridique inscrit dans les statuts, il va de soi que sa formulation représente à la fois un enjeu et un risque importants. Incontestablement, une certaine frilosité se ressent, qui s’est manifestée aussi par des formulations d’objectifs relativement vagues et parfois peu engageants. L’inscription dans les statuts a aussi joué dans le sens d’une certaine imprécision pour ne pas risquer l’obsolescence rapide. Les entreprises ont le plus souvent complété ces objectifs statutaires par des objectifs opérationnels, qui sont liés plus immédiatement avec l’activité et qui seront d’ailleurs utilisés pour l’évaluation ultérieure de la mission, sans être publiés.
Une innovation : la double évaluation
Une des innovations de la société à mission est la double évaluation : comité de mission et organisme tiers indépendant (OTI). Les effets de l’existence d’un comité de mission sont encore embryonnaires, mais les études qualitatives menées par l’Observatoire des sociétés à mission font ressortir un réel engouement (ainsi 70 % des entreprises de moins de 50 salariés, alors qu’elles n’ont aucune obligation, ont fait le choix d’en constituer un). Les comités de mission, pour 80 % d’entre eux, comportent des membres externes à l’entreprise : experts, chercheurs, clients, parfois administrateurs ou actionnaires. Cet organe de gouvernance est unanimement salué par les dirigeants comme un moyen de discussion et d’échange sur la stratégie avec un point de vue élargi, permettant d’englober l’ensemble de l’écosystème de l’entreprise. Les effets de la vérification par un organisme tiers indépendant ne sont pas encore analysés car les premiers audits commencent tout juste. Néanmoins, on peut d’ores et déjà anticiper qu’ils seront bien différents pour les grandes entreprises, qui sont habituées aux audits et dont l’acquisition de la qualité de société à mission a été accompagnée d’intervenants extérieurs, d’une part, et d’autre part pour les plus petites dont l’audit par l’OTI pourra être la première occasion de soumettre la mission à un regard extérieur.
Des effets notables
Interrogés, les dirigeants de société à mission témoignent de la façon dont la mission a permis d’orienter leurs décisions. Ainsi, la Camif a successivement décidé de fermer son site en 2017 à l’occasion du Black Friday, en raison d’un engagement sur la promotion de la consommation responsable, et plus récemment de limiter ses achats aux producteurs français et européens, en vertu de son engagement sur l’économie circulaire. Plus généralement, des dirigeants témoignent sur le fait que la mission permet d’orienter l’ensemble des collaborateurs quand ils ont des décisions à prendre. Ainsi la dirigeante de la société Aigle rapporte que, face aux retards d’approvisionnement en provenance de Chine, plutôt que d’affréter un avion, ce qui aurait été en contradiction avec leur mission, les collaborateurs de l’entreprise ont spontanément proposé d’autres solutions (mise en avant d’autres produits par exemple). Le déploiement du modèle de la société à mission, aboutissement logique de l’inscription statutaire de la raison d’être, est vécu par les dirigeants qui le décident comme une transformation en profondeur du rôle de l’entreprise dans la société et la fin d’une conception réductrice de celui-ci visant à maximiser son profit. Cette conviction se traduit notamment par le fait que la moitié d’entre eux adhèrent à la Communauté des entreprises à mission (association loi de 1901 d’intérêt général regroupant des dirigeants de société à mission, d’entreprises en chemin, des chercheurs et des salariés), cherchant à la fois à s’enrichir de l’échange entre pairs, à contribuer à l’approfondissement d’un modèle encore en construction et à promouvoir en Europe un modèle de gouvernance responsable capable de répondre aux défis du XXIe siècle.