Pourquoi enseigner l’histoire de l’art à l’X
L’histoire de l’art enseignée aux élèves polytechniciens est là pour leur apporter, plus qu’un décryptage des grandes œuvres d’art de l’Humanité, l’exposition de la double conquête de l’émancipation des formes et de l’invention de l’individualité fondatrice de l’époque moderne, et du sens que cette double conquête a pour la liberté de l’esprit aujourd’hui.
Traverser l’histoire de l’art, comme on le fait avec plaisir en visitant un musée ou en feuilletant un livre, consiste en général à identifier et catégoriser, par une sorte d’enchaînement autonome, des évolutions des styles, des techniques et du goût.
Dépasser le seul récit esthétique
Mais l’enseigner, et surtout l’enseigner à des élèves amenés à devenir des acteurs importants de la vie de la cité, c’est cependant différent. Bien souvent, je perçois une attente d’ordre personnel de la part de l’auditoire : celui-ci, dans sa majorité, aimerait que je l’aide à exalter ou à expliquer la fibre affective qui s’empare de l’âme face à de grandes œuvres de l’Humanité et que je lui fasse découvrir les fleurons inconnus. Je ne dédaigne ni ne néglige cette approche. Néanmoins, sans l’évacuer, je l’évite au maximum au profit d’une ambition plus intellectuelle – j’allais dire plus sérieuse. Ce que je cherche, c’est à montrer, dans le faisceau temporel qui court du XVe au XXIe siècle en Occident, les signes, les indices d’une double conquête, très longue, assumée par les artistes et véhiculée par leurs productions : cette double conquête, c’est celle de l’émancipation des formes et de l’invention de l’individualité. Ces deux conquêtes sont inextricablement liées l’une à l’autre et elles ont un rôle politique, social, culturel majeur qui excède, de très loin, le seul récit esthétique. L’écueil du récit esthétique, c’est de laisser penser que les artistes et leurs productions ne seraient qu’un miroir, qu’un écho et qu’un supplément d’âme de la grande Histoire, celle des découvertes, des crises, des guerres, des actes juridiques…
Émanciper les formes
À mon sens, faire de l’histoire de l’art, c’est aussi prendre conscience de la puissance agissante des œuvres, des images en général et de celles et ceux qui les produisent. Un aphorisme, paradoxal et savoureux, d’Oscar Wilde le dit très bien, lorsqu’il fait allusion au peintre anglais Joseph Turner, peintre connu sur le plan formel pour sa facture évanescente capable de rendus atmosphériques remarquables. Oscar Wilde déclare : « [A]vant Turner, il n’y avait pas de brouillard à Londres. » Qu’entends-je par émanciper les formes ? Il s’agit de l’élaboration de moyens d’expression originaux – moyens plastiques, symboliques, pour traduire la réalité ou pour produire une réalité nouvelle. Prenons un exemple célèbre. Alors que l’utilisation de la perspective, qui donne le sentiment de la profondeur et du relief, régit la création artistique depuis le XVe siècle, des artistes du début du XXe siècle, apparentés à ce qu’on appelle les avant-gardes historiques, vont casser cette illusion tridimensionnelle au profit d’une planéité – planéité alors perçue comme particulièrement provocatrice, irrationnelle, déraisonnable, mais qui est en fait le marqueur sincère et sérieux d’un nouveau rapport au monde, plus inquiet, plus brutal et plus instinctif… Ce faisant, les artistes proposent d’autres modèles de perception, d’autres prismes sur l’univers. Et c’est ainsi qu’ils participent très activement à une immense aventure collective de la modernité : celle de la liberté d’esprit.
Émanciper les consciences
Faire de l’histoire de l’art, c’est montrer comment l’émancipation des formes rencontre et stimule l’émancipation des consciences. Les artistes ont assumé en ce sens une mission lourde : celle de l’affirmation individuelle. Au sein de la communauté, mais parfois face à elle, souvent même contre la communauté, ils ont travaillé à la légitimation de l’individu pensant, sentant, existant. Ainsi, quand Botticelli peint des nus à la sensualité inédite au XVe siècle, dans un contexte de rigorisme religieux et de défiance à l’égard du corps, il œuvre à cette grande conquête individuelle qu’est le droit au plaisir ; ainsi, quand Marcel Duchamp, les surréalistes ou Andy Warhol incarnent et promeuvent l’excentricité, ils œuvrent à cette grande conquête individuelle qu’est le droit à la différence, à la singularité, à la marginalité.
Stimuler l’esprit critique des élèves
Mais il faut être vigilant. Car il convient d’inviter les élèves à se demander si cette double conquête – émancipation des formes, invention de l’individualité – constitue aujourd’hui encore un combat satisfaisant alors qu’il a été mené, et bien mené, et que, pour une partie du monde en tout cas, nous vivons désormais dans des démocraties où ces questions ne se posent plus avec la même acuité. Peindre un Carré noir sur fond blanc dans le contexte prérévolutionnaire de la Russie tsariste et autoritaire de 1915, comme le fait Malevitch, en manière d’appel à une absolue liberté intérieure, est riche de sens et fait de cet objet une icône significative du XXe siècle ; mais dans une démocratie, où la transgression est permise, souvent même encouragée, on peut se poser la question de la pertinence et de l’utilité de démarches dites subversives : par exemple, avec Jeff Koons qui installe dans le château de Versailles un homard en aluminium polychrome en 2008, le malaise n’est pas tant dans la subversion en tant que telle, mais dans le fait que cette subversion semble tourner à vide. Je ne dis pas que de telles œuvres ou de telles expositions ne doivent pas exister car, si elles n’existaient pas et n’étaient plus tolérées (et certains le souhaiteraient !), ce serait très inquiétant ; en revanche, je dis qu’elles ne sont pas à la hauteur des grands enjeux contemporains et ne font que répéter des combats qui ont en fait déjà été gagnés.
“Les artistes sont parfois
les adjuvants du pire.”
Faire une histoire critique de l’art
Il faut être vigilant encore quant à notre exaltation, car il serait d’une redoutable naïveté d’héroïser la figure de l’artiste et de l’essentialiser ; il convient là aussi de tempérer notre enthousiasme. Faire de l’histoire de l’art, c’est aussi apprendre que les artistes, leurs œuvres, la production visuelle en général sont parfois les adjuvants du pire. Et, mieux encore, c’est apprendre comment, derrière ce qui se présente et se profile comme dépositaire de vertus humanistes (beauté, liberté, partage…), se niche parfois l’aliénation ou l’indécence. Faire de l’histoire de l’art, ce n’est donc pas faire une histoire amoureuse de l’art, mais une histoire critique.
Une affaire de sensibilité
Faire de l’histoire de l’art, c’est aussi parler de sensibilité, et il faut entendre le double versant de ce concept : la sensibilité désigne à la fois la matière dans sa compacité, à son échelle la plus serrée ; et elle désigne aussi le je-ne-sais-quoi de profond, la vibration intime qui donne la capacité à créer ou à apprécier ce qui a été créé. Faire de l’histoire de l’art suppose de toujours garder en tête la combinaison entre la matérialité sensible de l’objet artistique et la sensibilité immatérielle des individus. Or ne nous leurrons pas : cette combinaison n’est pas, comme on le fait croire trop souvent, qu’une matrice d’humanisme, d’harmonie et de progrès. L’œuvre d’art, la production visuelle de manière générale peut s’avérer l’instrument efficace d’une domination : une emprise sur la subjectivité qui tend surtout à mobiliser les affects pour cadenasser l’intellect. Ainsi, un portrait, une affiche, un dispositif monumental peuvent concourir à des opérations de propagande et à l’assise des pouvoirs coercitifs, en sublimant par exemple ce qui est contestable voire injuste : l’autorité d’un prince, l’envoi au combat, le contrôle des comportements. Plus subtilement, des travaux ont montré non seulement comment les systèmes totalitaires pouvaient instrumentaliser les artistes à des fins politiques néfastes mais, plus pernicieusement encore, comment, indépendamment des artistes, des sociétés fascistes comme celle du Troisième Reich s’étaient pensées et constituées à la façon d’une œuvre d’art, en se fondant notamment sur l’exaltation du soi-disant génie national d’une culture, pour l’ériger ensuite en principe politique aux conséquences dévastatrices.
Une affaire de nuance
Alors, bien sûr, la nuance doit rester de mise et il ne s’agit pas d’atteindre imprudemment le point Godwin en affirmant que derrière chaque pinceau se cacherait un fasciste – ce serait complètement absurde – mais il m’apparaît important de bien faire mesurer que, parmi les ambitions performatives de l’art (c’est-à-dire son ambition de changer le monde), il y a parfois des imaginaires de domination. Pour ne citer qu’un exemple, très révélateur, je cite régulièrement un court extrait du manifeste d’un des mouvements les plus célèbres du xxe siècle : celui du cubisme. Les différentes déclinaisons du mouvement cubiste, on le sait, se caractérisent par une fragmentation du motif, certes révolutionnaire à l’époque, mais sans que le sujet lui-même (majoritairement des natures mortes et des portraits) ne donne à voir des choses explicitement agressives, violentes, asservissantes. Pourtant, pour les deux auteurs du principal texte programmatique du cubisme, Albert Gleizes et Jean Metzinger, la vocation finale de ce langage nouveau est la suivante : « [C]e n’est pas dans la langue de la foule que la peinture doit s’adresser à la foule, c’est dans sa propre langue pour émouvoir, dominer, diriger, non pour être comprise. Ainsi les religions. »
Des projections contradictoires
L’œuvre d’art, loin d’être une sorte d’unité absolue et figée, loin d’être l’agent d’un consensus atemporel, est en ce sens un objet de projections contradictoires, et ces projections sont très révélatrices des craintes et des aspirations d’un moment de l’histoire. C’est ce que manifestent par exemple les crises iconoclastes, où des objets artistiques sont soumis à des luttes entre ceux qui les produisent ou les promeuvent et en attendent un bénéfice politique, social, religieux, culturel, et ceux qui les attaquent au nom d’idées, d’idéaux ou d’idéologies antagonistes. Il est par exemple intéressant de voir que, pendant la Révolution française, outre les attaques faites aux symboles artistiques de la monarchie – le vandalisme des caveaux des rois de la basilique Saint-Denis, par exemple –, le régime jacobin réprouvait l’imagerie populaire, légère ou libertine qui, pourtant, avait des ambitions émancipatrices qui auraient pu rencontrer les leurs. Étudier la mobilité du statut des productions artistiques, en fonction de la perception qui est portée à leur endroit, c’est un moyen parfait de faire de l’histoire des mentalités et des conflits qui à la fois fractionnent et structurent des sociétés.
Un formidable dynamisme chez les élèves de l’X
Enfin, pour parler de mon expérience, je dois avouer être souvent très impressionné par l’excellence des élèves qui me font face, dans les cadres de séminaires, de cours magistraux ou de projets autres. Avec eux, ce sont des échanges qui s’engagent, d’un formidable dynamisme, et j’aimerais parfois croire que certains d’entre eux auront à cœur de poursuivre plus loin la modeste initiation que je leur offre.
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Xavier Poupard (71)