Pierre Laffitte (44) Hommage à un génie créatif
Décédé le 7 juillet 2021, Pierre Laffitte a mené une carrière à la fois scientifique et politique. Claude Riveline (56) et Michel Berry (63) ont tenu à rendre hommage au fondateur de la technopole Sophia Antipolis.
Né à Saint-Paul-de-Vence le 1er janvier 1925, Pierre Laffitte est issu d’une famille d’artistes. Après des études secondaires et des classes préparatoires au lycée Masséna de Nice, ce sera l’X dont il sort dans le corps des Mines. Sa première affectation est le Bureau de recherches géologiques et minières, qui était alors un service du ministère de l’industrie. Il obtient d’en faire un établissement public à caractère industriel et commercial (Epic), dont il est nommé directeur. En 1963, il retrouve l’École des mines comme sous-directeur chargé de l’enseignement du corps des Mines et de la recherche de l’École, qu’il développe en nouant des partenariats avec l’industrie. Il prend alors conscience des risques de dispersion de centres de recherche, du fait de leur développement, et propose de créer un « Quartier latin aux champs » : c’est ainsi qu’en 1969 Sophia Antipolis voit le jour, une technopole qui rassemble aujourd’hui près de Nice quelque 2 500 entreprises et près de 40 000 emplois. Le choix de l’implantation n’est pas un hasard : Pierre est originaire de la région niçoise et s’intéresse très tôt à la vie de son pays. Conseiller municipal de Saint-Paul-de-Vence en 1961, il devient suppléant du sénateur Francis Palmero en 1980 et lui succède en 1985 lorsque ce dernier décède. Pierre Laffitte sera sénateur jusqu’en 2008. Au sein de la Haute Assemblée, il s’affirme comme spécialiste des questions d’innovation et s’implique dans les travaux de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), en tant que vice-président.
Innover, innover toujours
Claude Riveline en tant que chercheur et professeur de gestion à l’École des mines de Paris a connu Pierre Laffitte successivement comme directeur des recherches, directeur, puis président. « C’est dire si je l’ai bien connu, et je considère que cela a été une des grandes chances de ma vie. Car c’était un esprit très brillant, toujours enthousiasmé par de nouveaux projets, toujours optimiste et ouvert aux dialogues. Non que ces dialogues fussent toujours faciles. Il avait de nouvelles idées sans cesse, mais il négligeait souvent des détails d’exécution exigeants pour ses collaborateurs. Il a œuvré pendant de nombreuses années avec son prédécesseur, Raymond Fischesser (31), méticuleux gestionnaire, qui protégeait l’essentiel contre ses initiatives parfois brouillonnes. Mais beaucoup de ses idées ont prospéré, comme en témoigne le bilan de son passage : au début, l’école ne comptait que quelques dizaines de permanents et, quand il l’a quittée, elle en comptait plus de mille. Je m’amuse à schématiser son style par la boutade suivante : “Je n’ai pas les sous, ni les textes, ni les locaux, ni les hommes, mais on va essayer quand même, car ton idée me plaît !” C’est ainsi que l’école s’est engagée avec succès dans des voies audacieuses pour l’époque tels la sociologie ou les automatismes.
« Il a mis en œuvre des idées géniales, telles que l’idée de recherche orientée. Constatant que la recherche fondamentale se cantonne usuellement dans des enjeux académiques et la recherche appliquée dans des problèmes pratiques locaux, il favorisait des recherches innovatrices, mais après s’être assuré qu’elles s’appliqueraient à des créations industrielles si elles aboutissaient. Cela justifiait des demandes de subventions modérées, mais qui complétaient utilement les financements publics.
« En plus de son rôle à l’école, il a rompu des lances pour l’ensemble des établissements analogues, en tant que président de la Conférence des grandes écoles au temps où certaines pressions politiques prônaient leur disparition.
« Une œuvre majeure de Pierre Laffitte consiste dans la création de la magnifique technopole de Sophia Antipolis, réunion de nombreuses entreprises de recherche au voisinage d’Antibes, accompagnée de la création de milliers d’emplois. Cette magnifique réalisation n’est pas sans liens avec son élection comme sénateur des Alpes-Maritimes, qui lui témoignent d’une profonde estime locale, ainsi qu’au Sénat où son immense culture a été très appréciée.
« Pierre Laffitte a apporté à tous ceux qui ont eu des relations avec lui, comme moi-même et Michel Berry, un amour de la vie et des collaborations diverses et à des niveaux exigeants, un optimisme à tout crin et d’audacieuses réalisations qui lui survivront longtemps. C’était une magnifique figure de polytechnicien, épris de sciences et de technique, éclairé par l’heureux soleil de sa méditerranée natale. »
Noblesse oblige
Michel Berry a connu Pierre Laffitte en 1966 lors du voyage de découverte géologique qu’il faisait à Aubenas dans le cadre de la formation au corps des Mines. « J’ai beaucoup échangé avec lui car c’était un puits à idées comme je n’en avais encore jamais rencontré. Au retour, il me fait venir dans son bureau pour me demander quel stage en entreprise j’aimerais faire pendant le début de ma scolarité. Je lui réponds que j’aimerais aller à l’étranger, lui citant le Viêtnam ou la Côte d’Ivoire. Trois jours plus tard, il me dit qu’il m’a trouvé quelque chose de très bien à la direction internationale de Renault à… Billancourt : le Viêtnam était trop dangereux et ce n’était pas le moment pour la Côte d’Ivoire. J’ai compris qu’il me faudrait être un peu plus directif avec lui la prochaine fois, mais j’ai passé un moment passionnant dans le bureau de José Canetti (40) qui m’a associé à des coups qu’il montait à l’international.
« Pierre Laffitte m’a à nouveau invité pour la deuxième année en me demandant ce que je voulais faire comme stage de recherche. Je lui dis : “N’importe, pourvu que cela me mette en relation avec des gens en désaccord et si possible de mauvaise foi !” Il me répond : “Alors c’est la recherche en gestion qu’il vous faut !” J’ai fait un stage au Centre de gestion scientifique de l’École des Mines (CGS), tout en étant beaucoup chez Renault où j’avais déniché des sujets passionnants.
« En fin de troisième année je ne voyais pas d’un bon œil l’idée d’aller en province contrôler des appareils à pression pendant la phase de “service ordinaire”. Pierre Laffitte en avait-il eu vent, je ne sais, mais il m’invite à nouveau en me disant : “J’ai besoin de vous ! Riveline quitte l’année prochaine la direction du CGS et il faut que vous lui succédiez ! Vous pourriez exercer quelques années, vous faire des relations, puis aller dans l’industrie puisque c’est ce qui vous intéresse.” J’ai accepté sur-le-champ. Le début a été un peu compliqué, puisque Riveline n’avait pas du tout manifesté l’intention de partir, mais j’ai trouvé ma place au CGS, où j’ai passé cinq années passionnantes. Puis l’X a créé en 1972 un centre de recherche en gestion, sur une idée de… Pierre Laffitte, alors membre de la nouvelle commission de la recherche de l’X. Bertrand Collomb, son premier directeur, m’a proposé de lui succéder en 1974, et je suis parti dans une aventure riche et un peu folle.
« Pierre Laffitte était un ardent défenseur de la recherche. Il savait qu’il fallait faire flèche de tout bois pour attirer des ingénieurs des Mines dans un domaine peu valorisé à l’époque. Il n’a pas lésiné sur les moyens avec moi, mais je lui ai été reconnaissant du mensonge vertueux par lequel il a dévié ma trajectoire initiale. Et je pense que je ne suis pas le seul qu’il a attiré dans la recherche avec des moyens quelque peu détournés.
« Une chose m’intriguait chez lui, c’était le nombre de projets fous qu’il lançait, et je lui ai un jour demandé pourquoi il lançait sans cesse des projets aventureux dont l’issue était plus qu’incertaine, et dont la réalisation lui susciterait à coup sûr bien des difficultés. Sa réponse a été décisive pour moi : “En étant ingénieur des Mines, la France me donne la sécurité de l’emploi, un riche réseau de relations et de nombreux privilèges. La seule manière d’assumer ces privilèges est de mener des projets qu’on n’aurait pas pu réaliser si on ne les avait pas ».
« Je me suis dit : voilà un principe qui me guidera dans ma vie. J’en parle régulièrement à des jeunes que cette vision semble galvaniser. L’exemple de Pierre Laffitte pourrait ainsi donner un principe directeur aux corps : noblesse d’État oblige. »