Sosthène Mortenol (X 1880), ou les vertus et les limites de la méritocratie à la fin du XIXe siècle
Le cas de Sosthène Mortenol, premier polytechnicien noir, d’origine guadeloupéenne et fils d’esclave affranchi, n’est pas inconnu de nos lecteurs ; il avait été présenté dans le numéro de décembre 2015. Mais il est suffisamment marquant et surtout suffisamment significatif pour que nous y revenions, sous une forme un peu différente, dans la présente livraison.
En visitant début novembre 2021 le musée de l’École polytechnique (baptisé Mus’X) à Palaiseau, j’ai pris en distribution libre la carte postale d’un portrait sur fond sépia portant au dos la mention « élève MORTENOL Sosthène Héliodore Camille » : ce patronyme m’était totalement inconnu et les prénoms, pour le moins insolites, ont attisé ma curiosité. Dans la « Royale », autrefois férue de sobriquets au sein des « carrés » des officiers embarqués, « Sosthène » était celui de l’amiral Philippe de Gaulle, à moins que ce ne soit une invention ultérieure du Canard enchaîné qui n’appela jamais autrement le fils du Général. Après sa retraite, sénateur de Paris dix-huit ans (1985−2003), « Sosthène » a été centenaire le 28 décembre dernier…
J’ai donc découvert que notre S.H.C. Mortenol était un Guadeloupéen né à Pointe-à-Pitre le 29 novembre 1859, fils d’un esclave qui paya son affranchissement en juillet 1847, avant l’abolition française de l’esclavage l’année suivante, prit ce patronyme et exerça la profession de voilier puis de maître voilier, tournée vers la mer. Il épousa Jeanne Toussaint, couturière, et ils eurent trois enfants dont le dernier fut remarqué par ses enseignants, en raison de ses aptitudes intellectuelles notamment en mathématiques. Le collégien obtint deux demi-bourses, locale et gouvernementale, avec l’appui de Victor Schoelcher, pour payer le passage en bateau puis le pensionnat au lycée Montaigne de Bordeaux, afin de préparer le baccalauréat. En 1880, reçu troisième au concours d’entrée à Saint-Cyr, il préféra Polytechnique, en 19e rang sur 210, ce qui rendit perplexe le commis chargé de remplir la fiche d’identification ; à la rubrique « signes particuliers », il raya « mulâtre » après un gribouillis, pour inscrire finalement « nègre », le qualificatif en usage à l’époque : Mortenol est donc le premier Guadeloupéen, mais surtout le premier Noir à entrer dans la prestigieuse école. Deux Martiniquais mulâtres avaient intégré l’X auparavant, François Auguste Perrinon en 1832, puis Charles Alexandre Wilkinson en 1849.
Le choix de la Marine nationale
À la sortie de l’X à l’été 1882 Mortenol, classé 18e, choisit, le premier de quatre dans sa promotion, la Marine nationale, à la surprise générale puisque le corps des officiers de marine était réputé très conservateur, sinon encore aristocratique, et traversé comme tant d’institutions de l’époque en France de courants antisémites, et aussi de préjugés racistes. Il est cependant difficile de savoir si ces préjugés ont affecté le déroulement de sa carrière, marquée par ailleurs de brillants états de service. En effet sa santé a été fragilisée par un paludisme persistant qui l’obligea à des rapatriements sanitaires depuis l’outre-mer et à divers congés de maladie et de repos, suffisamment réitérés pour aussi l’écarter des responsabilités qui préfiguraient l’accession aux étoiles.
Gaston Monnerville :
« Mortenol a été un admirable exemple ; mieux, un modèle ».
Sans retracer les multiples étapes de son parcours d’officier de manière chronologique, et sur toutes les mers du monde, soulignons une appétence pour l’arme de la torpille : lieutenant de vaisseau en août 1889, il est breveté officier torpilleur fin 1890. Il commande des torpilleurs à Cherbourg, puis à Toulon, et le contre-torpilleur Pistolet ainsi que deux flottilles de torpilleurs en Indochine. Il alterne des postes de défense à terre, dans les grands ports de Toulon, Cherbourg et Brest, et le rôle de « second » comme capitaine de frégate (promu le 7 avril 1904) sur de grands bâtiments (le croiseur cuirassé Bruix, puis le Redoutable, premier cuirassé construit sous la IIIe République), en Extrême-Orient.
L’outre-mer, bien sûr
Outre-mer, Madagascar apparaît comme un aimant pour lui : jeune enseigne sur l’aviso Bisson, il participe de bout en bout (1884 et 1885) à l’expédition française qui aboutit au premier protectorat, avec la concession de Diego-Suarez. Il est ipso facto désigné pour la division navale du corps expéditionnaire de 1894. Il participe à plusieurs combats terrestres en mai et juin, qui lui valent la croix de chevalier de la Légion d’honneur décernée le 19 août 1895. Après la prise de la capitale Tananarive le 30 septembre, il fait partie quelques mois de l’état-major du général gouverneur Gallieni chargé de la pacification. Il est muté par la suite comme second du croiseur Fabert pendant deux ans (1897−1898), mais l’essentiel de cette affectation embarquée consistera à croiser au large de la Grande Île.
Il avait passé deux ans 1887–1889 sur l’Alceste, en ponton à Libreville au Gabon, la frégate à voiles de sa première brève affectation en sortie de l’X. En 1900, il y prend le commandement de l’Alcyon, un aviso à roues qui mène des expéditions sur l’Ogooué. Il sauve un torpilleur allemand désemparé et son équipage, ce qui lui vaut en 1903 de recevoir officiellement la décoration de l’ordre de la couronne de Prusse, je suppose rarissime à l’époque pour un officier français. Sa maîtrise réputée de l’allemand a‑t-elle joué un rôle dans cet épisode ? Il sera cependant rapatrié sanitaire depuis le Gabon, en juin 1902. Il est promu officier de la Légion d’honneur le 14 juillet 1911 à Brest, puis capitaine de vaisseau le 7 septembre 1912, chargé de la défense terrestre du port et de l’arsenal. Il venait de perdre son épouse – une veuve guyanaise – après dix ans de mariage, sans descendant. Lorsque la Grande Guerre éclate, son âge et sa santé l’écartent du service à la mer.
Une Grande Guerre très méritoire
Apprenant le décès d’un collègue capitaine de vaisseau, il sollicite du « commandant du camp retranché de Paris » de prendre sa suite comme responsable de la défense antiaérienne, dite DCA (pour défense contre aéronefs). Se souvenant de son service à Tananarive vingt ans plus tôt, Gallieni accède aussitôt à la requête début juillet 1915. Mortenol déploie tous ses talents, depuis le QG sis au lycée Victor-Duruy. Il multiplie les postes de guet, dotés de bonnes liaisons téléphoniques, et développe l’éclairage du ciel. Ainsi la DCA, dotée d’un projecteur de moyenne puissance à sa prise de fonctions, en aura 65 de grande portée – dont ceux du mont Valérien si bien placés – au jour de l’armistice. Il promeut l’utilisation de vraies armes antiaériennes : les 10 canons de 75 disponibles en 1915 avaient une élévation limitée à 45 degrés ; il fait aussitôt expérimenter un modèle susceptible de tirer à la verticale et, à l’été 1918, pas moins de 200 seront en service. Il commande ainsi près de 10 000 hommes, avec un zèle infatigable. On comprend aisément que, à la limite d’âge de son grade en 1917, le gouverneur militaire Maunoury et le ministre de la Guerre Paul Painlevé décidèrent de le transformer en colonel d’artillerie de réserve (à la limite d’âge plus reculée), maintenu en activité pour la durée du conflit. Il ne quittera le service actif qu’en mai 1919. Le 16 mai 1920 il est promu commandeur de la Légion d’honneur, avec la citation suivante : « Officier supérieur du plus grand mérite, à son poste jour et nuit pour veiller sur Paris, assure ses fonctions avec un rare dévouement et une compétence éclairée. » La distinction lui sera remise en octobre 1921 lors d’une prise d’armes aux Invalides.
Une postérité insuffisante
Dans sa retraite, fidèle à son mentor Schoelcher, notre héros s’emploie avec discrétion à améliorer le sort de ses compatriotes antillais. Il meurt le 30 décembre 1930 et est enterré à Vaugirard. Intelligent, sérieux et appliqué, modeste et doté de grandes qualités de cœur et d’esprit, courageux pour affronter avec élégance un milieu réticent au fur et à mesure de son ascension sociale, se heurtant à ce que nous nommerions un siècle après un « plafond de verre », certainement capable de hautes responsabilités militaires et maritimes dont il a été écarté, Sosthène Mortenol demeure quand même un bel exemple de l’« assimilation » républicaine. Selon le mot du président du Conseil de la République, descendant d’esclaves guyanais, Gaston Monnerville, en 1950 : « Mortenol a été un admirable exemple ; mieux, un modèle. » Il est certes tombé dans l’oubli, sauf dans sa ville natale : sa statue en pied entourée de deux canons tournés vers la mer a été érigée en 1995 dans la zone portuaire de Pointe-à-Pitre, après que son nom a été donné à une rue de la ville, puis à une cité ; une plaque y signale sa maison natale. Néanmoins la vedette SNSM d’Hendaye s’appelle CV Mortenol ; une rue du Xe arrondissement a été baptisée à son nom en 1984 par le maire de Paris ; un timbre a été édité en son honneur en 2018 ; une plaque a été apposée au sein du lycée Victor-Duruy.
Les citations qui suivent concernant Mortenol montrent la difficulté d’être un pionnier dans un milieu hiérarchisé
et les préjugés raciaux qu’il a souvent eu à affronter.
Lors du bizutage à l’entrée de l’X à l’automne 1880 : « … Si tu es nègre, nous sommes blancs ; à chacun sa couleur, et qui pourrait dire quelle est la meilleure ? Si même la tienne valait moins, tu n’en aurais que plus de mérite à entrer dans la meilleure école du monde, à ce qu’on dit : tu peux être assuré d’avoir toutes les sympathies de tes ans (anciens). Nous t’avons côté parce que l’admission d’un noir à l’X ne s’était jamais vue ; mais nous ne songeons pas à te tourner en ridicule ; nous ne voyons en toi qu’un bon camarade auquel nous sommes heureux de serrer la main. »
Notation du « pacha » du Fabert en août 1896 : « M. Mortenol est un excellent officier dont j’ai déjà eu l’occasion d’apprécier les services. La seule chose qui lui soit préjudiciable est sa race et je crains qu’elle soit incompatible avec les positions élevées de la Marine que son mérite et son instruction pourraient peut-être lui permettre d’atteindre sans cela. »
En 1903, le LV Mortenol sollicite d’entrer à l’École supérieure de la Marine, dénomination de l’époque de l’École de guerre (navale). Le préfet maritime de Brest le place en tête des cinq candidats qu’il propose, mais il ne sera pas sélectionné : sa couleur de peau y est certes pour une part, mais il ne faudrait pas oublier son âge déjà un peu élevé, sinon sa santé.
Le chef de bataillon Pierret à la tête du 3e bureau de l’état-major du CRP commente : « Le successeur du commandant Prêtre, le capitaine de vaisseau Mortenol est arrivé aujourd’hui pour prendre le commandement de la DCA. C’est un nègre. On est plutôt surpris de voir ce noir pourvu de cinq galons et officier de la Légion d’honneur. Il paraît qu’il est très intelligent, c’est un ancien polytechnicien. »
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J’ai plus que largement contribué à l’article que l’encyclopédie Wikipedia consacre à Sosthène Héliodore Camille Mortenol (https://fr.wikipedia.org/wiki/Camille_Mortenol). Camille a un frère aîné Eugène André, né à Pointe-à-Pitre le 7 juin 1856 et une sœur cadette Marie Adèle, née à Pointe-à-Pitre le 27 juin 1858.
Un certain mystère plane sur sa vie. Le registre d’état-civil de Pointe-à-Pitre mentionne en effet à la date du 25 juin 1885 le décès d’un certain Sosthène Héliodore Camille Mortenol, né le 29 novembre 1859, fils d’André Mortenol et de Julienna Toussaint, décès publié également dans Le Courrier de la Guadeloupe : « 25 – Mortenol (Sosthène-Eléodore-Camille), âgé de vingt-six ans, voilier ». Le défunt déclaré aurait-il usurpé l’identité de quelqu’un toujours en vie ?
Dans son ouvrage “Mortenol, ou, Les infortunes de la servitude,” Oruno Denis Lara se penche sur cette énigme.
Selon lui, André Mortenol, le père de famille, convaincu par des amis des chances éventuelles de réussite scolaire de son fils aîné Eugène André, brillant élève à l’école communale de Pointe-à-Pitre, l’aurait inscrit au séminaire-collège diocésain de Basse-Terre sous l’identité de Camille, moins doué que son frère.
Le changement d’identité peut s’opérer discrètement, loin de Pointe-à-Pitre où la famille a des parents et amis. Ce rajeunissement de trois ans aurait permis au désormais dénommé Sosthène Héliodore Camille de poursuivre des études secondaires jusqu’au baccalauréat puis des études supérieures gratuites sans soupçonner le destin qu’elles lui offriraient
Les pièces du dossier du:Service Historique de la Marine semblent également confirmer la substitution volontaire (reste à savoir qui, dans l’administration, l’a organisée) et l’attribution à l’aîné des prénoms du cadet pour l’obtention des bourses, prénoms que l’Histoire lui conserve.