Erich Kleiber, un maître
Dites ces mots – ma vie – et retenez vos larmes
Louis Aragon, Il n’y a pas d’amour heureux (in Le Roman inachevé)
Erich Kleiber (1890−1956) aura été un des très grands chefs d’orchestre des quarante années qui entourent la Deuxième Guerre mondiale, l’égal d’un Toscanini, d’un Bruno Walter, d’un Furtwängler. Qui s’en souvient aujourd’hui, alors que sa renommée s’est estompée au profit de son fils Carlos (auquel un homme politique de premier plan, membre de l’actuel gouvernement français, a consacré un ouvrage) ? La publication par Decca de l’intégrale des enregistrements d’Erich Kleiber pour la firme met fin à cet oubli et vient rappeler opportunément l’extraordinaire personnalité de ce chef viennois.
L’art d’Erich Kleiber se distingue par quatre caractéristiques : l’obsession quasi fanatique d’être fidèle à la partition et le refus de toute interprétation subjective, le souci méticuleux du détail qui l’amène à moduler une nuance à l’intérieur d’une même mesure, la précision des attaques, enfin la dramatisation, sans doute héritée de Mahler dont il fut le disciple ; le but de la musique n’est pas de divertir, au sens pascalien du terme, mais de mettre l’homme face à son destin et à ses interrogations fondamentales : la vie, l’amour, la mort, Dieu…
Un enregistrement du coffret illustre cela à lui seul, celui du Chevalier à la rose à la tête du Philharmonique de Vienne (1954), avec trois grandes sopranos du XXe siècle, Maria Reining (la ‑Maréchale), Sena Jurinac (Octavian) et Hilde Gueden (Sophie). La musique de Richard Strauss, thèmes inoubliables, orchestration d’une extrême finesse et d’une grande puissance, nécessite une direction d’une parfaite exigence, et aucun des enregistrements auxquels nous avons comparé celui de Kleiber n’atteint à cette clarté et cette rigueur. Mais le plus fort est cette dramatisation sous-jacente tout au long de l’opéra, qui éclate à la fin : vous ne pourrez pas écouter les adieux de la Maréchale sans ce sanglot de fond de gorge qui révèle que vous avez été touché au plus profond.
On retrouve cette exigence, cette clarté et cette émotion tout au long de ces enregistrements : la Symphonie Pathétique de ‑Tchaïkovski, comme on pouvait s’y attendre, la 4e Symphonie du même ; de Beethoven les Symphonies 3 (deux versions), 5 (ah, cette attaque initiale !), 6 (deux versions), 7, 9 ; les Symphonies 39 et 40 de Mozart ; la 9e Symphonie de Schubert ; un superbe enregistrement des Noces de Figaro avec une distribution de rêve : Lisa Della Casa (la Comtesse), Hilde Gueden (Suzanne), Cesare Siepi (Figaro), Suzanne Danco (Chérubin) et le Philharmonique de Vienne.
Erich Kleiber fit preuve de la même exigence dans sa vie et ses choix. En 1935, il quitta Berlin – à la différence de tant d’autres, tel Furtwängler qui dirigea un concert pour l’anniversaire d’Hitler – pour protester contre le régime nazi. En 1939, il annula son contrat avec la Scala de Milan avec ces mots d’explication : « J’apprends que les Juifs ne sont pas autorisés à entrer à la Scala. Tout le monde devrait avoir autant droit à la musique qu’à l’air et aux rayons de soleil. Si, en ces temps difficiles, cette consolation est refusée à des êtres humains pour des raisons de race et de religion, alors, en tant que chrétien et artiste, je ne peux plus coopérer. »
1 coffret de 15 CD DECCA