Arthur Pivin (2010), « Il faut revenir au rôle du scientifique dans la transition énergétique »
NeXt, l’association d’écologie et de promotion de la transition durable des modes de vie à l’École polytechnique, a rencontré Arthur Pivin (2010) lors d’une table ronde de X Urgence écologique, un collectif de polytechniciens engagés dans la transition environnementale. Consultant chez Carbone 4, le cabinet de conseil sur les enjeux énergie et climat cofondé par Alain Grandjean (75) et Jean-Marc Jancovici (81), Arthur s’est orienté vers la recherche et l’action environnementales dès les rangs de l’École, et il s’est spécialisé dans les puits de carbone et la biodiversité, expertises qu’il développe aujourd’hui au sein de Carbone 4.
Peux-tu te présenter ainsi que ton parcours ?
Arthur Pivin : Je suis un X2010 et, lors de mes années à l’X, j’ai suivi le parcours d’approfondissement SDE (sciences et défis de l’environnement) et j’ai ensuite effectué ma 4A au Chili. J’ai décidé de rester en Amérique du Sud pour une année de césure, ce qui m’a donné l’occasion de découvrir la culture des communautés indigènes et de me sensibiliser à la cause et à la protection de la forêt amazonienne et au rôle des communautés locales et indigènes dans cette préservation.
À mon retour en France, j’ai travaillé un an et demi chez PwC en conseil en développement durable. Après cette première expérience, j’ai débuté un CDI chez PUR Projet, une entreprise qui a développé le concept d’Insetting. Cela consiste à accompagner les entreprises dans l’intégration de la problématique climat au sein de leur chaîne de valeur, afin de régénérer, dynamiser et préserver les écosystèmes dont elles dépendent. Cette entreprise française était à l’époque dirigée par un X2002 qui cherchait quelqu’un pour être son bras droit, quelqu’un qui puisse faire un peu de tout, lancement et suivi de projet, quantification carbone, etc., mais qui puisse aussi se déplacer pour suivre les projets.
Pendant trois ans et demi, j’ai travaillé en « ultra-mobilité », six à huit mois par an aux quatre coins du monde (donc avec une empreinte carbone monumentale, mais pour une bonne cause) afin de suivre l’exécution de projets de conservation, reforestation, agriculture durable, avec une composante sociale très forte. Mon job était très atypique car je devais parfois partir pour deux jours de marche à travers montagnes et forêts pour parler de conservation dans de petits villages. J’ai travaillé avec des communautés au Brésil, au Pérou, en Ouganda, aux Philippines, en Éthiopie, en Inde…
Cette expérience fut très complémentaire de ma formation de polytechnicien, car j’étais souvent face à des individus dont je ne parlais pas la langue, qui ne savaient pas forcément lire ou écrire, avec qui je devais échanger pour finalement faire le lien avec des financeurs. Ça demande une forme d’intelligence très différente des compétences que l’on développe à l’X. C’est cette expérience qui m’a donné une expertise sur le concept de puits de carbone, qui consiste à séquestrer du carbone dans des puits ; dans les forêts, mangroves, etc. Je suis chez Carbone 4 depuis mars 2021 pour développer cette expertise « carbone vivant ». Ils connaissent très bien la partie carbone industriel mais voulaient quelqu’un pour développer la partie de la séquestration carbone, la biomasse, etc. Je vais maintenant développer la pratique biodiversité.
Selon toi, quel est le rôle d’un ingénieur dans la transition environnementale ?
Arthur Pivin : Pour moi le rôle d’un ingénieur, c’est avant tout le rôle d’un scientifique ayant la capacité d’informer le grand public. La science est une source d’information objective qui permet d’indiquer quels sont les impacts réels du climat et le rôle de l’homme là-dedans. La science permet également d’évaluer différentes solutions pour résoudre ce problème. Par exemple, on entend souvent dire qu’il faut planter des arbres pour résoudre la crise climatique ; il y a en effet énormément de fantasmes autour de cela, mais il faut savoir dans quelle mesure le faire et comment le faire. C’est grâce aux résultats d’études scientifiques que l’on peut trouver une réponse. Les scientifiques ont pour rôle d’apporter de l’information au débat public, d’établir la réalité des impacts de la crise climatique et d’évaluer les potentielles solutions.
Le second rôle des ingénieurs selon moi est de proposer des solutions technologiques. Nous pouvons diviser la solution au problème climatique en deux parties. Une partie va consister à changer nos habitudes, par exemple ne plus partir au bout du monde pour un week-end, et ainsi adopter un mode de vie plus sobre. C’est le concept de la sobriété. La deuxième partie consiste à améliorer nos pratiques et nos technologies, par exemple déployer un réseau de trains efficace, inventer une agriculture durable, ou encore développer des solutions de production d’électricité bas carbone. Au passage, nous savons aujourd’hui que le développement technologique seul ne suffira pas à résoudre la crise climatique. Nous ne pouvons pas garder le même mode de vie en améliorant les technologies.
Un troisième rôle, qui est peut-être le plus important, c’est le rôle que les polytechniciens peuvent avoir en exerçant une influence dans la sphère économique et politique. Les polytechniciens ont un accès privilégié aux postes à responsabilité et peuvent par conséquent exercer une influence sur les choix sociaux et économiques. Un polytechnicien peut faire peser son influence au sein de l’organisation dans laquelle il travaille.
Finalement un ingénieur, c’est un individu qui a des choix personnels à faire, lesquels vont concerner son empreinte carbone. Nous avons tous un rôle à jouer dans ce que nous consommons, la manière dont nous travaillons et interagissons avec nos proches. Nous avons donc tous un rôle personnel à jouer dans la transition.
Quel est un exemple type de mission dans ton rôle actuel ?
Arthur Pivin : Il y a deux missions types. La première c’est du développement méthodologie lié aux puits de carbone. Nous avons un gros chantier chez Carbone 4 qui s’appelle la Net Zero Initiative, je travaille sur la dimension puits de carbone de cette initiative. Cela consiste à déterminer comment les comptabiliser et comment proposer une approche alignée avec la science et les rapports du GIEC. L’autre type de mission concerne l’accompagnement d’une entreprise dans sa réduction d’émissions, à travers notamment une stratégie de puits de carbone. On va donc étudier la chaîne de valeur pour voir s’il y a des séquestrations faisables. On va regarder l’activité et trouver un projet en lien avec l’entreprise, afin de déterminer s’il y a des cobénéfices potentiels en termes de biodiversité par exemple. Nous gardons toujours en tête que la priorité est la réduction des émissions.
Est-ce que toutes les industries peuvent suivre une telle stratégie ? Est-ce que certains secteurs manquent à l’appel ?
Arthur Pivin : Dans l’ensemble, le sujet climat explose et nous avons beaucoup de demandes. Il existe des secteurs pour lesquels il y a plus d’intérêt à suivre une telle stratégie, notamment si, dans la chaîne de valeur, il y a des puits de carbone. Par exemple, une entreprise qui a un fort amont agricole ou un lien avec les forêts peut, à l’intérieur de son périmètre d’activités, générer des séquestrations de manière plus naturelle qu’une entreprise qui doit investir dans un projet tiers. Ce que l’on appelle l’Insetting, capturer les émissions au sein de sa chaîne de valeur, ce qui permet de travailler directement sur son impact.
Une entreprise qui n’a pas de puits de carbone dans sa chaîne de valeur peut-elle être neutre, en compensant ses émissions ?
Arthur Pivin : Chez Carbone 4, on ne croit pas qu’un produit, un service ou une entreprise puisse être neutre. Ce qui est neutre c’est un territoire, car c’est un équilibre physique entre un flux d’émissions et un flux de séquestrations. Même si une entreprise achète des crédits qui correspondent à la somme de ses émissions, ce n’est pas pour autant qu’elle n’a pas d’impact sur le climat. Notamment, il y a beaucoup d’incertitudes sur la quantification et la permanence de la séquestration carbone. Et, dans tous les cas, nous ne sommes pas en mesure d’absorber toutes les émissions, donc nous devons les réduire, par 4 ou 5.
Alain Grandjean et Julien Lefournier citent dans leur livre L’illusion de la finance verte l’étude « Faire sa part ? » de Carbone 4, qui quantifie à 25 % la part du bilan carbone à la portée des individus, si chacun adoptait un comportement qualifié d’héroïque, c’est-à-dire minimisant l’émission de GES : changement de son alimentation, chauffage réduit, effort portant sur la mobilité, etc. Il reste donc toujours une part de 75 % des efforts à faire qui sont de la responsabilité du système sociotechnique. Faut-il miser alors sur les prouesses technologiques pour résoudre cette crise ?
Arthur Pivin : L’impact carbone, c’est le produit de tout ce que nous consommons multiplié par le facteur moyen de ce que nous consommons. Il y a donc plusieurs moyens de le réduire. Premièrement : consommer moins d’une certaine chose. Par exemple, réduire notre volume de déplacement en avion. Ensuite, opérer un report technologique sur certaines de nos consommations. Par exemple, remplacer certains de nos déplacements en avion par des déplacements en train. Enfin, améliorer la performance carbone d’un moyen donné. Par exemple, créer des trains plus économes en énergie ou réduire le facteur carbone de l’électricité afin que les trajets en train émettent moins. La technologie a donc bien un rôle, mais il ne faut pas tout attendre d’elle. Notre impact carbone dépend avant tout de nos modèles de consommation.
“Il faut consommer moins, consommer autre chose
et améliorer notre consommation.”
Étant donné le niveau d’urgence écologique, nous ne pouvons pas nous permettre de nous priver d’un de ces leviers. Ce qui veut dire que nous avons aussi besoin en effet d’améliorations technologiques pour résoudre cette crise. Mais ce n’est ni la seule dimension du problème, ni la plus prioritaire selon moi.
Lorsque l’on écoute des professionnels du secteur énergétique, des politiques, des économistes, les avis divergent sur la feuille de route à suivre pour résoudre la crise climatique. Certains vont dire que l’énergie solaire n’est finalement pas si efficace, car le cycle de vie du produit émet beaucoup de carbone. Les conflits d’intérêts rendent difficile le développement d’un consensus universel. Comment faire pour établir une feuille de route à suivre ?
Arthur Pivin : En tant qu’ingénieurs, nous sommes habitués à résoudre des problèmes complexes mais parfaitement définis. Dans la réalité, il faut souvent s’attaquer à des problèmes mal définis, ce qui complique les choses. C’est particulièrement vrai dans le cas de la crise climatique. Effectivement, chacun défend ses intérêts et son point de vue, mais c’est à ce moment-là qu’il faut revenir au rôle du scientifique dans la transition énergétique car, lorsqu’il y a un débat sur le nucléaire ou le solaire, il faut se dépassionner et avoir une réflexion objective.
Évidemment, une structure comme EDF va défendre le nucléaire et Neoen va défendre le solaire, mais un scientifique doit savoir examiner des analyses de cycle de vie chiffrées, accepter que l’on ne trouvera pas forcément la meilleure solution et arbitrer selon la viabilité d’une solution. Il faut savoir faire un aller-retour permanent entre un monde parfait où l’on essaye de calculer absolument tout et, à un moment, faire des choix pragmatiques.
On peut ici parler à nouveau de l’importance de la sobriété. Nous pouvons débattre des années sur l’impact carbone d’un mégawattheure solaire et d’un mégawattheure nucléaire, mais le meilleur mégawattheure reste celui que l’on ne produit et ne consomme pas.
Quelles sont les ressources (livres, films, articles, revues…) qui ont forgé ta vision des enjeux liés à l’environnement et à l’écologie ?
Arthur Pivin : Avec X Urgence écologique, un des projets que nous avons est de monter une bibliothèque de ressources. Selon moi, la ressource de base reste le rapport du GIEC. Les conférences de Jean-Marc Jancovici (81) parlent à la communauté des ingénieurs. Il est aussi important de coupler les ressources scientifiques avec la sociologie et la philosophie de l’environnement. Par exemple, la question de la résistance psychologique au changement de comportement dans la transition est très importante. Un livre passionnant sur le sujet est Le Bug humain : Pourquoi notre cerveau nous pousse à détruire la planète et comment l’en empêcher de Sébastien Bohler (92), un polytechnicien qui s’intéresse aux freins neuroscientifiques. Un autre livre que je recommande est Le Syndrome de l’autruche : Pourquoi notre cerveau veut ignorer le changement climatique de George Marshall, avec une préface de Cyril Dion.
J’écris moi-même un roman sur le sujet en ce moment. C’est un roman d’apprentissage qui s’attache à explorer la possibilité d’une écologie séduisante. Søren, le narrateur et personnage principal, se trouve sous le feu d’un conflit intérieur entre une injonction « esthétique » à vivre une vie riche et intense, et une injonction « éthique » qui lui provient de la prise de conscience de l’urgence écologique et l’invite à peser l’impact de ses actions.
Il ne veut renoncer ni à l’une ni à l’autre, c’est-à-dire qu’il refuse de feindre d’ignorer les désordres du monde comme il refuse de leur sacrifier l’intensité de sa vie. Il lui faut donc apprendre à mettre l’un au service de l’autre, c’est-à-dire à construire une voie dans laquelle son engagement pour le vivant servira également son existence individuelle. […]
À ce sujet, quel est selon toi le meilleur moyen pour NeXt de sensibiliser les élèves sur le campus ? Nous avons une rubrique dans l’IK dans laquelle nous partageons des infographies, des résumés de conférences, mais également des articles qui concernent le mode de vie des polytechniciens directement (bilan carbone des voyages de sections). Comment encourager nos camarades sans être donneur de leçon ?
Arthur Pivin : Lorsque l’on fait de la sensibilisation, l’agacement est assez naturel, car les gens peuvent nous reprocher d’adopter un discours moralisateur. Il est important de souligner que vous ne voulez pas culpabiliser les gens, il ne faut pas nécessairement dire aux gens d’arrêter d’aller en République Dominicaine par exemple, il faut simplement prendre conscience de l’impact que cela a. La mesure est une très bonne manière de sensibiliser, car c’est objectif et par conséquent non attaquable.
Par rapport à un voyage de section, qui a pour but la cohésion, c’est peut-être possible de faire un voyage plus proche, par exemple dans le sud de la France, en Italie ou en Espagne, qui sont des endroits accessibles en train. Vous pouvez ensuite encourager les gens à faire une année sabbatique, où l’on va prendre un avion pour six mois ou un an, faire un vrai voyage, apprendre une langue, découvrir une culture… et finalement repenser non seulement l’efficacité carbone de son voyage, mais encore se servir de cette occasion pour imaginer de nouveaux modes de voyages, plus profonds et plus satisfaisants que les anciens.
Article initialement paru dans l’IK n° 1399 du 15 décembre 2021. Merci à Helen Sands (2020) et à la rédaction de l’IK pour l’aimable reproduction de cet article.