La haute fonction publique européenne, un bastion à reconquérir
La France s’est laissée progressivement déclasser dans son implantation au sein du personnel européen, et par voie de conséquence dans ses capacités d’influence interne aux organismes européens. Il est urgent de restaurer cette capacité d’influence au moyen d’une politique volontariste d’implantation de nos hauts fonctionnaires expérimentés.
La France a inspiré, à son origine, le statut de la fonction publique européenne. Mais au fil du temps la fonction publique européenne a développé un modèle qui lui est propre. L’influence nationale au sein de l’Europe reste un sujet sensible. La création de passerelles entre fonctions publiques et les initiatives d’échange de fonctionnaires participent à un meilleur dialogue entre les États et les institutions européennes.
D’un modèle « français »…
La haute fonction publique européenne s’est constituée dès la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier. Cette fonction publique « de carrière », recrutée par concours avec de très nombreuses passerelles entre les fonctions publiques d’État ou les partis politiques, a toujours coexisté avec de nombreux agents contractuels et des mises à disposition de fonctionnaires nationaux ou d’agents d’entreprise publique par l’intermédiaire du statut des experts nationaux détachés. La langue dominante de travail, et par conséquent l’esprit régnant au sein des institutions, demeurait le français jusqu’au milieu de la présidence de Jacques Delors, lors de l’accession des trois États membres suivants : Autriche, Suède, Finlande. Dans l’écosystème européen foncièrement multiculturel et multilingue s’est alors progressivement imposée une langue de travail dominante qui est l’anglais.
REPÈRES
La fonction publique européenne statutaire comprend environ 40 000 agents statutaires, dont 30 000 à la Commission européenne. La fonction publique européenne statutaire comprend pour l’essentiel deux catégories d’agents, celle des assistants et secrétaires, et celle des administrateurs.
Différents métiers existent au sein des administrateurs : auditeurs, généralistes, médecins, vétérinaires, etc., et les concours de recrutement sont organisés ad hoc. Les nombreuses agences de l’Union européenne recrutent également des agents contractuels.
Par ailleurs, 30 000 représentants d’intérêt évoluent autour de la Commission et sont nécessaires au fonctionnement de celle-ci. Les rémunérations sont attractives. Elles débutent pour le premier grade, premier échelon d’administrateur, à 3 000,59 euros mensuels, pour culminer dans le 16e grade, 5e échelon, à 20 768,57 euros.
S’y ajoutent des indemnités réglementaires diverses pour expatriation.
En outre le fonctionnaire européen paye ses impôts sur le revenu à l’UE selon un barème particulier, qui se révèle plus avantageux que le barème français.
… à un modèle sui generis
À la suite des difficultés de la Commission Gaston Thorn et de la commissaire française Édith Cresson, une réforme profonde de la fonction publique européenne a eu lieu au début des années 2000 avec la nouvelle Commission Barroso. Les idées du New Public Management ont alors imprégné la réforme conduite par le commissaire britannique Sir Neil Kinnock. Les États membres ont accepté une fermeture de la haute fonction publique européenne recrutée uniquement sur concours et de carrière, dorénavant sans perméabilité comme auparavant avec les fonctions publiques nationales. En échange, une baisse générale des rémunérations a été acceptée et « vendue » aux hauts fonctionnaires communautaires, en compensation de l’arrêt de la concurrence des fonctionnaires nationaux pour l’accès aux postes de direction les mieux rémunérés. La réforme s’est parachevée au début des années 2010, avec la création de l’Office européen de sélection du personnel (EPSO), qui a mis en place un nouveau système de recrutement unifié et totalement inspiré du public management. Alors qu’auparavant la culture européenne servait de fondement au recrutement des concours européens, maintenant ce sont les « savoir-faire » (compétences) et « savoir-être » qui sont mis en avant.
L’imposition de la mobilité
Parallèlement, une obligation de mobilité a été mise en place. Si l’on veut progresser dans la carrière européenne, il faut changer de poste tous les cinq ans. Cela a permis, dans une certaine mesure, d’instaurer une sorte de spoil system au niveau de l’encadrement supérieur, avec un changement de personnel à la suite de chaque changement de Commission. Par cette mobilité, le Collège des commissaires peut disposer rapidement d’une administration acquise au programme qu’il doit mettre en place. Cela a également permis d’éviter la constitution de baronnies et de restreindre le poids dominant de la Commission européenne, où des fonctionnaires très stables sur les dossiers les maîtrisaient mieux que les États membres où la mobilité était plus forte.
La France a suivi, sans pouvoir l’influencer, ce double mouvement en tentant de s’en inspirer, tout en le regrettant. Cette réforme mise en œuvre par des hommes politiques et des hauts fonctionnaires britanniques, associée à l’entrée de nouveaux États membres, au recul de la langue française, à l’introduction de cadres de gestion administratifs anglo-saxons et au départ à la retraite des piliers historiques, a conduit, de notre point de vue, à éloigner la fonction publique européenne et la fonction publique française.
La gestion des ressources humaines de l’Union européenne
La gestion des ressources humaines au sein des institutions s’est, d’un autre point de vue, professionnalisée. Depuis la fin des années 2000, les processus de gestion de ressources humaines sont identifiés et décrits, comme si la gestion des ressources humaines obéissait à un processus qualité. Ainsi, la gestion des ressources humaines comprend une dizaine de processus, depuis le recrutement jusqu’à la gestion de la retraite, en passant par la formation, la promotion, la mobilité, les enjeux spécifiques comme la parité, les questions de rémunération, les questions statutaires, les questions de motivation, les questions des avantages sociaux. Tous ces éléments sont gérés, articulés les uns avec les autres et au sein de chacune des institutions de l’Union européenne (Commission, Parlement européen, Conseils, etc.), les directions générales des ressources humaines de chaque institution en assurant le pilotage. Bien qu’il y ait un statut, il n’y a pas de direction générale des ressources humaines pour l’ensemble de la fonction publique européenne. Mais il y en a une unique pour la Commission, qui gère ainsi plus de la moitié des agents des institutions.
L’influence nationale dans la fonction publique européenne
Du point de vue de l’administration française, on ne peut que constater que les liens entre les fonctions publiques européenne et nationale se sont distendus au fil des décennies. La présence nationale est un enjeu de pouvoir tant pour les gouvernements, qui trouvent au sein des réseaux des relais d’influence, que pour les agents dont la carrière se fait en grande partie par les liens tissés au cours des années. La France peut-elle se passer d’une telle présence ? Doit-elle se contenter d’un simple leadership politique de haut niveau – traditionnellement privilégié par la France au détriment des positions de management intermédiaire – ou doit-elle réinvestir dans des relais opérationnels au sein des institutions ? Une présence nationale, c’est une capacité à faire valoir une vision, des priorités, des principes, des normes qui sont les nôtres, c’est proposer des organisations et des systèmes plus aisément compatibles avec ceux en vigueur en France, c’est avoir les relations pour mieux comprendre nos partenaires et leur situation.
L’Allemagne a mis en place une vraie stratégie de repositionnement depuis une dizaine d’années, associant habilement le niveau politique et administratif, stratégie qui repose beaucoup sur des députés européens stables, des présidents d’institution et des cadres de haut niveau qui gardent des liens étroits avec l’administration nationale. Ainsi, par exemple, des représentants allemands président toutes les institutions financières de Luxembourg : Banque européenne d’investissement, Mécanisme européen de stabilité et Cour des comptes européenne. La réforme de la fonction publique nationale ne peut donc faire l’impasse d’un débat sur l’« exportation » de ses talents et sur des parcours plus européanisés de sa haute fonction publique. Elle doit également s’impliquer pour continuer d’ouvrir plus largement la fonction publique européenne aux ressortissants français.
Les passerelles vers la fonction publique européenne
La France mérite de considérer les institutions européennes comme un passage ou un débouché de carrière des hauts fonctionnaires français expérimentés. Il existe plusieurs mécanismes permettant de passer de l’administration française ou du privé vers certaines institutions européennes. Le dispositif des experts nationaux détachés (END) (ce qui signifie « mis à disposition ») permet une respiration entre les fonctions publiques. Souvent cette respiration est dans un seul sens, vers les institutions européennes, et la question de la valorisation de cette expérience lors du retour dans l’administration nationale demeure un point clé, insuffisamment pris en compte à ce jour. La durée du détachement est limitée à quatre ans, six exceptionnellement. Plus de 1 500 END travaillent dans les institutions (1 000 à la Commission, 500 dans le Service européen pour l’action extérieure, SEAE).
“L’Allemagne a mis en place une vraie stratégie de repositionnement.”
Le statut de la fonction publique européenne prévoit un accès direct, mais sur concours, pour des fonctions de haut niveau (DG, directeur, chef d’unité) à la Commission, chefs de délégation au SEAE… pour lesquelles une représentativité nationale est recherchée, ou pour des postes d’agents temporaires. Ces derniers cas sont rares sauf au SEAE où près d’un tiers de l’effectif des administrateurs est constitué d’agents détachés des services diplomatiques nationaux et recrutés sur statut d’agent temporaire. Mais l’élargissement des compétences de l’Europe et de son rôle opérationnel, notamment via des institutions ou agences spécialisées, ouvre de vraies occasions de carrière pour contribuer à la construction européenne, sans qu’il soit nécessaire d’avoir un statut de fonctionnaire européen.
Les institutions européennes spécialisées recrutent sur contrat pour tout ou partie de leur personnel. C’est par exemple le cas des institutions financières comme la Banque européenne d’investissement, le Mécanisme européen de stabilité ou la Banque centrale européenne, qui ont leurs propres cadres d’emploi et qui recrutent leurs agents sans condition de statut. Ces institutions recrutent ainsi des cadres expérimentés ayant une expérience dans le privé comme dans le public, en fonction des besoins spécifiques des postes à pourvoir.
Une nouvelle dynamique ?
La présidence portugaise de l’UE a lancé une dynamique en faveur de la mobilité et de l’échange de fonctionnaires, qui a été poursuivie par la présidence française. La « déclaration de Strasbourg » sur les valeurs et défis communs aux administrations publiques européennes et la récente stratégie en matière de ressources humaines de la Commission prévoient d’encourager la mobilité européenne (entre institutions européennes et avec les États membres) pour ses cadres intermédiaires grâce à l’extension du programme EU Leadership.
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Actuellement existent pour les jeunes Français(es) 8 voies d’accès au cycle « Ingénieur polytechnicien :
• 4 places pour les étudiants issus de la filière MP – option informatique
• 80 places pour les étudiants issus de la filière MP – option physique et sciences de l’ingénieur
• 132 places pour les étudiants issus de la filière PC
• 57 places via la banque d’épreuves X‑ENS Paris-Saclay dans la filière PSI
• 11 places dans le cadre de la Banque nationale d’épreuves de la filière PT
• 13 places pour les étudiants issus de la filière BCPST (Biologie Sciences de la Terre)
• 2 places au Concours commun Mines-Ponts dans la filière TSI
• 32 places pour les étudiants issus des Universités.
L’ajout d’une voie pour les élèves de « Khâgnes scientifiques’ (ou B/L) permettrait de former des diplômés de l’X d’un profil vraisemblablement très compétitif lors des concours d’accès à la haute fonction publique européenne.
En effet, les khâgnes B/L proposent un cursus très ouvert sur le monde (sciences sociales, histoire contemporaine, littérature, philosophie, langues vivantes) incluant 6 heures hebdomadaires de mathématiques de haut niveau étudiées dans une approche semblable à celle des CPGE scientifiques.
Actuellement les meilleurs élèves de ces khâgnes rentrent à l’ENS Ulm, traditionnellement tournée vers la recherche et l’enseignement. L’X pourrait proposer un cursus concurrent plus tourné vers les hautes fonctions administratives, en particulier internationales
Voir à ce sujet l’article paru en janvier 2022 :
https://www.lajauneetlarouge.com/rendre-lacces-a-lx-possible-a-des-litteraires/