Crise énergétique : de nouvelles perspectives pour le nucléaire civil
En l’espace de quelques mois, le nucléaire a changé d’époque. Il est désormais reconnu comme une partie de la solution à la crise énergétique que nous connaissons. Quelques ingrédients pour réussir ce nouveau printemps du nucléaire. Le présent article n’engage bien sûr que son auteur.
Depuis l’automne 2021, le paysage énergétique a changé d’époque. La relance économique qui a suivi le cœur de la crise Covid a conduit à une augmentation très forte des prix de l’énergie et de l’électricité en particulier. La guerre en Ukraine en février 2022 a accéléré cette tendance. En août 2022, en pleine période de calme estival, les prix de l’électricité ont dépassé les 1 000 €/MWh, du jamais vu. Rappelons qu’ils se situaient depuis plus d’une quinzaine d’années dans une bande de 30 à 80 €/MWh. L’Europe de l’énergie est en crise et cherche des voies de refondation.
Les enjeux de la crise sont simples à énoncer
Il y a tout d’abord la soutenabilité des prix, nos amis anglo-saxons diraient des prix affordable. Nous avons besoin de prix acceptables par les clients particuliers comme par les industriels. Sans cela, c’est la promesse de mouvements sociaux et d’arrêts d’activité économique.
Ensuite la souveraineté : la quasi-fermeture du gazoduc Nord Stream montre le risque à s’appuyer sur des ressources extérieures à l’Union européenne. Dans ce contexte, nous sommes soumis à des considérations géopolitiques dont l’effet peut être extrêmement rapide et de très forte amplitude. Les ressources en gaz sont importantes dans le monde, il n’y a pas dans l’absolu de risque de pénurie. En revanche le temps d’adaptation est long et incompatible avec le fonctionnement de nos économies. Le risque de souveraineté est un risque de gestion de transition et de vitesse d’adaptation.
L’atteinte de la neutralité carbone d’ici 2050 enfin, en éliminant en solde net (bilan neutre des émissions et des compensations) les émissions anthropogéniques de CO2 dans l’atmosphère. Cet enjeu emporte également des exigences sur la biodiversité et témoigne d’une très forte sensibilité des opinions publiques, exacerbée par les événements climatiques extrêmes récents (par exemple canicule de l’été 2022, inondation de la Roya et de la Vésubie en France, inondations en Allemagne).
Le « tsunami » de régulations européennes en cours de discussions et d’élaboration (Fit for 55, REPowerEU, évolutions du market design…) atteste de cette prise de conscience de nos politiques et de leur volonté d’agir, mais aussi de la difficulté à trouver des solutions rapides et partagées.
Le nucléaire devient un outil incontournable du mix électrique
Le nucléaire répond incontestablement aux trois objectifs ci-dessus. À ce titre il reçoit des manifestations d’intérêt très fortes de nombreux gouvernements et de compagnies d’électricité. Il est complémentaire des énergies renouvelables qui possèdent des qualités similaires, mais qui ne fonctionnent pas en base.
Le cas des réacteurs existants
Aujourd’hui, les tranches nucléaires françaises, handicapées par la désorganisation industrielle liée à la crise Covid et touchées par le phénomène de corrosion sous contrainte, sont attendues pour réussir l’équilibre offre-demande de l’hiver 2022. Elles sont un élément incontournable du paysage électrique français et considérées comme telles, par les pouvoirs publics, par les clients particuliers comme par les industriels. Le parc nucléaire français est bien géré. EDF a mis la sûreté nucléaire en priorité, en décidant d’arrêter pour contrôle et remplacement douze réacteurs en 2022 face à un phénomène inattendu, sérieux en matière de sûreté et d’ampleur significative. Le retour progressif en exploitation de ces réacteurs est attendu et il montre leur caractère incontournable dans notre mix électrique. D’autres pays européens comme la Belgique et même l’Allemagne ont également décidé de poursuivre l’exploitation de réacteurs existants. La Belgique va prolonger pour dix ans deux de ses réacteurs, alors même qu’en ce début d’année 2022 elle prévoyait de les fermer. L’Allemagne a aussi décidé à mi-octobre de prolonger de quatre mois trois de ses derniers réacteurs encore en exploitation.
Alors même que plusieurs tranches françaises viennent de passer avec succès leur quatrième visite décennale, le Président de la République a annoncé, lors de son discours de Belfort de février 2022, l’intérêt de prolonger au-delà de 50 ans le fonctionnement des réacteurs « qui peuvent l’être », sous réserve que les conditions de sûreté soient remplies. Aux États Unis, plusieurs réacteurs ont obtenu la licence pour 60 ans et quelques-uns pour 80 ans. L’intérêt de poursuivre l’exploitation des réacteurs dans la longue durée en toute sûreté est la meilleure solution économique.
La construction de réacteurs neufs
Du discours de Belfort, avec l’annonce du lancement de six EPR2 en France, en passant par la volonté britannique de lancer le projet de Sizewell, duplication du projet d’Hinkley Point en cours de réalisation, aux annonces suédoises de mi-octobre, à l’appel d’offres tchèque en cours, de nombreux pays européens manifestent l’intérêt d’inscrire dans le long terme la production d’électricité par des centrales nucléaires, en engageant de nouveaux programmes. Ces réacteurs viennent toujours en complément de grands programmes de développement du renouvelable. Du fait de sa flexibilité, connue depuis longtemps en France, le nucléaire est capable de s’adapter aux évolutions de charge et de la demande non satisfaite par la production renouvelable.
“Toujours en complément de grands programmes de développement du renouvelable.”
Par ailleurs, les analyses des scénarios énergétiques, telles que celles du RTE français d’octobre 2021, montrent qu’il y a un bénéfice économique fort à y inclure une part nucléaire significative. Les coûts d’investissement sont ainsi plus bas. En présence d’énergies renouvelables, le temps de fonctionnement des centrales est moindre ; en revanche il se fait dans des périodes où les coûts sont élevés. Côté réduction des émissions de carbone anthropique, le GIEC a aussi marqué son intérêt de façon explicite, tout en indiquant plusieurs défis à surmonter. C’est bien ces défis que nous proposons d’aborder maintenant.
L’enjeu premier du nucléaire reste la sûreté
Prolonger la durée de fonctionnement des réacteurs conduit à des programmes de rénovation, appelée le grand carénage en France, qui consiste à remplacer les équipements en fin de vie et à augmenter encore le niveau de sûreté des réacteurs en tirant profit des dernières innovations technologiques. Après leur 4e visite décennale, les réacteurs de 900 MWe français vont ainsi intégrer un renforcement du soubassement (« le radier ») du bâtiment réacteur pour faire face à un accident de fusion du cœur du réacteur. Tous les réacteurs intègrent aussi les modifications issues des enseignements de l’accident de Fukushima en mars 2011.
L’enjeu financier est important dans l’absolu (45 milliards pour le grand carénage des 56 réacteurs français, soit moins de 1 M€ par MW), mais sans commune mesure avec la construction de centrales neuves nucléaires ou de renouvelable (l’éolien offshore coûte entre 2 et
5 M€/MW par exemple). Mais l’enjeu est avant tout industriel. Il s’agit de disposer des ressources techniques expérimentées permettant de réaliser l’ensemble de ces travaux dans un contexte où notre pays a vu ses savoir-faire industriels se fragiliser dans tous les secteurs, dans un contexte de forte désindustrialisation française. La filière nucléaire française regroupe environ 200 000 emplois. Elle est aujourd’hui d’ores et déjà en très forte charge. Renforcer les formations techniques, montrer aux jeunes l’intérêt des métiers industriels, s’inscrire dans la durée pour permettre aux acteurs industriels d’investir dans des outils de production, c’est la première des priorités.
Les nouvelles centrales donnent la perspective nécessaire pour mobiliser notre industrie
Construire six réacteurs en France mobilisera plus de 60 000 emplois pendant la phase de construction et plus de 10 000 pendant la phase d’exploitation. La cible pour la prochaine décennie pour la filière française est de 300 000 emplois.
Le nucléaire reste une industrie de pointe et les centrales sont des machines complexes. L’expérience des projets EPR (Flamanville comme Olkiluoto), mais aussi celle des AP1000 aux USA (où la construction de deux réacteurs a été abandonnée alors que 50 % des travaux avaient été réalisés), montre que le chemin est difficile. L’EPR2 est un modèle EPR à la conception simplifiée (par exemple une seule enceinte de confinement et non plus deux), avec des équipements standards, où le nombre de références est réduit et pour lequel des préfabrications plus nombreuses sont possibles. Il tire ainsi les enseignements des EPR en cours de construction (un à Flamanville, deux à Hinkley) ou déjà en exploitation (deux à Taishan, un à Olkiluoto). Sa construction va en être facilitée.
La clé de la réussite est l’effet série
Donner aux entreprises la possibilité de dupliquer les méthodes, les outils, les équipements, le personnel sur des projets identiques et sur la longue durée (plus de vingt ans pour les six EPR) est un facteur majeur de succès. C’est ce qui a permis de réussir la construction du parc français. Le Contrat programme n° 1 engageait plus de 10 réacteurs 900 MWe. Le succès a été au rendez-vous, même si des aléas d’apprentissage ont été rencontrés. Autre exemple, la centrale de Ling Ao en Chine, copie de celle de Daya Bay, a été réalisée en 56 mois avec six mois d’avance sur le planning. L’effet série est le modèle industriel à suivre. Le choix d’engager en même temps 6 réacteurs EPR2 en France est structurant.
Il faut dès à présent se donner les moyens de réussir
Aux côtés des énergies renouvelables, pour les pays qui en font le choix, le nucléaire possède aujourd’hui le potentiel pour être un élément de la solution des grands enjeux énergétiques que nous vivons. Le nucléaire est une industrie de long terme ; transformer ce potentiel en réussite requiert de se donner une vision d’ensemble et de voir loin.
Il faut d’abord dresser le paysage d’ensemble. Les réacteurs existants et futurs ne sont qu’une partie du dossier. Le cycle du combustible et le devenir des usines associées, celles qui enrichissent l’uranium, fabriquent le combustible, comme celles qui le recyclent doivent être incluses dans le scénario d’ensemble. Il en est de même de la recherche et de l’innovation et des installations d’essais « chaudes », c’est-à-dire qui permettent l’examen de matériaux irradiés. Il en est encore de même des déchets de faible, moyenne et haute activités. Pour ces derniers, le projet Cigéo est en bonne voie.
Le lien avec la propulsion navale, en France, doit être maintenu voire renforcé, pour mettre à disposition de nos armées le meilleur des technologies civiles disponibles et pour bénéficier en retour de leur agilité et de leur dynamisme sur les réacteurs de petite taille.
Enfin l’horizon de fermeture du cycle, c’est-à-dire la fin de consommation d’uranium naturel, est à définir, dans la deuxième moitié du siècle, en tirant profit des AMR qui seraient des succès. La taille de la filière nucléaire française et la nature de ses compétences dépendront de ces choix. La cartographie française du point de passage à atteindre en 2050, avec les différents jalons intermédiaires 2030 et 2040, n’existe pas aujourd’hui et reste à tracer…
Le dialogue avec l’Autorité de sûreté nucléaire
Le renouvellement du dialogue avec l’Autorité de sûreté nucléaire est un autre élément clé du paysage, tant l’aspect sûreté est essentiel pour le devenir du nucléaire et sachant que les modalités actuelles de fonctionnement ont été mises au point progressivement depuis plus de 40 ans. Clarifier les rôles respectifs de l’ASN et de l’IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire), celui des groupes d’experts (groupes permanents) ! Donner de la visibilité sur les évolutions futures qui seront requises – s’adapter au changement climatique – sachant que les règles de sûreté des réacteurs à eau de génération 3, y comprises transposées aux réacteurs existants, semblent constituer une référence difficile à dépasser (en termes de coûts versus bénéfices). Examiner les conditions de la poursuite d’exploitation des réacteurs jusqu’à 60 ans et pour certains au-delà. Poursuivre le dialogue de type harmonisation des règles avec les autres régulateurs, tout particulièrement européens, comme c’est déjà bien amorcé dans le EU SMR pre-partnership. En matière de sûreté, comme sur bien d’autres sujets, nous aurons raison ensemble. Le nucléaire est aussi une des rares industries où un accident chez un exploitant et son régulateur a des conséquences sur tous les autres. Que se passerait-il si un incident avec rejet radioactif survenait dans une centrale de l’Union européenne ? La logique de base est de ne pas exclure à 100 % un accident, mais d’en limiter le plus possible la probabilité et les conséquences, de prévoir et expérimenter (exercices de crise) des mesures de lutte postaccidentelle, et dans tous les cas de cantonner les produits radioactifs dans les bâtiments de la centrale.
Les SMR et AMR : un nouveau dynamisme technique, financier et humain
Les petits réacteurs modulaires à eau (SMR, Small Modular Reactors) ou de type avancé, génération IV (AMR, Advanced Modular Reactors), poussent à son terme la logique industrielle de l’effet série et créent un nouveau dynamisme, un véritable nouveau printemps du nucléaire.
Le principe des SMR est de réaliser des petits réacteurs en série (puissance du réacteur inférieure à 300 MWe et en général de l’ordre de 150 MWe) sur la base de modules construits en usine. Ils visent ainsi à limiter les risques des grands chantiers, inhérents à la construction des grandes centrales. Couplés par ensembles de deux ou plusieurs réacteurs, ils permettent d’accéder à une large gamme de marché, de 100 à 900 MWe. Leur petite taille, cohérente avec celle de hub industriel, permet la production alternativement d’électricité mais aussi d’hydrogène ou de chaleur.
Les AMR, réacteurs généralement à spectre rapide, permettent la réduction des déchets, une meilleure utilisation de l’uranium naturel ou la production de très haute température (supérieure à 500° C). Leur technologie à base de caloporteur plomb, sodium, sels fondus ou hélium est beaucoup plus innovante et ne sera disponible qu’après les SMR à eau (post-2030–2035). Ils ont également l’intérêt d’assurer potentiellement la soutenabilité de la filière, avec la fermeture du cycle et le recyclage continu du combustible.
Ces différents réacteurs donnent lieu à une effervescence de start-up et à un vrai intérêt de la communauté financière. Plusieurs projets très innovants font ainsi l’objet de développements financés à hauteur de plusieurs centaines de milliers d’euros ou de dollars (TerraPower, X‑energy, Newcleo, par exemple). En outre de toutes petites sociétés de quelques personnes voient également le jour. Les défis technologiques sont majeurs ; pour autant l’entrepreneuriat est là et cela ne s’était véritablement jamais produit jusqu’à maintenant dans la filière.
Et les investisseurs…
Il faut aussi attirer et rassurer les investisseurs effrayés par des durées de construction longues, semées d’embûches, en réduisant les risques industriels par effet série comme indiqué plus haut, mais aussi en prévoyant des rémunérations sûres sur le long terme. La taxonomie européenne toute récente sur le nucléaire donne une bonne direction pour les investisseurs. Il faut aller plus loin sur le financement des projets. Deux voies sont possibles : garantir une fourchette de revenus sur la durée avec un mécanisme d’incitation sur le coût de construction, ou prévoir une part de financement garanti en cours de construction par l’État. L’objectif est de réduire le coût du capital, structurant dans le prix final de l’électricité.
L’impératif européen
En matière industrielle, la question des moyens humains et industriels à former et à engager est très importante, comme vu ci-dessus. Aujourd’hui les pays de l’Union européenne disposent de moyens industriels importants en la matière, plus d’un million d’emplois selon Nuclear-europe. Même les pays qui n’envisagent pas de construire abritent des industriels puissants (contrôle-commande en Allemagne, mécanique et tuyauterie en Italie, par exemple). Quant aux 12 ou 13 pays like-minded, ceux qui veulent exploiter ou construire, faisons-en des alliés industriels et pas seulement des acheteurs de la technologie française.
“Mutualiser les efforts et créer une solidarité de fait.”
L’enjeu essentiel européen est l’accélération du redémarrage de la construction neuve au-delà des pays qui n’ont jamais cessé d’exploiter et de construire (France, UK, Finlande, Tchéquie, Slovaquie, Hongrie…). Nous ne pourrons pas non plus développer des réacteurs nouveaux innovants (les AMR) et créer de nouvelles filières de façon isolée dans chaque pays. Les pays européens n’en ont pas les moyens. Il nous faut créer des alliances européennes sur ces nouveaux projets. Il nous faut aussi davantage associer ce paysage industriel européen dans nos projets français. Cela permettra de mutualiser les efforts et de créer une solidarité de fait. Nous ne réussirons pas seuls.
Créer la confiance dans la durée
Nous avons enfin besoin de stabilité dans la feuille de route définie. Sa définition est un choix majeur de politique énergétique et relève à ce titre du politique. Pour autant, une fois définie, il faut inscrire cette politique dans la durée et la stabilité (période vingt à trente ans) et la mettre à l’abri de débats politiciens de court terme. Peut-être nos gouvernements peuvent-ils imaginer des dispositifs juridiques le permettant, ce serait souhaitable. La loi Bataille de 1991 sur les déchets nucléaires, avec les trois axes qu’elle définissait, est un bon exemple méthodologique de la construction d’une telle logique. Car c’est bien la confiance qu’il faut continûment bâtir, et elle se bâtit dans la durée : seule la confiance de notre régulateur sûreté, de notre industrie pour investir, celle de nos financiers, et surtout de nos jeunes pour se former à nos métiers et venir y travailler nous permettront de réussir.