Mix énergétique : le rôle stratégique des SMR et du projet NUWARD™
Le projet Nuward ™ (Nuclear Forward) constitue un changement de paradigme, qui ouvre de nouvelles perspectives d’utilisation de l’énergie nucléaire. La décennie 2020–2030 sera particulièrement décisive pour conforter le rôle potentiel que peut jouer le nucléaire dans la transition énergétique et la décarbonation du mix énergétique mondial, avec en même temps une nouvelle accélération des projets de grande puissance, mieux maîtrisés, et l’arrivée des premières centrales SMR « têtes de série », qui devront démontrer que la promesse de SMR compétitifs est accessible.
L’approvisionnement en énergie compte parmi les enjeux politiques, économiques et écologiques décisifs pour l’avenir de la planète au XXIe siècle. La satisfaction de la demande énergétique mondiale et le respect des objectifs internationaux de lutte contre le changement climatique imposent de développer des énergies décarbonées, en utilisant à bon escient tous les leviers possibles. Dans cette perspective l’énergie nucléaire apparaît comme un atout clé du mix énergétique du futur. Aujourd’hui, l’offre électronucléaire se concentre sur des centrales de forte puissance (entre 1 000 MWe et 1 700 MWe par unité de production), qui resteront essentielles pour satisfaire la plupart des besoins des grands pays industrialisés et émergents. Pourtant, depuis une décennie, plusieurs pays concepteurs de réacteurs sont convaincus de la nécessité de développer et d’offrir au marché des centrales électronucléaires pour des puissances inférieures. C’est ainsi qu’ils ont engagé le développement de petits réacteurs modulaires innovants, typiquement en deçà d’un équivalent de 300 MWe par réacteur, appelés SMR pour Small Modular Reactors.
Le marché des SMR
Ce nouveau marché, encore embryonnaire, sera complémentaire de celui des réacteurs de puissance. Il concernera par exemple des pays contraints par la taille de leur réseau électrique, leur géographie ou leurs capacités d’investissement, mais aussi des sites industriels souhaitant décarboner leur fourniture de chaleur et d’électricité. En effet, outre la fourniture d’électricité, la plupart des SMR proposeront la cogénération de chaleur pour d’autres débouchés à l’aval : chaleur industrielle, chauffage urbain, production d’eau douce par dessalement de l’eau de mer, production d’hydrogène, capture et valorisation du CO2. Pour l’industrie nucléaire, ces développements constituent un chemin de traverse par rapport à l’évolution historique des réacteurs, conçus de plus en plus puissants pour bénéficier d’économies d’échelle importantes et contenir les coûts tout en augmentant la sûreté. Pour proposer une offre compétitive avec des puissances de 5 à 10 fois inférieures, il est indispensable de trouver d’autres leviers, de changer de paradigme. Cela concerne toutes les étapes de développement, de la conception à la mise en service, en passant par le licensing et la commercialisation.
Les avantages des SMR
Les projets en cours explorent, sous différentes formes, trois grands leviers complémentaires. D’abord la simplicité du design, permise notamment par la plus faible puissance unitaire des réacteurs, le recours quasi généralisé à des systèmes de sûreté passive ou des choix de conception innovants. Ensuite la modularité, autorisant un maximum de fabrication et d’assemblage en atelier en amont, avec des procédés innovants sur la fabrication et de très bonnes conditions de reproductibilité. Cela permet alors une réduction des durées et des risques de chantier. Enfin la standardisation, permettant de maximiser les effets de série, y compris sur plusieurs pays. Cela suppose de pouvoir licencier, commercialiser et installer un même design dans différents pays. Cette approche SMR n’est pas complètement nouvelle, puisqu’elle a déjà suscité des études conceptuelles importantes dans les années 80, en particulier aux USA. Mais elle est devenue plus crédible depuis une dizaine d’années, avec les développements concrets des développeurs les plus précurseurs. Simultanément, les difficultés des chantiers têtes de série des nouveaux modèles de grande taille de génération 3 ont accru l’intérêt pour chercher du côté des concepts SMR une « autre voie » pour utiliser l’énergie nucléaire.
Nuward, le projet de SMR européen
La France, s’appuyant sur la complémentarité et l’expérience des acteurs majeurs de sa filière nucléaire que sont EDF, le CEA, Naval Group, TechnicAtome, rejoints récemment par Framatome et la société belge Tractebel, s’est interrogée sur la pertinence du développement du segment SMR et a conclu qu’il était nécessaire de lancer les études d’un projet de SMR, à partir des études exploratoires menées jusqu’alors. Le projet est actuellement en fin de phase dite d’avant-projet sommaire (APS ou conceptual design), qui sera suivie dès début 2023 par la phase d’avant-projet détaillé (APD ou basic design) en vue d’une première réalisation lancée dans la décennie (premier béton en 2030). Le design Nuward est une centrale de 340 MWe comportant deux réacteurs (équivalent chacun de 170 MWe). Le marché visé est en premier celui du remplacement des centrales au charbon dans cette gamme de puissance.
La technologie retenue pour le réacteur est celle des REP (réacteurs à eau pressurisée) intégrés : à la différence des REP de puissance à boucles, ici tous les équipements sont placés à l’intérieur de la cuve (le cœur et son système de barres de contrôle, les pompes primaires, le pressuriseur et les générateurs de vapeur, qui produisent directement la vapeur pour faire fonctionner la turbine). Des innovations majeures sont introduites dans le design, par exemple des générateurs de vapeur à plaques. Finalement le design de Nuward est le plus compact de sa catégorie et permet d’être introduit dans une enceinte métallique de 16 m de haut et 15 m de diamètre seulement, un atout pour une fabrication poussée en usine et une réduction des ouvrages de génie civil sur site. En termes de sûreté nucléaire et de protection physique, le choix d’une architecture intégrée pour le réacteur, placé dans une enceinte métallique, elle-même immergée dans une installation semi-enterrée, offre les meilleures garanties (évacuation de la puissance résiduelle en circulation naturelle notamment).
Un changement de paradigme autant industriel qu’institutionnel
Le projet Nuward constitue une occasion pour consolider un unique projet SMR européen, en rassemblant les contributions de multiples partenaires industriels européens avec le savoir-faire de la filière nucléaire française. L’Europe pourrait constituer, avec le Canada, le premier marché commercial pour les SMR, avec plusieurs pays intéressés pour un déploiement à partir de 2035, afin de réduire très fortement leur dépendance au charbon.
Le modèle économique des SMR repose sur trois facteurs clés de succès : la simplification du design, une conception-fabrication modulaire et une production en série, autant de défis à relever pour les concepteurs. Si une partie de l’effort est du côté des concepteurs, l’autre partie est plus liée à l’évolution des « règles du jeu », qui devront permettre la réplication dans de multiples pays sans redesign et sans recommencer à chaque fois un processus de licensing complet.
L’harmonisation des règles de sûreté
Paradoxalement, le foisonnement de projets de SMR plus ou moins avancés de par le monde pourrait se révéler être un frein à un effet de série nécessaire à la viabilité du modèle économique. D’autant plus que les pays déjà producteurs ou pouvant rapidement accéder à l’énergie nucléaire ont des réglementations nucléaires non harmonisées ou peu harmonisées, émises par leurs autorités de sûreté, souveraines en la matière. Il faut donc souligner les initiatives prises au niveau international sous l’égide de l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique), ou par exemple entre le Canada et les USA et plus récemment en Europe sous l’égide de l’Union européenne pour encourager un partenariat européen SMR. Ces démarches pourront faciliter l’harmonisation des règles du jeu, donner tout son sens au concept de SMR et inciter des pays nouveaux entrants dans la production d’énergie nucléaire à se doter d’une flotte de SMR pour relever le défi de la décarbonation de leur mix énergétique. Pour concrétiser cette recherche d’harmonisation le projet Nuward a pris l’initiative de soumettre son design à trois autorités de sûreté pour une analyse conjointe (France, Finlande et République tchèque).
La taxonomie européenne
Enfin, l’investissement initial plus faible pour des SMR, comparé à celui des centrales de puissance, ouvre également des perspectives de financement élargies aux investisseurs privés. Cela impose cependant, dans des systèmes énergétiques avec une part importante d’énergies intermittentes, des régulations adaptées aux moyens pilotables : des revenus garantis par des prix fixes (par ex. contract for difference), des profils de risques acceptables, un cadre réglementaire stable dans le temps. La reconnaissance de l’énergie nucléaire comme technologie dite durable au sens de la taxonomie européenne (sustainable finance) est aussi indispensable pour faire bénéficier l’Europe du potentiel des SMR, tant du côté de la demande, en tant que moyen de production sans CO2, que du côté de l’offre avec un projet européen Nuward qui créera des milliers d’emplois qualifiés en Europe.
Panorama des projets de SMR dans le monde
La forte croissance mondiale de l’intérêt pour les SMR depuis plusieurs années s’est accompagnée d’un nouveau dynamisme industriel pour une gamme très large de concepts de réacteurs. L’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique) recense ainsi dans son booklet plus de 80 projets de SMR, de toutes origines et de technologies diverses. Environ la moitié des concepts appartient à la filière des réacteurs à eau la plus éprouvée (filière des centrales de puissance et des réacteurs de propulsion navale), tandis que l’autre moitié concerne des réacteurs dits avancés (réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium ou au plomb, réacteurs à sels fondus, réacteurs à haute température…).
Actuellement, deux projets de SMR ont été réalisés et sont en service : la barge russe Akademik Lomonosov (2 réacteurs de 35 MWe) déployée dans la ville de Pevek (en Sibérie orientale) et le projet chinois HTR-PM (deux réacteurs refroidis au gaz à haute température couplés à une même turbine de 210 MWe) dans la province de Shandong. Deux autres SMR de démonstration industrielle sont en phase de construction : en Argentine (Carem, un REP – réacteur à eau pressurisée – prototype de faible puissance 25 MWe) et en Chine (l’ACP100, REP de 125 MWe).
Les projets les plus avancés pour un déploiement industriel et commercial d’ici la fin de cette décennie sont les réacteurs à eau pressurisée REP majoritairement avec une architecture intégrée (tous les composants du circuit primaire sont une unique capacité sous pression, la cuve) ou à eau bouillante REB (réacteurs à eau bouillante) dits de 3e génération, car ils reposent en grande partie sur des technologies éprouvées et un cycle du combustible existant. Le panorama est le suivant.
Aux USA, deux projets se dégagent : le projet NuScale de centrale composée de plusieurs réacteurs intégrés REP (jusqu’à 12) de 77 MWe conçus pour fonctionner en convection naturelle, c’est-à-dire sans pompe primaire et intégrant dans son design une sûreté passive (sans apport d’énergie externe, en situation accidentelle) et le projet BWRX-300 de GE Hitachi, projet REB retenu par l’opérateur canadien Ontario Power Generation (OPG) pour une possible première réalisation sur le site de Darlington. Un autre projet suit : le projet Holtec REP de 160 MWe.
La Chine développe plusieurs designs de SMR REP à terre et sur barges. Le projet ACP100 ou Linglong One de 125 MWe, lancé récemment en construction par CNNC (Compagnie nucléaire nationale chinoise) dans l’île Hainan est le plus avancé.
Au Royaume-Uni, l’entreprise Rolls-Royce SMR a lancé récemment la conception d’un REP de 440 MWe pour un déploiement en premier sur leur sol (notamment sur des anciens sites nucléaires de puissance équivalente).
La Russie envisage d’autres barges et centrales à terre équipées de réacteurs intégrés RITM-200 de 50 MWe dont quatre unités sont déjà installées dans les brise-glaces Sibir et Arktika, qui entreront bientôt en service.
La Corée du Sud a développé le projet SMART, REP intégré de 100 MWe, et envisage son déploiement en collaboration avec l’Arabie saoudite (premières réalisations envisagées en Arabie saoudite).
D’autres concepts de SMR, de 4e génération, aussi appelés AMR (Advanced Modular Reactors) sont développés. Davantage en rupture, ils demanderont plus de recherches et ne seront pas prêts pour être commercialisés en série avant 2040, voire 2050. Ces projets font face à d’importants défis technologiques, mais plusieurs entreprises travaillent à les relever. C’est notamment le cas de Moltex Energy au Royaume-Uni et de Terrestrial Energy au Canada, ainsi que de Kairos Power aux USA à partir des sels fondus, ou de TerraPower aux USA, qui propose un SMR à neutrons rapides couplé avec un stockage à sels fondus, ou encore d’X‑energy, un réacteur à très haute température. Au-delà des avantages recherchés par la 4e génération (sûreté, compétitivité, cycle du combustible, etc.), ces réacteurs pourraient favoriser certains usages de cogénération, notamment dans la production de chaleur de très haute température, utilisée dans certains procédés industriels, que ne peut pas générer la filière à eau sous pression ou à eau bouillante.