HyDeal : l’hydrogène vert, bien plus qu’une opportunité industrielle, un enjeu géopolitique
Initiative innovante et à très fort impact, HyDeal a vocation à accélérer le déploiement de l’hydrogène vert au service de la souveraineté énergétique et industrielle européenne. Thierry Lepercq, initiateur du projet et président de HyDeal España, nous en dit plus.
Quel regard portez-vous sur le contexte énergétique actuel ?
La crise énergétique que nous vivons trouve ses racines dans la lutte contre le changement climatique. Si la guerre en Ukraine a bien évidemment eu un impact, il ne faut pas oublier que cette crise s’est déclarée bien avant, du fait d’une insuffisance d’offre concomitante à un rebond de la demande. Les prix de gros du gaz en Europe avaient ainsi déjà été multipliés par 7 avant le déclenchement des hostilités. D’où vient la crise de l’offre énergétique ? Elle concerne en premier lieu les combustibles fossiles. Nous avons assisté au cours de la dernière décennie à une baisse massive des investissements mondiaux dans l’amont pétrolier et gazier, lesquels ont chuté de moitié depuis le pic de 850 Md$ en 2014. Or, aucun rebond significatif n’est prévu dans les prochaines années, malgré la forte hausse des cours. Ce défaut historique d’investissement est une conséquence indirecte de la crise climatique : suivant les conseils de l’Agence internationale de l’énergie, les compagnies pétrolières et les États producteurs eux-mêmes restreignent le lancement de nouveaux projets car ils savent que dans moins de dix ans ils seront confrontés à une baisse structurelle de la demande d’énergies fossiles. En parallèle, les investisseurs institutionnels et banques sont de plus en plus réticents, par peur du phénomène des actifs échoués. L’effet de la baisse des investissements ne s’est pas fait sentir immédiatement, mais le rebond de l’économie mondiale post pandémie a mis en évidence un déséquilibre structurel entre offre et demande.
À cela s’ajoute un phénomène spécifique à l’Europe : la baisse de la production d’énergie sur notre territoire. Le gaz néerlandais, par exemple, qui était une source majeure, n’est pratiquement plus exploité. La production d’électricité nucléaire en France baisse régulièrement depuis plusieurs années, du fait du vieillissement du parc et de l’absence de mise en service de nouveaux réacteurs : on estime que cette production devrait être cette année 35 % inférieure à celle de 2015. Même la production d’énergies renouvelables est à la peine : les investissements y ont baissé de 40 % entre 2011 et 2021 avec l’allongement des durées d’obtention des permis qui dépassent 6 ans dans le solaire et 10 ans dans l’éolien.
Quelle conclusion tirez-vous de cet état des lieux que vous venez d’établir pour nous ?
Nous sommes face à une crise énergétique structurelle, qui va durer bien plus longtemps qu’un ou deux hivers. Nous avons deux voies possibles : la première est une réduction drastique de la consommation avec son corollaire de désindustrialisation, de décroissance économique et de baisse de niveau de vie. La seconde serait d’augmenter de toute d’urgence l’offre, en privilégiant les sources d’énergies qui soient à la fois rapidement déployables, pilotables, à l’échelle, compétitives… et décarbonées.
Dans ce contexte, quel rôle peut jouer l’hydrogène vert ?
Il peut jouer un rôle essentiel, car, de par sa nature, il peut répondre à l’ensemble de ces problématiques. C’est, d’ailleurs, un sujet que j’ai largement documenté dans mon ouvrage « Hydrogène, Le Nouveau Pétrole ». La molécule d’hydrogène peut, en effet, se substituer au charbon dans la production d’acier ; au gaz naturel pour produire de l’engrais, de l’électricité, de la chaleur ; au pétrole diesel pour la mobilité… L’hydrogène a une véritable capacité à remplacer le gaz et le pétrole dans tous leurs usages.
Au-delà, l’hydrogène vert peut être produit massivement là où il y a d’importantes capacités de production d’énergies renouvelables, solaire et éolien. En Europe, il s’agit essentiellement de la péninsule ibérique pour le solaire et de la Mer du Nord pour l’éolien. Plus au sud, on peut aussi citer le Maroc, la Mauritanie ou encore l’Égypte où les ressources solaires et éoliennes sont encore plus importantes.
En parallèle, les technologies nécessaires pour produire de l’hydrogène vert sont matures. Nous maîtrisons l’éolien et le solaire depuis déjà plusieurs années. Actuellement, le solaire photovoltaïque représente, d’ailleurs, la source d’énergie la plus importante dans le monde grâce aux nouvelles capacités électriques installées en 2021, soit près de 200 gigawatts. En plus, il s’agit de la source de production d’énergie qui a le coût le plus compétitif, notamment dans les zones géographiques où la production est importante : Moyen-Orient, Espagne… Au-delà, la technologie de production de l’hydrogène vert, notamment l’électrolyse dite alcaline, est aussi largement maîtrisée aujourd’hui.
Concrètement, comment peut-on franchir ce cap et capitaliser sur l’ensemble de ces avantages ?
On tend en Europe à imaginer que l’hydrogène ne peut se développer qu’à petite échelle et à coup de subventions : c’est une erreur. L’hydrogène vert tel que nous allons le produire en Espagne est d’ores et déjà deux fois moins cher que le gaz naturel. La clé est le développement d’une chaîne de valeur intégrée qui parte des consommateurs (industrie, énergie, mobilité), lesquels peuvent s’engager dans le cadre de contrats à long terme qui permettent à leur tour le financement d’infrastructures de production, de transport et de stockage. Il n’y a rien ici de révolutionnaire : c’est comme cela que s’est développée l’industrie pétrolière et gazière.
Plus particulièrement, comment se positionne HyDeal ?
HyDeal s’est construit autour de la vision que l’hydrogène doit être une industrie autoportée avec un déploiement à grande échelle et une capacité à optimiser les coûts afin d’avoir, in fine, un hydrogène compétitif. Dans une logique de « design to cost », nous construisons la chaîne de valeur et de l’approvisionnement autour d’un client qui a des besoins et des attentes en termes d’hydrogène.
L’initiative a été lancée il y a 2 ans avec un groupement nommé HyDeal Ambition qui rassemble 30 entreprises couvant toute la chaîne de valeur : l’upstream (énergies renouvelables, électrolyse), le midstream (transport et stockage, avec des entreprises comme Teréga, GRTGaz et Enagas) et le downstream (avec des industriels comme BASF et ArcelorMittal), des investisseurs et des banques. Tous ces acteurs ont travaillé ensemble pour construire un projet visant à produire, essentiellement en Espagne, 3,6 millions de tonnes d’hydrogène à l’horizon 2030. L’IRENA, dans son rapport sur la géopolitique de l’énergie paru au début de cette année, a distingué l’initiative comme le plus gros projet d’hydrogène vert mondial.
“HyDeal s’est construit autour de la vision que l’hydrogène doit être une industrie autoportée avec un déploiement à grande échelle et une capacité à optimiser les coûts afin d’avoir, in fine, un hydrogène compétitif.”
De cette matrice est née une première application industrielle : HyDeal España, une société qui est une filiale commune entre Enagás Renovables et DH2 Energy (en charge du développement des sites), Enagás (distribution et stockage) ; ArcelorMittal et Fertiberia (pour les applications industrielles) et Soladvent (management). L’objectif est de développer un système complet de production dans une quinzaine de parcs solaires avec des capacités et des équipements dédiés à l’électrolyse. 1 000 km de pipelines qui vont être construits par Enagás et un investissement d’un milliard d’ArcelorMittal est aussi prévu afin d’utiliser l’hydrogène vert en remplacement des énergies fossiles dans le processus de fabrication de l’acier. Au total, le projet représente 10 milliards d’euros d’investissement avec une mise en service en 2025.
Dans ce cadre, à quels enjeux êtes-vous confrontés ?
La première complexité de ce projet ambitieux est de réussir à faire travailler ensemble tous ces acteurs différents autour de la même chaîne de valeur. Au regard de la taille du projet et des investissements engagés, nous avons aussi un enjeu règlementaire notamment au niveau de l’obtention des permis et des autorisations pour sécuriser le déploiement à l’échelle du projet.
En parallèle, nous avons un défi en termes de chaîne d’approvisionnement et de montée en puissance de la chaîne de valeur de l’électrolyse. Enfin, nous avons aussi un défi financier avec la nécessité de trouver des acteurs de l’investissements en capital et en dette prêts à prendre des risques.
Quelles pistes de réflexion pourriez-vous partager avec nos lecteurs autour de cette initiative européenne et multi-secteur à grande échelle ?
Lors de la COP27, sur le pavillon mauritanien avec le ministre mauritanien de l’Énergie, le vice-président de la Banque européenne d’investissement et le directeur général de l’Alliance solaire internationale qui regroupe 120 pays, nous avons présenté un rapport qui décrit un système de production de 50 millions de tonnes d’hydrogène en Afrique à horizon 2035. Cela correspond aux importations européennes de gaz russe.
C’est non seulement un projet qui pourrait permettre de traiter la question de la sécurité d’approvisionnement énergétique de l’Europe et la pérennité de son industrie, mais aussi un développement décarboné des économies africaines. L’hydrogène ne représente donc pas uniquement une opportunité industrielle pour l’Europe, c’est aussi un enjeu géopolitique.