Inflation : apports et limites de l’indice des prix à la consommation
L’indice des prix à la consommation, ou IPC, est au cœur du débat public en période d’inflation. Son utilisation de part ou d’autre notamment dans la négociation sur les salaires en fait un objet de critiques plus ou moins rationnelles. Ce thermomètre reste un outil indispensable pour mesure la fièvre des prix. Il ne peut néanmoins pas dire plus qu’il ne voit, il doit être complété par d’autres indices, il doit continuer à être questionné par la théorie.
Parmi tous les chiffres qui sont produits par la statistique publique et dont la pertinence se voit régulièrement mise en doute, ceux qui mesurent l’inflation occupent une place de choix. « Indice Insee-Indice truqué » disait-on de l’indice des prix à la consommation (IPC) dans les années 1970. Un autre grand pic de contestation a été lors du passage à l’euro, dont l’IPC a bien identifié des effets inflationnistes, mais bien moins intenses et de plus courte durée que ce qui a été le ressenti de l’opinion. La crise en cours nous remet dans le même type de situation. L’Insee mesure certes un regain brutal de l’inflation, mais bien moindre que ce que beaucoup voudraient voir affiché.
La mesure et le ressenti
Que dire de cet écart entre mesure et ressenti ? Commençons par rappeler que le rôle de la statistique n’est pas de vouloir coller à tout prix au ressenti. Elle est là pour objectiver ce qui se passe réellement, au-delà des sentiments diffus qui peuvent être affectés de nombreux biais. Biais de mémoire par exemple : les plus anciens se souviennent d’un temps où la baguette de pain était à un franc – mais qui sait dire avec précision à quand cela remonte : la tendance est à s’imaginer que ce temps n’est pas si lointain, alors que c’était bien avant le passage à l’euro, au milieu des années 1970…
Pour ce qui est de la période actuelle, la contestation donne aussi l’impression, parfois, d’être de pur principe. On critique l’indice parce qu’on est dans un climat général de défiance vis-à-vis de tout ce qui a un caractère « officiel », sans toujours se donner la peine d’aller voir ce que disent vraiment ces chiffres qu’on met en cause. La twittosphère en donne des exemples, avec des internautes opposant à l’Insee des chiffres de hausse de prix pour tel ou tel poste de consommation, sans réaliser que les chiffres qu’ils donnent sont en réalité très conformes, voire identiques à ceux que donne l’Insee pour les mêmes postes.
Quels facteurs de divergence ?
Comment peut-on en arriver à ce genre de paradoxe ? Il fait mettre le doigt sur une première source d’incompréhension de l’IPC. Le fait que son but n’est pas de ne mesurer que la hausse de prix de certains postes sensibles, mais de quantifier celle d’un panier global représentatif de l’ensemble de la consommation.
Dans ce panier, tout n’a pas toujours augmenté ; il y a même des prix qui ont baissé, du moins quand on raisonne à qualité ou service rendu constants : payer plus cher qu’il y a trente ans des ordinateurs qui ont des fonctionnalités sans commune mesure avec celles des tout premiers modèles, ce n’est pas de la hausse des prix, c’est plutôt de la baisse, au moins jusqu’à un certain point. On y objecte souvent que ce n’est pas tous les jours qu’on change d’ordinateur et que ces baisses n’ont pas à être mises sur le même plan que les hausses de prix sur les biens courants. Mais le but de l’indice des prix à la consommation n’est pas de ne mesurer que ces dernières.
Pour être représentatif de tout ce qu’achète le consommateur moyen au cours d’une année, il faut combiner fréquence d’achat et montant de ces achats. C’est ce que font les coefficients budgétaires issus des données exhaustives de consommation établies par la comptabilité nationale : les variations de prix sont pondérées par le poids du bien ou du service considéré dans la consommation globale.
Indice des prix et mesure de coût de la vie
Cela nous donne-t-il pour autant « la » mesure du coût de la vie ? À cette question, les statisticiens répondent très souvent que non. Dire et redire que l’IPC ne mesure pas le coût de la vie est même une de leurs façons de le protéger des attaques dont il est l’objet. Cette défense-là appelle clarification, car elle peut alimenter une légitime perplexité.
Si l’indice des prix à la consommation ne mesure pas l’évolution du coût de la vie, de quoi d’autre faut-il dire qu’il est la mesure ? Et est-il dans ce cas légitime d’appeler niveau de vie la grandeur qu’on obtient en l’utilisant pour corriger l’évolution des revenus nominaux ? La réponse à ces questions est qu’il y a en fait deux acceptions possibles de cette notion de coût de la vie, une notion étroite, qui est celle que vise quand même à mesurer l’IPC et une vision plus large, qui est celle à laquelle il ne prétend pas répondre.
L’indice à utilité constante
La vision étroite est celle qui répond à la question suivante : lorsque seuls les prix augmentent et rien d’autre, de combien doit s’accroître le revenu nominal pour que reste inchangée la satisfaction que le consommateur moyen retire de son panier de consommation ? Le calcul peut se faire à panier fixe, il peut aussi se faire après adaptations éventuelles de sa structure. Ces adaptations sont ce qu’on appelle l’effet de substitution : lorsque le prix d’un bien augmente, il peut s’adapter à sa hausse en se déportant sur d’autres biens qui rendent des services de même ordre et dont les prix augmentent moins.
“L’indice des prix à la consommation ne mesure pas le coût de la vie.”
C’est le terme technique d’indice à utilité constante qu’on utilise pour qualifier la grandeur ainsi définie, effets de substitution compris, et c’est ce vers quoi tend l’IPC lorsqu’il recourt à la technique dite du chaînage dans laquelle la structure de la consommation utilisée pour pondérer les évolutions des différents prix est mise à jour chaque année, plutôt que de rester bloquée à ce qu’elle était en année de base.
Ce procédé intègre bien l’essentiel des effets de substitution, ceux qui sont progressifs. Cette prise en compte est parfois contestée car conduisant à une hausse des prix moindre que celle qu’on mesure sans adaptation de comportement. Mais le chaînage est de toute manière incontournable. Lui seul permet de gérer l’apparition de nouveaux biens, un indice à panier fixe serait condamné à ne pas les inclure.
C’est à ce titre qu’on peut dire que l’IPC est bien une façon de mesurer une des composantes du coût de la vie, son évolution pour un individu dont les préférences et les autres déterminants des conditions de vie sont stables. Les Anglo-Saxons sont d’ailleurs moins frileux que nous sur le rapport de cet indice à la mesure du coût de la vie, puisque c’est l’expression même de cost-of-living index qu’ils utilisent pour qualifier cet indice « à utilité constante ».
L’intérêt d’autres indices
Mais cela n’en fait pas pour autant la mesure du coût de la vie si on l’entend dans un sens plus large, car celle-ci doit incorporer beaucoup d’autres choses, à savoir l’ensemble des modifications d’environnement et des normes de consommation, qui font qu’il n’en coûte pas la même chose de vivre en phase avec son époque aujourd’hui et dans le monde d’il y a vingt ou trente ans. On n’imagine plus de vivre aujourd’hui sans certains biens et services dont on imaginait encore à peine la possibilité il y a quelques décennies. Si la statistique des prix ne tient pas compte de ces effets-là, c’est parce que ça supposerait la définition de besoins types évolutifs au cours du temps.
L’exercice serait forcément très normatif, or ce n’est pas au statisticien de dire ce qui définit une vie conforme aux normes du moment. Il ne gère cette question que de manière indirecte et approchée, et dans d’autres indicateurs. Par exemple, calculer un taux de pauvreté à l’aide d’un seuil défini en pourcentage du revenu médian plutôt qu’en pouvoir d’achat absolu est une façon de tenir compte de ce que la croissance fait s’élever la norme de consommation décente.
Le recours plus fréquent qu’autrefois aux indicateurs subjectifs est une autre façon de procéder : demander aux individus comment ils évaluent les différents aspects de leur existence donne un résultat qui met spontanément en rapport leurs conditions de vie objectives et leurs attentes sur ces conditions de vie. La statistique publique donne une place croissante à ce type d’information. Mais tout cela ne retire rien à l’intérêt de mesurer plus objectivement cette composante de base du coût de la vie que représente l’indice des prix à la consommation.
Est-ce à dire que rien ne puisse encore faire l’objet de discussions et appeler à d’autres indicateurs complémentaires ? Non bien sûr. Citons rapidement quelques questions.
Lire aussi : Comment mesurer l’inflation ? Indicateurs conjoncturels et évolution
Le problème de l’inégalité d’exposition aux hausses de prix
Tout d’abord, même dans l’approche étroite du coût de la vie, une attention s’impose aux disparités selon les catégories de population.
Raisonner en moyenne n’est acceptable que lorsqu’on a affaire à un mouvement de hausse générale de tous les prix qui touche tous les individus indépendamment de leur structure de consommation. Tant que c’est le cas, on approche bien l’évolution des inégalités en se limitant à celle des seuls revenus nominaux. Mais ce n’est plus vrai lorsque les hausses sont très différenciées selon les types de biens et engendrent un phénomène supplémentaire d’inflation inequality due au fait que tout le monde ne consomme pas tous les biens dans les mêmes proportions.
Les inégalités d’exposition aux hausses des prix ne sont d’ailleurs pas que selon le niveau de revenu, puisque faisant intervenir d’autres déterminants des structures de consommation, tels que le lieu de résidence.
Le problème du loyer et du prix des logements
Une autre question récurrente est celle de la prise en compte du logement. Le grief est bien connu. Des dépenses liées au logement, l’indice des prix à la consommation ne prend en compte que les loyers et il ignore les prix à l’achat. Est-ce à tort ou à raison ? La façon la plus probante de justifier cette exclusion est que, au moins pour ce qui est des logements anciens, la hausse de leur prix pénalise certes les acheteurs mais conduit du même coup à autant de revenu en plus pour les ménages de vendeurs.
Il est donc tout à fait correct de dire que le bilan final est neutre pour l’agent collectif « ménages ». On pourrait rendre compte de cet effet de vases communicants en comptant à la fois un effet sur le niveau moyen des prix et l’effet revenu correspondant à l’appréciation du patrimoine de ceux qui sont déjà propriétaires. Mais, tant qu’on raisonne sur le ménage moyen, il est plus simple de neutraliser directement les deux effets, c’est ainsi qu’on procède.
Ce raccourci pose néanmoins problème lorsqu’on veut aller au-delà de la moyenne puisqu’il faut dans ce cas différencier l’effet négatif sur les acheteurs et l’effet positif pour les vendeurs. Il s’agit d’une autre forme d’inflation inequality, avec deux éléments de complexité additionnels. Le premier est que le coût de l’acquisition ne dépend pas que du prix, mais aussi des conditions de financement : la hausse des prix peut être compensée en partie par la baisse des taux d’intérêt. Ce point-là est gérable puisqu’on sait produire des indicateurs de capacité d’achat combinant prix au mètre carré, taux d’intérêt et durée des prêts.
Le second est plus délicat et sans vraie solution. Il est que, lorsqu’un accédant doit payer plus cher le logement qu’il achète, il peut aussi avoir l’espoir de le revendre plus cher pour financer de la consommation future, si tel est son plan. Le logement n’est pas qu’un bien de consommation, c’est aussi un élément de patrimoine. Mais comment pondérer le coût immédiat d’un logement plus cher et le bénéfice de sa revente future ? Le problème est que l’évaluation du second ne relève plus de la mesure mais de la prévision. Or c’est avec la mesure du présent que doivent faire les statisticiens. Difficile d’intégrer tout cela dans un cadre de production statistique courante.
Le problème du verdissement des comportements
Enfin, les changements structurels que devrait imposer le verdissement de l’économie posent des questions pas complètement inédites, mais qui pourraient prendre une nouvelle ampleur et qui peuvent obliger à élargir la focale vers une notion de niveau de vie plus extensive que celle qu’on a présentée à l’instant. Il y a en l’occurrence trois grands canaux par lesquels peut passer le verdissement des comportements.
Tout d’abord les signaux prix, qu’ils soient spontanés – en réponse à la raréfaction de certains biens bruns – ou résultat de politiques délibérées – c’était le principe de la taxe carbone.
Puis la réglementation, par exemple l’interdiction des véhicules à moteur thermique.
Et enfin les changements de comportement spontanés d’individus de plus en plus conscients des effets environnementaux de leur mode de vie. L’impact des signaux prix devrait être capté par l’indice des prix à la consommation, puisque c’est pour ça qu’il est fait. Il ne répondra pas en revanche à la question du niveau de vie d’individus qui seraient soumis à des contraintes hors prix ou dont les préférences environnementales seraient évolutives.
Pour ce qui est des contraintes hors prix, si on a un bien brun et un substitut vert plus coûteux, mais l’un et l’autre de prix stables, l’obligation de passer de l’un à l’autre aura bien un effet pouvoir d’achat de même type que la taxation, mais celui-ci ne sera pas retracé dans l’indice des prix. On recoupe ici la thématique des dépenses contraintes, un autre point délicat de la mesure des niveaux de vie. Il ne s’agit pas d’un point complètement aveugle, car la statistique essaye d’approcher ce problème sous différents angles, mais sans le type de fondements analytiques qu’offre la théorie des indices de prix.
Pour ce qui est du verdissement des préférences, on retrouve ce qui a été dit sur la façon dont les changements de préférence affectent le ressenti du niveau de vie.
Dans ce cas d’espèce, ces changements pourraient faire que le ressenti soit moins défavorable que le mesuré. Si une taxation carbone de très grande ampleur fait exploser le prix des billets d’avion et de la viande rouge, mais si la prise de conscience écologique fait que les individus finissent par perdre le goût aussi bien des premiers que de la seconde, l’indice des prix aura surestimé la façon dont la hausse de prix aura finalement affecté leur bien-être. Sans doute ne faut-il pas faire de paris trop naïfs sur ce type d’effet compensateur. Mais il y a dans ces deux questions des contraintes hors prix et des changements de préférence, deux beaux sujets de réflexion pour la mesure d’une croissance qui essaierait d’être plus verte.
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Je salue Didier Blanchet, qui traite ici de l’indice des prix et du coût de la vie, et dont la carrière, à 18 promotions d’écart, est l’inverse de la mienne. J’ai commencé par l’INSEE et l’indice des prix, d’où « Le coût de la vie » (Seuil, coll. Société, 1967) , puis j’ai été le premier rédacteur en chef d” »Économie et statistique » (1969−72) et j’ai continué à l’INED jusqu’en 2000. Didier Blanchet , lui, a commencé par l’INED, jusqu’en 1993, puis est passé à l’INSEE, où il a été, entre autres, rédacteur en chef … d” »Économie et statistique » (2011 ‑2015). En toute confraternité statistique !