évolution de l'inflation

Évolution de l’inflation : de la grande modération à la grande volatilité

Dossier : InflationMagazine N°783 Mars 2023
Par Olivier GARNIER (X78)

Le récent retour de l’inflation a frap­pé les obser­va­teurs et on a eu tôt fait de pré­dire le retour durable de cette infla­tion. Pour­tant rien n’est moins sûr, car cer­tains des fac­teurs de modé­ra­tion qui ont gou­ver­né l’économie mon­diale depuis une géné­ra­tion ne sont pas fon­da­men­ta­le­ment remis en cause. Cela étant, une évo­lu­tion vers une plus grande vola­ti­li­té des prix est vrai­sem­blable et les poli­tiques éco­no­miques devront s’adapter pour faire face à cette nou­velle situation.

L’inflation dans la plu­part des éco­no­mies avan­cées atteint aujourd’hui des niveaux très éle­vés, qui n’avaient pas été enre­gis­trés depuis au moins le début des années 1980.

Cette situa­tion est d’abord et avant tout la consé­quence de chocs sécu­laires : la pan­dé­mie puis l’invasion russe en Ukraine. Mais elle pour­rait aus­si débou­cher à plus long terme sur un nou­veau régime d’inflation, après ceux qui se sont suc­cé­dé au cours des cin­quante der­nières années : la « stag­fla­tion » des années 1970, puis la « grande modé­ra­tion » du milieu des années 1980 à la crise finan­cière de 2008, et enfin la « sous-infla­tion » durant la décen­nie pas­sée. Cela ne signi­fie pas le retour à un régime d’inflation dura­ble­ment éle­vée comme celui des années 1970. Mais un régime d’inflation struc­tu­rel­le­ment plus vola­tile est envi­sa­geable. Fon­da­men­ta­le­ment, les fac­teurs à l’origine de la « grande modé­ra­tion » n’ont pas été remis en cause par les crises finan­cières, ni par la sous-infla­tion de la décen­nie passée.

La transformation de l’offre productive mondiale à partir de la fin des années 1980

Les ana­lyses éco­no­miques attri­buent la « grande modé­ra­tion » à une com­bi­nai­son de « bonne for­tune » (chocs moins fré­quents et moins sévères) et de « bonnes poli­tiques ». Cette bonne for­tune n’a tou­te­fois pas été com­plè­te­ment for­tuite. Elle a résul­té d’une conjonc­tion de chan­ge­ments géo­po­li­tiques et struc­tu­rels favo­rables à une offre pro­duc­tive mon­diale plus abon­dante et plus élas­tique, donc jouant un rôle puis­sant d’amortisseur en cas de choc.

D’abord, la fin de la guerre froide et la chute du mur de Ber­lin ont mar­qué le début d’une période non seule­ment de grande sta­bi­li­té géo­po­li­tique, mais aus­si de forte accé­lé­ra­tion de la mon­dia­li­sa­tion des échanges de biens et de capi­taux. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la croyance en la « fin du cycle éco­no­mique » a alors coïn­ci­dé avec la remise au goût du jour du concept hégé­lien de « fin de l’histoire » par Fran­cis Fukuyama.

Ensuite, la mon­dia­li­sa­tion des échanges com­bi­née aux pro­grès des tech­no­lo­gies de l’information a per­mis l’essor des chaînes mon­diales d’approvisionnement et de la ges­tion « juste-à-temps » de la pro­duc­tion, limi­tant ain­si le rôle des varia­tions de stock dans les fluc­tua­tions éco­no­miques. Les éco­no­mies avan­cées se sont davan­tage spé­cia­li­sées dans les acti­vi­tés de ser­vices, par nature moins cycliques, tan­dis que l’intégration dans le com­merce inter­na­tio­nal de la Chine, de l’Inde et de l’ancien bloc de l’Est a entraî­né un dou­ble­ment de la main‑d’œuvre mon­diale, par­ti­cu­liè­re­ment dans les acti­vi­tés manufacturières.

Enfin, le déve­lop­pe­ment de l’extraction de gaz et de pétrole de schiste en Amé­rique du Nord a joué un rôle sta­bi­li­sa­teur sur les prix mon­diaux de l’énergie, en ren­dant l’offre plus élastique.

L’évolution du cadre des politiques économiques

Par ailleurs, l’évolution du cadre des poli­tiques éco­no­miques a visé à réduire la vola­ti­li­té de l’activité et des prix. En matière de poli­tique moné­taire, l’indépendance et le ciblage de l’inflation (en géné­ral au voi­si­nage de 2 %) sont deve­nus les nou­velles normes. Les poli­tiques bud­gé­taires ont été davan­tage enca­drées par des règles pri­vi­lé­giant une orien­ta­tion de moyen terme plu­tôt qu’un sou­tien à court terme de la demande (hor­mis le jeu des sta­bi­li­sa­teurs auto­ma­tiques), même s’il est vrai que celles-ci ont été impar­fai­te­ment res­pec­tées. Cor­ré­la­ti­ve­ment, un rôle accru a été accor­dé aux poli­tiques struc­tu­relles pour ren­for­cer le poten­tiel de crois­sance, même si la mise en œuvre des réformes a été inégale selon les pays et a connu une cer­taine fatigue au fil des années.

La crise de 2008 et la sous-inflation de la décennie passée en continuité plutôt qu’en rupture

La grande crise finan­cière de 2008 et la crise de la dette en zone euro de 2010–2012 n’ont pas consti­tué une véri­table rup­ture par rap­port à la « grande modé­ra­tion ». Elles s’interprètent plu­tôt comme une mani­fes­ta­tion du « para­doxe de la tran­quilli­té » condui­sant à un « moment Mins­ky » : avant 2007, la croyance abu­sive dans les ver­tus autos­ta­bi­li­sa­trices du sys­tème et dans la dis­pa­ri­tion du risque a conduit à un excès de déré­gle­men­ta­tion finan­cière et de prise de risque, abou­tis­sant in fine à une crise financière.

“Après la « grande modération », se préparer à un régime d’inflation plus volatile, voire même à la « grande volatilité ».”

De même, la décen­nie de sous-infla­tion (c’est-à-dire d’inflation infé­rieure à 2 % de façon per­sis­tante, après avoir fluc­tué autour de 2 % au cours des deux décen­nies pré­cé­dentes) qui a sui­vi ces crises s’est ins­crite davan­tage en conti­nui­té plu­tôt qu’en rup­ture avec la « grande modé­ra­tion ». En par­ti­cu­lier, au niveau mon­dial, les fac­teurs favo­rables du côté de l’offre n’ont guère été modi­fiés. Les évo­lu­tions sont plu­tôt venues du côté de la demande, avec une ampli­fi­ca­tion de la sur­abon­dance chro­nique d’épargne (rela­ti­ve­ment à l’investissement) et une pré­fé­rence accrue pour la liqui­di­té. Il existe certes des diver­gences de vues sur l’origine de ce phé­no­mène. Pour les uns, comme Lar­ry Sum­mers, des forces struc­tu­relles (liées notam­ment à la démo­gra­phie, la numé­ri­sa­tion, la mon­tée des inéga­li­tés…) conduisent à une « stag­na­tion sécu­laire » de la demande.

Pour d’autres, l’origine de cette situa­tion est davan­tage à recher­cher du côté du cycle finan­cier : à la suite de l’éclatement de la bulle finan­cière, l’excès d’endettement pri­vé et public, le dur­cis­se­ment des régle­men­ta­tions finan­cières pru­den­tielles (à la suite des crises), l’accumulation de réserves de change de pré­cau­tion par les pays émer­gents ali­mentent une sur­abon­dance mon­diale d’épargne et une pénu­rie d’actifs sûrs et liquides. Dans les deux cas, il en résulte une ten­dance – plus ou moins durable selon l’explication rete­nue – à la baisse du taux d’intérêt « natu­rel » per­met­tant d’équilibrer épargne et inves­tis­se­ment : d’où alors une dif­fi­cul­té crois­sante pour les poli­tiques moné­taires conven­tionnelles à com­battre les pres­sions défla­tion­nistes et à faire remon­ter l’inflation vers la cible, à mesure que ce taux d’intérêt d’équilibre se rap­proche de zéro et même tombe en-dessous.


Lire aus­si : Finances publiques : L’inflation peut-elle vrai­ment résor­ber l’endettement ?


Vers des chocs plus fréquents et des conditions de l’offre plus défavorables

Cette ana­lyse rétros­pec­tive a mis en évi­dence quatre grandes caté­go­ries de fac­teurs pou­vant influen­cer le régime d’inflation : la fré­quence-sévé­ri­té des chocs, les condi­tions struc­tu­relles de l’offre et celles de la demande, les cadres de poli­tique économique.

La situa­tion actuelle des­sine clai­re­ment une rup­ture du côté des deux pre­miers fac­teurs. Outre la récur­rence et l’ampleur des chocs pan­dé­mique, géo­po­li­tique et éner­gé­tique, les condi­tions struc­tu­relles favo­rables à l’offre pen­dant plus de trente ans sont en train de s’inverser, avec notam­ment une frag­men­ta­tion des flux d’échanges mon­diaux, pri­vi­lé­giant la sécu­ri­té par rap­port à l’efficacité.

De plus, le chan­ge­ment cli­ma­tique est à l’origine de chocs de plus en plus fré­quents et de plus en plus dom­ma­geables éco­no­mi­que­ment. Et, dans un pre­mier temps, les poli­tiques en faveur de la tran­si­tion éner­gé­tique auront pro­ba­ble­ment des effets néga­tifs sur l’offre, sur­tout si elles sont menées de façon tar­dive et désor­don­née. Enfin, à plus long terme, la démo­gra­phie pour­rait aus­si conduire à une raré­fac­tion des res­sources en main‑d’œuvre. Reste une incon­nue du côté de l’offre qui pour­rait quant à elle jouer favo­ra­ble­ment : l’impact tou­jours espé­ré – mais jusqu’ici en vain – de la numé­ri­sa­tion sur la productivité.

Persistance d’une surabondance mondiale d’épargne

Du côté de la demande, la rup­ture est moins évi­dente, ce qui limite le risque d’un régime d’inflation par ce canal. Même sans adhé­rer à la thèse de la stag­na­tion sécu­laire, la sur­abon­dance d’épargne mon­diale va conti­nuer à être ali­men­tée par les dés­équi­libres finan­ciers accu­mu­lés – internes et inter­na­tio­naux – ain­si que par des com­por­te­ments de pré­cau­tion face à une vola­ti­li­té accrue.

Un chan­ge­ment pour­rait néan­moins venir des besoins sup­plé­men­taires d’investissement requis par la tran­si­tion éner­gé­tique, notam­ment s’ils ne se sub­sti­tuent pas à d’autres types d’investissement pro­duc­tif. Face à ce nou­veau contexte de vola­ti­li­té accrue, com­bi­né à des ten­dances lourdes dura­ble­ment défa­vo­rables non plus seule­ment côté demande mais aus­si côté offre, le nou­veau régime d’inflation vers lequel évo­lue­ra à moyen-long terme l’économie mon­diale dépen­dra lar­ge­ment des poli­tiques éco­no­miques, avec un risque plus éle­vé d’erreurs.

Le rôle clé des politiques économiques

Le retour à un régime de stag­fla­tion du type de celui des années 1970 peut être évi­té à deux condi­tions : d’une part, des poli­tiques gou­ver­ne­men­tales repre­nant la maî­trise de l’endettement public et pro­mou­vant le déve­lop­pe­ment de l’offre, pour réus­sir les tran­si­tions numé­rique et éco­lo­gique ; d’autre part, des poli­tiques moné­taires plus que jamais indé­pen­dantes pour lut­ter contre le risque de per­sis­tance d’une infla­tion trop élevée.

Dès lors va-t-on dans le futur vers un nou­veau régime d’inflation ? Les rup­tures mon­diales en cours ou à venir aux niveaux géo­po­li­tique, cli­ma­tique, éner­gé­tique, voire démo­gra­phique, sont pro­pices à un chan­ge­ment de régime. Mais ce der­nier dépen­dra lar­ge­ment des poli­tiques éco­no­miques sui­vies. Après la « grande modé­ra­tion », les banques cen­trales doivent se pré­pa­rer à un régime d’inflation plus vola­tile, voire même à la « grande vola­ti­li­té ». Mais cela ne signi­fie aucu­ne­ment que les poli­tiques moné­taires ne seront pas en mesure de main­te­nir l’inflation autour de leur objec­tif d’inflation de 2 % sur le moyen terme, ni qu’elles seront ame­nées à revoir à la hausse cet objectif.


Références

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