L’égaré du village d’Auteuil : 2e place du 25e concours X Mines Auteurs
La nouvelle L’égaré du village d’Auteuil de Jean-François Guilbert (X67) a remporté le 2e prix de la 25e édition du concours d’automne d’X Mines Auteurs dont le thème était : « Les tribulations d’un honnête homme du XVIIe siècle dans la France d’aujourd’hui ». Voici son texte. Vous pouvez aussi lire 14 May, texte de Brigitte Calot (Mines de Nancy 1990), qui est arrivé en première place et Hubert, de François-Xavier Martin (X63), arrivé 3e. Les 17 autres nouvelles peuvent être lues sur le site de XMA : http://www.xm-auteurs.com (rubrique « Concours »).
En cette fin de journée de mai, un violent orage s’abat sur l’ouest parisien. Le tonnerre fait trembler mes vitres, la foudre a dû tomber tout près, sans doute du côté du Bois de Boulogne.
Une heure plus tard, j’entends des coups répétés sur ma porte : tiens, ma sonnette est en panne ?
J’ai un mouvement de recul en ouvrant. Sur le palier se tient un homme d’une quarantaine d’années, portant une tenue invraisemblable : de grandes bottes de cuir surmontées de hauts-de-chausses bouffants, un pourpoint, un col à dentelles, et de longs cheveux bouclés tombant sur ses épaules, sûrement une perruque ! Serait-ce un acteur de théâtre égaré, sortant d’une représentation ?
Il s’exprime avec un drôle d’accent, aux sonorités campagnardes, qui me rappelle un peu le parler québecois.
« Je suis désolé d’avoir toqué avec insistance, mais je ne trouvois pas le heurtoir…
— Que voulez-vous ? pourquoi êtes-vous déguisé ainsi ?
— Ce n’est pas un déguisement, ce sont mes vêtements, que je portois tantôt, juste avant que la foudre ne tombât sur le grand chêne, devant le Clos Ste Geneviève. Je crois que je fus commotionné, je chus et perdis connaissance, et quand j’eus recouvré mes esprits, tout étoit changé autour de moi : plus de prairies ni d’arbres, seulement des rues et de grands bastiments, j’avois l’impression d’être à Paris ! Et tous ces carosses sans chevaux, je faillis plusieurs fois être renversé ! Je pensois demander assistance à mon ami Molière, qui loge à l’entrée du village d’Auteuil, mais tout a changé. La rue des Garennes, qui s’appelle maintenant rue Boileau, est garnie d’immeubles de six ou sept étages ! Poussant la porte de l’un d’eux, j’ai vu le nom « Lefebvre » sur un panneau, avec l’indication « 2ème étage droite ». Tiens, quelqu’un de ma famille ? Voyons un peu, et me voici !
— Je ne comprends rien, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? et d’abord, comment vous appelez-vous ?
— Joseph Antoine Guillaume Lefebvre de la Motte.
— Je m’appelle effectivement Lefebvre, et j’ai le souvenir d’avoir vu des Lefebvre de la Motte dans l’arbre généalogique de ma famille. Entrez donc, installez-vous dans ce fauteuil, je vais le chercher. Puis-je vous proposer un café ?
— Du café ? C’est incroyable, comment l’obtîntes-vous ? On dit que le Roi apprécia beaucoup ce breuvage, lors de la visite d’un sultan de l’Empire Ottoman, mais je n’en ai encore jamais goûté, je vous suis très obligé de cette attention ! »
Tout en cherchant dans mes archives, je me dis que ce type doit être un imposteur ou un fou. C’est bien parce que je suis passionné de généalogie que je rentre dans son jeu !
Revenu au salon avec le précieux document, je le parcours en remontant jusqu’au XVIIe siècle, où je découvre un Joseph Antoine Guillaume Lefebvre de la Motte parmi mes ancêtres !
« Puis-je vous demander votre date et lieu de naissance ?
— Le 18 mai 1632 à Étampes. »
Je l’interroge ensuite sur les noms et dates de ses parents et grands-parents : tout concorde avec les indications de l’arbre généalogique !
Ce n’est pas possible, comment aurait-il eu accès à ces informations ? A ma connaissance notre arbre n’est disponible sur aucun site de généalogie !
Soudain Joseph sursaute en regardant un journal sur la table basse.
« Pourquoi est-t-il marqué « 28 mai 2019 » en haut de la page ?
— Eh bien, c’est la date d’aujourd’hui !
— Vous vous moquez, hier nous étions le 27 mai 1672 ! »
Je reste muet, pétrifié devant cette révélation : par l’effet de la foudre ou de quelque sortilège inconnu, cet homme aurait été projeté trois siècles et demi dans le futur !
Il faut absolument que j’en sache plus sur ce soit-disant ancêtre du XVIIe siècle. Je l’invite à dîner, et à profiter de la chambre d’amis pour la nuit.
Le lendemain matin, Joseph, habillé de pied en cap, sa perruque sur la tête, m’annonce qu’il va sortir pour retrouver quelqu’un dans les environs.
« Mais vous n’allez pas marcher dans les rues avec cet accoutrement ! Je vais vous prêter des habits de notre époque pour que vous passiez inaperçu. Et puis enlevez cette perruque, les gens vont se moquer de vous !
— Mais elle me sied bien, et puis j’ai le crâne rasé !
— Oh, vous ne serez pas le seul… Si vous voulez, je peux vous donner une casquette, cela vous évitera de vous enrhumer. Et prenez ma carte de visite, on ne sait jamais, en cas de besoin vous pourrez demander à quelqu’un de m’appeler. »
Vers 17 heures, mon portable sonne.
« Allô, Monsieur Lefebvre ?
— C’est moi.
— Ici le commissariat de l’avenue Mozart, nous avons un monsieur qui prétend que vous êtes de sa famille, il n’a pas de papiers d’identité, mais dit s’appeler Joseph Antoine Guillaume Lefebvre de la Motte, vous le connaissez ?
— Euh… c’est un parent disons… un peu éloigné.
— Une patrouille l’a appréhendé alors qu’il essayait d’escalader les grilles du parc du château de la Muette, qui abrite le siège de l’OCDE, prétendant qu’il devait y retrouver sa maîtresse, une des suivantes d’une certaine Marguerite de Valois ! En tout cas c’est ce qu’il a confirmé dans sa déposition. Je crois qu’il est surtout un peu dérangé ! S’il est de votre famille, venez le chercher, ça lui évitera d’être transféré à Sainte-Anne… »
Pendant le trajet de retour dans ma voiture, Joseph tient des discours incohérents sur sa mésaventure, et semble très effrayé par son premier voyage dans un carrosse sans chevaux…
Le troisième jour, il me vient une idée saugrenue : le Palais de la Découverte ! J’ai envie de montrer à mon ancêtre quelques unes des technologies inventées par l’homme depuis trois siècles…
Nous commençons par le département d’Electrostatique, dont j’aime beaucoup les expériences spectaculaires.
Le démonstrateur fait monter Joseph sur un petit podium et explique qu’il met en route le générateur haute tension qui va le charger à 300 000 volts. Il lui fait tenir une pointe reliée par un câble à la rambarde, et s’en approche en pointant une longue tige métallique elle-même reliée au sol : un arc lumineux jaillit entre les deux pointes en crépitant. La silhouette de Joseph se met alors à trembloter, devient floue, puis s’estompe peu à peu et disparaît, sous les yeux horrifiés des spectateurs !
J’ai perdu mon ancêtre, auquel je commençais à m’habituer…
Un mois plus tard, flânant devant l’étalage de mon bouquiniste favori, Quai de Montebello, je tombe sur un petit livre relié, intitulé Récit d’un voyage extraordinaire dans un monde futur, par Joseph Lefebvre de la Motte, daté de 1672 !
« Je l’ai reçu hier, il faisait partie d’un lot provenant d’une succession. C’est un livre rare, très original pour l’époque. »
Je l’achète, me précipite chez moi et commence à lire. C’est une relation très factuelle du bref séjour de mon ancêtre dans notre époque, avec tous les détails que j’ai moi-même vécus ou entendus de sa bouche il y a un mois. Seule la fin du récit est nouvelle pour moi :
« Après que ce pendard de magicien m’eût assaisonné avec son simulacre de foudre, tout mon corps se mit à trembler et je perdis connaissance. Je me réveillai dans un parc, près d’une allée qui menoit vers le Cours de la Reine et la rivière. J’aperçus un carosse tiré par quatre chevaux, et de l’autre côté de la Seine, l’Hôtel des Invalides en cours de construction. J’étois revenu dans mon siècle.
Ai-je vraiment voyagé dans cet horrible monde du futur, ou l’ai-je imaginé en rêve ? »
Je ferme le livre et lève les yeux vers la perruque bouclée, abandonnée sur mon globe terrestre.
« Mon cher ancêtre, je ne peux pas te le dire, mais je sais que tu n’as pas rêvé ! »