Une glacière évoquant celle de la nouvelle Hubert

Hubert : nouvelle en 3e place du 25e concours X Mines Auteurs

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°784 Avril 2023
Par François Xavier MARTIN (63)

Avec sa nou­velle inti­tu­lée Hubert, Fran­çois-Xavier Mar­tin (X63) est arri­vé 3e du 25e concours d’X Mines Auteurs dont le thème était : « Les tri­bu­la­tions d’un hon­nête homme du XVIIe siècle dans la France d’aujourd’hui ». Voi­ci son texte dans son inté­gra­li­té. Vous pou­vez aus­si décou­vrir 14 May, texte pro­po­sé par Bri­gitte Calot (Mines de Nan­cy 1990) qui a rem­por­té le concours, et L’égaré du vil­lage d’Auteuil, de Jean-Fran­çois Guil­bert (X67), arri­vé 2e. Les 17 autres nou­velles peuvent être lues sur le site de XMA : http://www.xm-auteurs.com (rubrique « Concours »). 


« Mon­sieur le Comte … venez voir, il y a un mort dans la glacière ! »

Le Comte Thi­baut de Mon­tor­gueil consta­ta la vive émo­tion de Paul, le res­pon­sable de la trans­for­ma­tion en boîte de nuit de l’ancienne gla­cière sou­ter­raine de son châ­teau de Sau­ve­terre, pro­prié­té de sa famille depuis la Renais­sance. En hiver, par temps de gel, étaient ame­nés dans cette grande cavi­té cylin­drique de gros blocs de glace qui fon­daient très len­te­ment, offrant toute l’année le même ser­vice qu’un gigan­tesque réfrigérateur.

Cette gla­cière main­te­nue en fonc­tion­ne­ment avait été long­temps une attrac­tion-clé pour les visi­teurs payants du châ­teau, deve­nus indis­pen­sables pour finan­cer l’entretien du domaine. Cepen­dant de récentes études mar­ke­ting avaient mon­tré tout l’intérêt de trans­for­mer la gla­cière en boîte de nuit, mal­gré le coût éle­vé d’un sys­tème ultra-moderne d’animation par hologrammes.

« Mon­sieur le Comte … vos archives indiquent que peu avant 1700, en fin de construc­tion de la gla­cière, la belle paroi cir­cu­laire ini­tiale res­tait tiède sur plu­sieurs mètres en rai­son d’une source sou­ter­raine d’eau chaude incon­nue jusque-là. Pour évi­ter que la glace fonde trop rapi­de­ment à cet endroit, vos ancêtres y ont éri­gé une cloi­son inté­rieure afin de consti­tuer une zone iso­lante. Nous étions en train de démo­lir cette cloi­son main­te­nant inutile et là ! … nous tom­bons sur un cadavre costumé ! »

Le Comte et Paul esca­la­dèrent la cloi­son par­tiel­le­ment abat­tue. Une forme humaine gisait sur le sol, le torse vêtu d’un jus­tau­corps brodé.

« Sans doute un figu­rant de notre spec­tacle his­to­rique. Mais est-il vrai­ment mort ?»

Appe­lée en urgence, la jeune doc­teure rou­maine de per­ma­nence au centre médi­cal voi­sin, exa­mi­na le cadavre et s’exclama :

« Il est vivant ! … mais dans un coma pro­fond. Il semble être dans cet état depuis vrai­ment très longtemps. »

Le Comte était son­geur. Serait-il pos­sible que … ? Cette vieille his­toire de dis­pa­ri­tion mys­té­rieuse vers 1700 de son aïeul, le Comte Hubert de Montorgueil …

Des ana­lyses ADN ulté­rieures et la consul­ta­tion des archives per­mirent de recons­ti­tuer les faits. En 1699, le Comte Hubert entre­prit un soir de visi­ter le chan­tier de la gla­cière sans pré­ve­nir per­sonne. Il avait dû esca­la­der la cloi­son en construc­tion puis chu­ter lour­de­ment du côté du mur exté­rieur, tom­bant alors dans un coma pro­fond. Les jours sui­vants, les ouvriers ter­mi­nèrent la cloi­son sans le voir. Le Comte s’était trou­vé enfer­mé, en hiber­na­tion dans un espace main­te­nu toute l’année à une tem­pé­ra­ture tout juste supé­rieure à zéro. Ses besoins ali­men­taires avaient alors dis­pa­ru et son vieillis­se­ment s’était arrê­té. Né en 1650, il était tou­jours vivant en 2022 !

Pour que son aïeul incons­cient ne soit pas trop per­tur­bé lors de son éven­tuel réveil, Thi­baut le fit ins­tal­ler dans sa chambre du châ­teau telle qu’elle était en 1700. Un pro­ces­sus médi­cal de sor­tie de coma fut mis en route.

Au bout de quelques jours, Hubert ouvrit les yeux et son regard balaya la pièce. Il recon­nut son cadre habi­tuel et au bout d’un long moment se tour­na vers Thibaut :

« Qui êtes-vous ?

— Je suis Thi­baut, votre arrière-arrière- arrière … petit-fils.

— Mon Dieu, en quelle année sommes-nous ?

— Vous avez dor­mi extrê­me­ment long­temps … nous sommes en 2022 !

— Sei­gneur Jésus, Thi­baut, nous sommes alors au moins sous Louis XXV ?

— Grand-père, si je peux me per­mettre de vous appe­ler ain­si, il n’y a plus de roi en France. Il y a main­te­nant un pré­sident élu par tous les Fran­çais tous les cinq ans.

— Tous les Fran­çais … y com­pris les manants ?

— Oui, tous les Fran­çais et toutes les Fran­çaises d’au moins dix-huit ans

— Sacre­bleu ! les femmes aus­si votent ? Drôle d’idée ! »

Hubert était aba­sour­di. Thi­baut pen­sa pré­fé­rable de le lais­ser se reposer.

Le len­de­main Thi­baut vou­lut pro­fi­ter de la fer­me­ture heb­do­ma­daire du domaine pour par­cou­rir, seul avec son aïeul, le châ­teau et lui mon­trer son évo­lu­tion depuis 1700.

« Grand-père, mon père a réa­li­sé en 1960 qu’il n’allait plus pou­voir entre­te­nir Sau­ve­terre avec les res­sources tra­di­tion­nelles du domaine. Il l’a donc ouvert à des visites payantes et ins­tal­lé dans cer­taines pièces des scènes his­to­riques avec des per­son­nages de cire en cos­tumes d’époque. »

Ils virent tout d’abord la repré­sen­ta­tion d’un lever du Roi Soleil à Ver­sailles auquel Hubert avait été convié en 1690.

« Pour habiller votre per­son­nage, nous avons uti­li­sé vos véri­tables vête­ments qui avaient été pieu­se­ment conser­vés au châ­teau après votre disparition.

— Mor­bleu, vous vous êtes trom­pés de jus­tau­corps ! Celui qui est là, je ne l’ai ache­té qu’en 1692 … »

En plus de trois siècles de coma, le Comte Hubert n’avait visi­ble­ment per­du ni intel­li­gence, ni mémoire ; il mon­trait une viva­ci­té d’esprit de quadragénaire !

Thi­baut l’emmena ensuite visi­ter le petit musée sur les moyens de trans­port ins­tal­lé dans les anciennes écu­ries. Hubert y recon­nut immé­dia­te­ment son car­rosse et ses chaises à por­teurs. Une autre salle conte­nait plu­sieurs auto­mo­biles allant d’une De Dion Bou­ton à une Trac­tion Avant Citroën de 1950.

« Quelles drôles de formes ! je vois bien l’habitacle des pas­sa­gers, mais pas les bran­cards aux­quels atta­cher les che­vaux, ni le siège du cocher …

— Il y a des che­vaux méca­niques dans un coffre à l’avant de la voi­ture. Ils sont ali­men­tés par une sub­stance liquide issue du naphte.

— Ces étranges car­rosses ne sont pas trop lents ?

— Non, vous allez voir. »

Ils s’installèrent dans la voi­ture de Thi­baut. Après quelques kilo­mètres à vive allure sur les routes voi­sines, la voi­ture entra dans le vil­lage de Sau­ve­terre et s’arrêta devant l’église.

« Ton car­rosse roule vrai­ment très vite et pour­tant j’y suis moins secoué que dans le mien. Mais j’ai besoin mar­cher un peu. »

Hubert péné­tra dans le vieux cime­tière parois­sial ados­sé à l’église. Les lieux avaient peu chan­gé depuis le dix‑septième siècle et il recon­nut la par­tie héber­geant les tom­beaux des Mon­tor­gueil. Très ému, il décou­vrit celui de sa femme, morte en 1709, et ceux de ses enfants et de ses petits-enfants. Il deman­da à se recueillir quelques ins­tants dans l’église.

« Grand-père, l’église n’est ouverte que pour la messe du same­di soir. Il n’y a plus de curé au village.

— Plus de curé à Sau­ve­terre ? Sacre­bleu, n’y aurait-il plus que des huguenots ?

— Non, c’est sim­ple­ment que la majo­ri­té de la popu­la­tion ne pra­tique plus aucune religion

— Tudieu ! La France est donc deve­nue un pays sans che­vaux gou­ver­né par des manants et des femmes ne croyant plus en Dieu … Fran­che­ment, plu­tôt que de voir ça, j’aurais pré­fé­ré mou­rir trois cents ans plus tôt ! Au moins je repo­se­rais déjà aux côtés de ma chère épouse dans notre caveau familial.

Ecoute j’ai besoin d’être seul. Je vais ren­trer à pied. Je connais le par­cours par cœur »

Ce furent ses der­nières paroles. Comme il n’était tou­jours pas arri­vé deux heures plus tard, Thi­baud alla à sa recherche sur che­min qui menait du châ­teau au vil­lage. Lorsqu’il pas­sa le long des douves il décou­vrit avec hor­reur que son aïeul y était tom­bé. Cette fois la jeune doc­teure rou­maine ne put que consta­ter son décès.

Thi­baut déci­da alors d’organiser une magni­fique céré­mo­nie d’obsèques où tous les par­ti­ci­pants devraient payer le droit d’entrée au domaine et por­ter une tenue du dix-sep­tième siècle louée obli­ga­toi­re­ment auprès du château.

Les recettes de ces funé­railles dépas­sèrent toutes les pré­vi­sions. Thi­baut put faire ins­tal­ler le sys­tème d’animation par holo­grammes de ses rêves. Par clin d’œil à son aïeul et à l’année de sa dis­pa­ri­tion, il appe­la sa boîte de nuit « Uber 1699 ».

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