Proust et les polytechniciens, une familiarité inattendue
Proust et Polytechnique, un rapprochement inattendu ? Eh bien, pas tant que cela, en fait. Déjà parce que l’écrivain compta plusieurs anciens élèves dans sa famille ou parmi ses relations, comme on va le voir dans le dossier. Mais aussi parce qu’il possédait une culture scientifique très large, dans de multiples domaines. Certes, le romancier fait dire à l’un de ses personnages qu’« on ne comprend rien à un cours d’algèbre », ce qui reflète sans doute ses propres souvenirs d’une médiocre scolarité dans les matières scientifiques, lorsqu’il était élève du lycée Condorcet. Mais, pour autant, le physicien François Vannucci a dénombré, dans les trois mille pages d’À la recherche du temps perdu, près de trois cents extraits faisant référence aux sciences (citons-en un, pour le plaisir : les mensonges d’Albertine « sont bien plus aisés, comme les lois astronomiques, à dégager par le raisonnement qu’à observer, qu’à surprendre dans la réalité », probable allusion à Urbain Le Verrier (X1833) qui en 1839 avait découvert par le calcul l’existence de Neptune).
Proust, curieux de tout, était au courant des avancées scientifiques les plus récentes de son époque, telles que la découverte des rayons X, et s’intéressait vivement aux développements technologiques de son temps, tels que l’avion ou le téléphone (il se passionnait notamment pour le théâtrophone – l’ancêtre du streaming ! – et avait même anticipé l’invention de la visio-téléphonie). De plus, l’auteur de La Recherche était en quelque sorte lui-même un chercheur. L’astrophysicien Jean Audouze remarque que, « en multipliant les nombreuses versions de son texte, les variantes et les esquisses », Proust agit comme un scientifique « qui recommence à plusieurs reprises ses observations ou ses expériences, qui modifie ses énoncés ou ses modèles, pour les rapprocher des solutions qui lui conviennent au problème qu’il se pose ». Pour décrire les actions de ses personnages, Proust a très souvent recours aux hypothèses les plus variées, les plus improbables, par exemple quand il passe en revue les différents motifs qui pourraient expliquer le silence du liftier du Grand Hôtel de Balbec : « Il ne me répondit pas, soit étonnement de mes paroles, attention à son travail, souci de l’étiquette, dureté de son ouïe, respect du lieu, crainte du danger, paresse d’intelligence ou consigne du directeur. » Cette tournure d’esprit, qui cherche à ne rien omettre, n’est-elle pas profondément scientifique ? C’est l’une des raisons pour lesquelles, dans un hommage qu’il lui rend quelques mois après sa mort, Guy de Pourtalès dit de Proust que « sa phrase est substantielle comme celle d’un traité scientifique ». Il faut également rappeler que – sans parler des rapprochements, certes un peu grossiers, qui ont été faits, parfois de son vivant, entre son œuvre et les théories d’Albert Einstein – ce que Proust décrit du fonctionnement de la mémoire a été confirmé par la neurobiologie.
“Proust fut aussi, à sa manière, une sorte de poly-technicien.”
De là à dire que Proust aurait été un parfait polytechnicien, il y a un pas que nous ne franchirons pas. Y avait-il lui-même songé ? On peut s’amuser à le croire, en lisant cette phrase de Jean Santeuil, le roman inachevé qui précède À la recherche du temps perdu : « Sa mère étonne le littérateur en lui rappelant qu’à quinze ans il eut la passion des mathématiques, s’achetait des instruments d’optique, voulait entrer à Polytechnique. » Mais il faut plutôt voir dans cette allusion (la seule référence que l’on trouve à Polytechnique, dans l’œuvre et la correspondance) une volonté de creuser les contrastes pour illustrer une théorie chère à l’écrivain, qu’il détaillera d’ailleurs dans Le Temps retrouvé : au cours de notre vie, les évolutions de nos centres d’intérêt, de nos goûts, de nos amours, constituent autant de disparitions de l’être que nous fûmes (et dès lors, nous dit l’écrivain, il ne faut pas craindre la mort puisque nous sommes déjà morts plusieurs fois – mais nous nous éloignons de notre sujet). Reste que Proust, celui qui analysa aussi profondément tous les ressorts de l’âme humaine, qui évoqua avec génie des sujets aussi variés que la musique, la peinture, l’amour, la diplomatie, la guerre, l’ascension sociale, le pouvoir de l’imagination, le rôle de la littérature, la cuisine, la botanique, les moyens de transport, les paysages, la modernité, et bien sûr la mémoire, fut aussi, à sa manière, une sorte de poly-technicien.
P.-S. : À ceux qui s’intéressent au sujet, recommandons la lecture de Proust et les sciences, ouvrage de Jean-Pierre Ollivier paru en 2018 aux éditions Honoré Champion.
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