De Marcel Prévost X1882 (1862−1941) à Marcel Proust (1871−1922)
Le polytechnicien, écrivain à succès, qu’a été Marcel Prévost a croisé le chemin de Marcel Proust en plusieurs occasions. Il est intéressant de remarquer que ces deux personnalités, qui ne s’appréciaient manifestement pas en raison de goûts divergents, ne s’en sont pas moins retrouvées en certaines circonstances.
Longtemps, Proust se plaint auprès de ses amis que son nom ne semble être « qu’une faute d’impression » pour celui de Marcel Prévost. Du fait de la proximité entre les deux noms, plusieurs lettres destinées à Proust ont en effet été envoyées par erreur à Prévost, alors beaucoup plus célèbre. Quelques mois avant sa mort en 1922, et au moment où Marcel Prévost publie le roman Les Don Juanes, Proust met littéralement en scène cette confusion dans un vif dialogue, qui tient à la fois de l’autoportrait et de la caricature des salons mondains, dialogue qu’il intitule « Conversation bête entendue chez une femme remarquable » (il s’agit de Mme Hennessy) :
« À propos de Maître, vous savez qu’il y en a un ici ? […]
– Un homme noir, dépeigné, qui a l’air très malade. Tenez Boni lui parle.
– Ah ! je le vois ! À son air j’avais tout de suite senti qu’il n’était pas de notre monde.
– Taisez-vous, c’est un génie. Il a la fièvre des foins.
– Ah ! C’est intéressant, mais qui est-ce ?
– C’est le fameux Marcel Prévost, l’auteur des Don Juanes.
– Ah ! si je pouvais le connaître ! Que cette dame est heureuse avec qui il est en train de parler. Vous avez lu ça, vous, Les Don Juanes ?
– Ne dites pas que je les ai lues, je les ai bues. […] »
Des carrières très différentes
Tout en en effet semble opposer l’écrivain prolifique au style classique et l’inventeur de la modernité littéraire. Leurs formations d’abord : Marcel Proust suit les cours de l’École libre des sciences politiques de 1890 à 1892, puis une licence de philosophie, alors que Marcel Prévost entre à l’École polytechnique (promotion 1882) ; leurs carrières ensuite, Marcel Prévost est ingénieur des tabacs, quand Proust se présente au concours d’attaché à la bibliothèque Mazarine en 1895. S’ils choisissent tous les deux de devenir écrivains, Marcel Prévost est très vite un écrivain reconnu et célébré : il est élu à l’Académie française en 1909. À la même période, Proust, un peu plus jeune il est vrai, n’est l’auteur que de deux traductions de Ruskin, d’un recueil de nouvelles, Les Plaisirs et les Jours (1896), et d’articles dans différents journaux et revues. C’est seulement en 1919, avec le prix Goncourt attribué à L’Ombre des jeunes filles en fleurs, qu’il atteindra une certaine notoriété. Au cours du xxe siècle, leurs trajectoires s’inversent donc : alors que Proust devient progressivement le plus grand écrivain français du XXe siècle, les nombreux écrits de Marcel Prévost s’effacent progressivement de l’histoire littéraire.
Un « géomètre qui a […] mal tourné »
C’est par ces mots que Marcel Prévost se décrit lui-même, dans son discours pour le « deuxième centenaire de l’Académie de Bordeaux », le 12 novembre 1912, lui qui fait partie de cette fameuse promotion 1882 de l’École polytechnique qui compta un autre académicien, l’écrivain Édouard Estaunié (1862−1942), un directeur d’opéra, Jacques Rouché (1862−1957), et le général Pellé (1863−1924). Bachelier ès lettres, son relevé de notes au concours d’entrée témoigne déjà de ses aptitudes littéraires. Dans un ouvrage consacré à l’École polytechnique et publié en 1931 dans le cadre d’une série intitulée « nos grandes écoles », il affirme : « J’entrai à l’École polytechnique pour contenter ma famille et aussi pour obtenir qu’on me laissât, cette satisfaction accordée à la prudence maternelle, suivre librement des penchants qui m’inclinaient vers les lettres. »
Il sort néanmoins de l’École classé 20e et choisit les manufactures de l’État (les tabacs) plutôt que l’École des ponts et chaussées. Il se considère lui-même comme un « médiocre mathématicien » et va jusqu’à écrire avec humour : « Quant à inventer un pont, il est heureux, pour la sécurité des usagers éventuels, que je n’en aie jamais eu ni l’occasion, ni l’ambition. » Dans ce court ouvrage consacré à dresser un portrait des polytechniciens, mais qui prend au fil des pages des accents autobiographiques, il raconte avoir passé ainsi deux années à l’école des tabacs, au cours desquelles il termine ses deux premiers romans, Le Scorpion (1887) et Chonchette (1888). Alors qu’il est sous-ingénieur à Châteauroux puis à Lille, il écrit Mademoiselle Jaufre (1889), publié d’abord dans Le Figaro, et Cousine Laura (1890). Il est ensuite nommé sous-chef de bureau à Paris au ministère des Finances, au sein de la direction des tabacs, et, en parallèle, fait paraître, dans la Revue des Deux Mondes, La Confession d’un amant.
En 1890, il abandonne sa carrière d’ingénieur pour se consacrer entièrement à la littérature et publie en 1894 son roman le plus célèbre, Les Demi-Vierges, aussitôt adapté au théâtre. La même année, pour le centenaire de l’X, il participe à l’écriture de L’Épopée de l’École polytechnique sur une musique de Kœchlin, avec un court texte intitulé « Fondation de l’École polytechnique ».
À cette période, écrivain déjà célèbre, il est représenté aux côtés des poètes du Parnasse et d’autres écrivains de la fin du xixe siècle, comme Leconte de Lisle ou José Maria de Heredia, sur un tableau de Paul Chabas, Chez Alphonse Lemerre, à Ville d’Avray (1895). En 1909, un article du Figaro le décrit comme un écrivain « qui a gardé les habitudes littéraires des grands romanciers du dix-neuvième siècle » et loue son « art de plaire et de divertir » au moment où il est élu à l’Académie française contre Émile Boutroux, ancien professeur de philosophie de Proust, et Édouard Drumont, journaliste antisémite et antidreyfusard, auteur de La France juive (1886).
De l’affaire Dreyfus aux jeunes filles
Si un point rapproche les deux écrivains, c’est finalement celui-ci : leur engagement de la première heure en faveur de Dreyfus. Prévost participe avec Zola au dîner organisé par Scheurer-Kestner en novembre 1897, dîner au cours duquel ce dernier décide de rendre publique sa conviction de l’innocence de Dreyfus. Quelques mois plus tard, Proust signe la première pétition publiée dans L’Aurore et Marcel Prévost un « Hommage à Zola ». Puis ils signent tous les deux la protestation parue dans L’Aurore « contre les poursuites et les persécutions qui frappent le colonel Picquart ». L’un comme l’autre écrivent également sur le sujet ; Proust consacre de nombreuses pages de son roman Jean Santeuil (publié après sa mort, en 1952) à l’Affaire et Marcel Prévost écrit plusieurs articles sur Dreyfus dans le New York Herald. C’est d’ailleurs sans doute dès cette période que les deux écrivains se sont rencontrés, dans le salon de Madeleine Lemaire et peut-être aussi chez Geneviève Straus, qui a d’abord été mariée avec le compositeur Georges Bizet. Ils ont par la suite échangé des lettres et se sont probablement croisés jusqu’en 1922 où une dernière rencontre est attestée, rencontre au cours de laquelle Prévost aurait d’ailleurs demandé à Proust d’écrire pour la Revue de France qu’il dirigeait, lui qui, quelques années auparavant, avait refusé de publier des extraits de Du côté de chez Swann dans la Revue de Paris.
Autre point commun, leur intérêt pour les femmes et les jeunes filles. Nombre des romans de Marcel Prévost, comme on l’a vu, ont pour personnages principaux des femmes ou des jeunes filles et ce sont eux, ou plutôt elles, qui ont fait sa notoriété. Certains des titres des deux romanciers se font d’ailleurs écho, comme La Confession d’un amant (1891) de Prévost et La Confession d’une jeune fille (1896) de Proust. Enfin, un certain relent de scandale entoure d’abord l’œuvre de Prévost, notamment après la publication de son roman Les Demi-Vierges, scandale qui n’effraiera pas non plus Proust, lequel choisit pour titre d’un de ses volumes Sodome et Gomorrhe (1921−1922).
Des goûts divergents
Toutefois il ne faudrait sans doute pas pousser la comparaison trop loin. Comme le souligne un article dans la Revue politique et littéraire du 30 mai 1909, « le peintre des perversités morales » qu’est Marcel Prévost est aussi « une sorte de sermonnaire laïque » et Les Demi-Vierges (1894) « un plaidoyer en faveur du mariage chrétien », même si le point de vue féminin voire féministe affleure parfois dans ses romans, comme le montre ce dialogue entre Jacqueline et Hector dans Les Demi-Vierges :
« Si toutes les jeunes filles pensaient comme moi, mon cher, nous ferions notre petit 89, et nous gagnerions nos libertés de vive lutte.
– Quelles libertés ?
– Liberté de sortir et de voyager seule, d’abord. Liberté de rentrer chez nous à l’heure qu’il nous plaît, de ne rentrer que le matin, par exemple. Vous n’imaginez pas ce que cela m’amuserait de noctambuler. Liberté de dépenser de l’argent à notre fantaisie, liberté d’avoir des amants… Oui, des amants… Vous avez bien des maîtresses !
– Elles seront difficiles à marier, vos jeunes filles d’après 89.
– Pourquoi ? Vous vous mariez bien, vous, quand vous vous êtes affichés pendant dix ans avec des cocottes ? Ce serait un usage à établir, voilà tout. » (p. 282–283)
“Vous savez l’horreur que j’ai des romans de Marcel Prévost.”
Pour Proust, malgré son succès et son entrée à l’Académie française, Marcel Prévost reste un contre-modèle. En 1910, il écrit d’ailleurs à un de ses amis : « Vous savez l’horreur que j’ai des romans de Marcel Prévost. » Dans un de ses cahiers de brouillon, vers la même époque, il l’oppose à Gérard de Nerval, sans doute pour son réalisme social et français, « Gérard est naïf et voyage. Marcel Prévost se dit : restons chez nous, c’est un rêve », avant de contester sa vision de la littérature en écrivant :
« Mais tout compte fait il n’y a que l’inexprimable, que ce qu’on croyait ne pas réussir à faire entrer dans un livre qui y reste. »
Références
Je remercie Olivier Azzola, responsable du Centre de ressources historiques et du mus’X (bibliothèque de l’École polytechnique) pour l’aide apportée à ces recherches.
- Correspondance, éd. Philip Kolb, Plon, 1970–1993, t. XI, p. 252. En 1913, Proust ne recevra pas une lettre de Maurice Barrès « adressée par erreur à Marcel Prévost » (Corr., t. XII, p. 284).
- Stéphane Chaudier, « Le style de Proust », https://essentiels.bnf.fr/fr/article/16cc7af0-67b6-48ac-b22d-690518e638bb-style-proust
- Pierre Bayard, Et si les Beatles n’étaient pas nés ? « Un monde sans Proust », Les éditions de Minuit, 2022, p. 101.
- Promotion X1882. Voir La Jaune et la Rouge « Le général Pellé », 2014.
- Marcel Prévost, Nos grandes écoles : Polytechnique, La Nouvelle Société d’édition, 1931.
- André Beaunier, « Le Nouvel Académicien », Le Figaro, 28 mai 1909.
- Hubert Lévy-Lambert, « Quelques X dans l’affaire Dreyfus », La Jaune et la Rouge, 1995. Un peu plus tard, Dreyfus enverra à Prévost son ouvrage Cinq années de ma vie et Prévost l’en remerciera.
- Fonds Alfred Dreyfus, musée d’art et d’histoire du Judaïsme, https://mahj.org/fr/decouvrir-collections-betsalel/carte-de-visite-3733
- L’Aurore, 2 mars 1898.
- Lettre de Proust à Georges de Lauris, Corr., t. XVI, p. 404.
- Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, Gallimard, « folio essais », 1987 (1re éd. 1954), p. 157.