Proust vu par un bourgeois cultivé à la fin des années 30
La Jaune et la Rouge a récemment rendu hommage à François Mayer, à la fois dans un « portrait » (n° 780) et dans une recension de son remarquable roman familial (n° 783). Il se trouve que, parmi nombre de portraits très réussis, ce texte recèle un tableau bien brossé sur l’auteur d’À la recherche du temps perdu. Notons pour le lecteur qu’Henri Bauer est le grand-père du narrateur, Joël, le narrateur (qui a une quinzaine d’années alors), Daniel, son frère aîné. Nul doute que, sous la fiction, ne perce le souvenir d’une discussion bien réelle et qu’on ait affaire à un double témoignage, celui d’un contemporain de Proust et celui de l’auteur futur polytechnicien, alors dans l’émerveillement de la découverte d’un monde qui nous fascine encore.
Parfois, Henri Bauer interrogeait Joël sur ses lectures. Celui-ci venait de découvrir Proust. Après Swann, il faisait la connaissance d’Albertine. Surprise du grand-père. « Comment peux-tu aimer ces phrases interminables, ce style tarabiscoté ? » Joël essayait de lui expliquer qu’au début il avait été heurté par ces longues périodes, ces parenthèses, ces subordonnées s’encastrant les unes dans les autres. À chaque tentative, il était rebuté, comme s’il avait été repoussé par la force centrifuge en essayant de monter sur un manège en marche. En persévérant, il avait réussi à s’accrocher et, une fois sur le manège, c’était le monde extérieur qui s’était mis à tourner et qui était devenu flou.
« Je suis trop vieux pour les chevaux de bois. Mais je comprends ce que tu as ressenti. Quand je l’ai rencontré autrefois, jamais je n’aurais imaginé que Marcel Proust serait considéré un jour comme un grand écrivain. » Au tour du petit-fils d’être étonné. Son grand-père avait connu Proust ? Eh oui ! quand il travaillait avec maître Straus.
« Celui-ci avait épousé la veuve de Georges Bizet, qui était mort très jeune. Geneviève Bizet était la fille d’Halévy, le compositeur de La Juive. Elle a été un des modèles de la duchesse de Guermantes avec Mme Adhéaume de Chevigné et la comtesse Greffulhe. »
Coïncidence, quelques jours plus tôt, à la sortie du théâtre des Mathurins, Joël avait vu une étrange personne. Vieille dame distinguée, et à l’élégance bizarrement démodée. Une caricature de la dame du grand monde, une vieille belle comme on disait un vieux beau, les rides cachées sous des couches de fond de teint et de poudre, à l’ombre d’une grande capeline. Une robe aux tournures d’antan, d’un mauve rare, pastel, léger. Dans son sillage un parfum distingué et un murmure sur son passage : « C’est la comtesse Greffulhe ! » Pourquoi une telle admiration, une telle nostalgie ?
D’après le grand-père, elle avait été une des étoiles du grand monde. « Née Caraman-Chimay, ce qui en fait une descendante de Mme Tallien, elle-même née Thérésa Cabarrus à Carabanchel. Le physique de la duchesse de Guermantes a été inspiré par la comtesse Greffulhe, alors que son esprit était celui de Mme Straus, qui n’en manquait pas. C’était d’ailleurs dans le salon de Mme Straus que j’ai rencontré celui qu’elle appelait son petit Marcel. Mais, abstraction faite du style, ces dissections d’entomologiste, ces sensations fugaces ne te paraissent pas artificielles ? » Non, car Joël avait parfois éprouvé les mêmes. Quand il habitait près des Champs-Élysées, il regardait comme le jeune Marcel les ombres de la balustrade en fer forgé qui, selon le passage des nuages, apparaissaient avec netteté sur la pierre du balcon, puis s’estompaient pour s’effacer, puis se dessinaient de nouveau avec la précision d’un trait de plume quand revenait le soleil. Même si, contrairement au « narrateur », Joël espérait le mauvais temps qui lui permettrait d’aller au cinéma. Même la fameuse madeleine provoquerait un écho chez Joël.
« Depuis longtemps, une image revenait que je n’arrivais pas à situer. Daniel et moi, encore enfants, devant la porte d’une petite église de campagne avec une tour carrée surmontée d’un toit pointu. Nous jouions sur un terre-plein séparé de la rue par quelques marches. Je ne pouvais pas situer la vision. Était-ce à Montfort‑l’Amaury ? en Normandie ? sur la route du Midi ? Impossible de localiser. Il y a deux semaines, en revenant à bicyclette du stade de Bobigny après le football, je suis passé devant une église. Le déclic s’est produit. J’ai freiné, j’ai garé mon vélo et, en haut des marches de cette église de Charonne, j’ai tout retrouvé. Les lieux, les souvenirs. J’étais tout gosse, avec Daniel. En revenant de la maison des Lacarrière à Herblay, nos parents avaient fait un détour pour visiter cette église. Ils étaient à l’intérieur. Nous jouions en les attendant. Tout était net comme un film ! »
Henri Bauer était amusé par l’ardeur de son petit-fils. Celui-ci, tout à coup, perçut la nouveauté de la situation. Son grand-père n’avait pas coupé la discussion par une sentence définitive, il acceptait même que Joël considérât comme un grand écrivain un auteur qu’il n’aimait pas du tout. L’important n’était pas le caractère de l’œuvre de Proust, mais de pouvoir en débattre.
« Et comment était-il dans la vie ? »
« Maniéré ! Un gommeux, pommadé, d’une politesse excessive, frisant l’obséquiosité. Ses compliments exagérés me mettaient mal à l’aise. Derrière cette humilité affichée, on devinait un orgueil sans limite. Et il était snob, épouvantablement ! »
Ce fut au cours de cet entretien qu’Henri Bauer révéla à son petit-fils qu’Albertine s’appelait Albert. Avec un sourire, en termes voilés car Bérengère était présente, mais sans ironie. Il ne s’attarda guère sur l’homosexualité de Proust. Pourtant, celle-ci pouvait à elle seule expliquer son antipathie. Joël en était encore À l’ombre des jeunes filles en fleurs, mais il était vexé. De ne pas savoir, de ne pas avoir deviné. Là encore, il découvrait chez son grand-père une indulgence nouvelle. Avant, celui-ci aurait émis une remarque sarcastique, ou expliqué que, dans ces conditions, Joël n’avait rien pu comprendre à ce qu’il avait lu. Là, au contraire, Henri Bauer jouait l’avocat et non le procureur. « Pas étonnant que tu te sois laissé prendre. Il avait honte, il a déguisé, transposé. Il a parlé en clinicien de l’homosexualité de Charlus, de celle de la fille de Vinteuil. Mais les sentiments de son héros pour Albertine devaient être partagés par tous. Il a brouillé les pistes avec soin. Gide lui a assez reproché d’avoir triché, d’avoir eu honte de dire la vérité. »