Souvenirs de lecture d’un jeune proustien
Foin des spécialistes et de leur passionnante érudition ! Laissons la parole aux lecteurs ordinaires, et commençons par un élève encore à l’École, dans la fraîcheur de son printemps. Mettons-nous à l’ombre des jeunes hommes en fleur.
Le métro quotidien est inscrit en filigrane de ma lecture d’À la recherche du temps perdu : à partir d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs, presque tous les passages célèbres, l’introduction de lieux particuliers qui surgissaient dans mon imaginaire, l’évolution de personnages qui arrivaient sur le devant du roman, si ce n’était pas à la lumière de mon lit que je les lisais, alors c’était assis dans la demi-lumière du métro, vers ou depuis le lycée de ma classe préparatoire, un rituel de lecture qui me transportait à sa manière lors de ces trois longues et monotones années, que La Recherche embellit d’une manière particulière.
Proust et le métro
Dans une fin de réveil de petit matin, le métro constituait ce lien liminaire entre chez moi et mes études au dehors, plus rapide que le petit tortillard de Balbec, mais parcourant inlassablement les mêmes noms de station dans le même ordre, et, alors que la pression du retard ou celle de la nuée des petits écrans de téléphone m’auraient incité à m’y incliner moi aussi pour m’abandonner à une récréation, je me penchais plutôt sur les pages plastifiées d’un exemplaire de La Recherche emprunté à la bibliothèque, décorée des très jolis tableaux de la cathédrale de Rouen. Ainsi, l’emprunt de chaque nouvel exemplaire (que je gardais bien plus longtemps que les trois courtes semaines officielles) s’ornait d’une nouvelle teinte de cathédrale (par exemple bleu aux lueurs de l’aube pour Du côté de chez Swann, rouge érable pour Le Côté de Guermantes, gris mouillé pour La Prisonnière, jaune d’or pour Le Temps retrouvé) et celles-ci furent pour moi les modèles des clochers et des églises décrits dans les livres qu’elles recouvraient.
Les inclinaisons du métro, ses accélérations et ses vrombissements, le sifflement hardi de l’air souterrain qui enveloppait la carcasse sombre du wagon, et enfin l’annonce des stations défilantes qui m’éveillaient comme une modernisation de ces cris de Paris qui eux-mêmes emplissaient l’air proustien depuis son lit, accompagnèrent si longuement ma lecture que je garde deux impressions de ces pages, comme deux exemplaires qui se superposent. Ainsi la petite demi-heure du matin s’étendait en se prélassant comme une heure entière en compagnie du narrateur, et il me semblait que chaque nouveau mot lu était un grain que je rajoutais au sablier qui délimitait mon trajet. Et, même si je progressais lentement le long de ces pages sans paragraphes, les stations paraissaient s’être éloignées l’une de l’autre pour me permettre de prolonger encore ma lecture et proroger mon passage de la porte du lycée.
Et d’autre part ces pages orchestraient une sortie dans le monde ordinaire, une sorte de liberté reconquise. Comme si je m’échappais de mon quotidien ordinaire, j’entrais dans celui extraordinaire d’un autre jeune homme à plus de cent ans d’écart, me racontant toutes les choses que je vivais comme s’il les avait mieux connues lui-même. Et, étrangement, cette chronologie très condensée des pages, à mesure que je m’en imprégnais et qu’il me semblait les vivre comme si ce fût ma vie, s’immisçait par toutes les anfractuosités de mon temps interstitiel comme de l’or fondu aux motifs merveilleux. Par comparaison alors, au-delà de Proust tout paraîtrait imprimé de fadeur ? Plutôt que de me morfondre, je pense et je vis l’expérience de La Recherche comme un prisme qui sublime les interprétations de ma vie.
Les êtres lieux, la lenteur des jours
Je crois alors que certaines personnes me sont plus chères lorsqu’elles incarnent un « être lieu » presque total et transportent avec elles-mêmes une certaine manière de faire, des sujets de conversation particuliers, des expressions et des tournures de phrases uniques, en définitive une naturelle cohérence de caractère qui se répand autour d’elles. Alors, auprès d’elles comme au contact d’un catalyseur, je retrouve une partie de moi, ou plutôt une configuration de moi qui leur semble dédiée mais qui avait été mise en suspens, des idées me reviennent et des projets se renouvellent. Et dès que ces longs intervalles de temps tissent un contact, alors ce sont deux surfaces qui se cherchent, qui farfouillent pour trouver les mots, les clefs de l’autre, confiées, mais que faute de serrure la mémoire entretenait doucement comme une concierge. Cependant quand nous nous quittons s’atténue peu à peu la joie de les avoir revus, car il semblerait, même cinq minutes après le départ, qu’il aurait pu s’écouler identiquement ces cinq minutes ou six mois, la distance qui nous sépare d’eux serait inchangée. Cela n’empêche pas, et favorise plutôt chez moi, le désir d’immédiatement les retrouver et, faute de pouvoir exaucer ce souhait, la machine de la mémoire s’escrime fugacement à revivre l’instant passé.
L’analyse de sa propre pensée avant d’arriver à un lieu prévu ou de quitter un lieu aimé, de la personne à rencontrer ou de l’ami quitté, joue un aussi grand rôle pour moi que dans La Recherche le fantasme de Venise et du nom des Guermantes pour le narrateur. Car, pour un rendez-vous de quelques heures, combien plus d’heures ai-je passé à l’attendre en me le représentant mordu de nouveautés ; et, une fois ce rendez-vous achevé, combien de semaines encore auront la lourde tâche d’inscrire ce moment et mes conversations parmi mes idées, façonnant en dépit de moi une personnalité mieux déterminée et imprégnée des marques de cette amitié ? Anticiper et revivre façonnent et modifient donc rétrospectivement le souvenir, et j’aime mesurer cette altération progressive du souvenir, tâtonnant dans le flou car je n’ai plus de modèle fixe auquel me raccrocher, comme les couleurs fugitives de Van Gogh, et que je crains de défigurer si je m’appliquais à restaurer ses couleurs délavées.
Aimer et souffrir
Lorsqu’on a aimé et que l’on vit la douleur de ne plus aimer – ni de croire en l’amour que nous portions alors que notre cœur nous indique que nous y placions un espoir, comme notre bras garde un instant la fatigue d’une valise enfin déposée mais longuement transportée –, de perdre une perception qui habitait un être précieux, on sent une double douleur. D’abord celle de l’abandon, diffuse parfois car nous n’avons peut-être pas été aimé en retour, et, ce que nous estimions provenir de l’autre, nous nous apercevons que ce n’était que nous qui trouvions la force de renouveler un désir qui ne souhaitait pas être entretenu.
L’autre douleur, c’est celle d’avoir vieilli, de ne plus ressembler à celui qui avait provoqué cet amour, qui à présent terminé enrobe des jours d’une enveloppe mystique, et en un bond on survole d’un regard des jours que les battements accélérés de notre cœur tressaillant nous avaient fait croire être des éternités. Pourtant, à l’ouverture de cette enveloppe, nous y retrouvons le papier fané des lettres mortes que nous avions écrites et dont les mots dépossédés nous semblent étrangers. « Ceux que tu avais reçus en retour, maintenant tu t’en aperçois, ne contenaient pas les phrases ni les promesses que tu espérais tant que tu croyais les y déchiffrer dans un repli délicat et obscur », semble me dire d’un clin d’œil le Proust écrivain contemplant en même temps le narrateur. Alors ce lambeau de souvenir tombe en désuétude et, en même temps que nous échappe de la main ce papier assassin de nos souvenirs, il sera rangé dans un porte-document comme un poignard portant des traces d’encre serait exposé dans un musée.
Mais le pire dans ces lettres n’est peut-être pas les phrases reçues qui, puisqu’elles sont parvenues à leur destinataire, n’ont plus de moi que le style, le papier, le crayon, le temps passé accoudé sur elles, mais où les sentiments se figèrent définitivement en des natures mortes ; le pire est probablement ces phrases inachevées (ou d’une manière similaire ces morceaux enfin révélateurs brusquement introduits après de longs lacis courbés et hésitants) qui occultent une pensée pour laquelle ma honte avait tendu sa main pour retenir ma propre écriture, que des années après je relis en les complétant sans mal avec la souffrance d’être le gardien jaloux de cette pièce de puzzle manquante, seul possesseur d’une blessure que je n’ai pas transmise et qui n’aurait en même temps pas traversé la faille de l’incompréhension. Mais derrière cette honte se dessine, en reniant ce morceau de phrase, cet adjectif en trop, ce verbe finalement atténué, la fierté d’avoir grandi, et enfin naît le regret d’avoir perdu la spontanéité qui manqua de me contraindre à l’écrire.
Et même lorsqu’il nous arrive d’aimer, et de se confondre en bonheur avec celle qu’on a l’impression de mieux connaître seulement parce qu’elle-même anticipe mieux de nous l’action menée par habitude, surgit soudain une souffrance provenant de l’intérieur, comme un pic de hérisson enfoncé et tenace qui remue et sature nos pensées. Car se blottir contre quelqu’un et partager ses peines, s’en rapprocher au-delà du premier contact qui surprend et chatouille, ce sont comme deux petits hérissons qui s’aiment. Et que ces pincements sont nombreux, de la jalousie au silence, mais qu’ils se dévisagent heureux de vivre ces douleurs communes sans solitude ! Car, si le narrateur se sent irrémédiablement seul comme nous pouvons le sentir nous-mêmes, il ne sait pas encore que l’écrivain le contemple avec bienveillance par-delà les ans et nous invite à nous placer de même à ses côtés lors d’une prochaine relecture de son livre.
Fin
Ma lecture de Proust a été parcourue par une lecture de moi-même. Répondre à « Qui je suis ? » est peut-être l’essence de La Recherche, et je ne m’éloignerais pas trop du Temps retrouvé avec la pensée que ce télescope de mots me faisant naviguer dans son vaste univers, sélectionnant les couleurs et diffractant les formes, est un instrument magique qui nous éclaire à mesure que nous parcourons les gravures hiéroglyphiques des pyramides du souvenir, emplies de traces et d’instants disparus par mon inconscient scribe. Ainsi la confiture de mûres de mes grands-parents joue pour moi le même rôle que la madeleine pour Proust et est un petit talisman quotidien présageant une bonne humeur.
J’ai donc parcouru dans Proust une immense cathédrale composée de vitraux incarnés en personnages, aux teintes, découpages et légendes singulières, et l’usure du temps que le livre opère lui-même m’a conduit dans ses cryptes mortuaires, dont mes traces de pas continuels polissent les pierres des caractères inoubliés. Car, comme avec les aspects des vivants, on honore la mémoire de ces êtres disparus en retirant et en conservant d’eux comme en un pendentif un trait spécifique, par exemple les dissimulations et les mensonges d’Albertine, qui lacèrent et approfondissent mes blessures d’amour d’une rouille qui pourtant ne leur appartenait pas mais s’est transfigurée pour déteindre sur le réel.
“Les Années d’Annie Ernaux faisaient pour moi écho aux souvenirs proustiens.”
Mais plus qu’une archéologie, du côté du soleil de la vie, les arcs-boutants de cette cathédrale s’élancent dans l’océan de la littérature et me prêtent leur appui lors de sa découverte, en mille pilotis inachevés mais que j’ai tant d’enthousiasme à construire : ainsi mes lectures de Dostoïevski, je les complétais en parallèle de celle de La Prisonnière, et Les Années d’Annie Ernaux faisaient pour moi écho par sa méthode photographique aux souvenirs proustiens. Et combien d’autres œuvres m’attendent encore ?
Enfin je me suis décidé : je ne veux faire que des choses que j’aime et je veux prolonger le plaisir que j’en ai eu en les racontant, à des personnes que j’aime.