Témoignage de lecteurs polytechniciens
En conclusion de notre dossier, écoutons les témoignages personnels très variés, sur le fond comme sur la forme, de quatre lecteurs proustiens appartenant à la communauté polytechnicienne.
Marcel Proust n’avait vraisemblablement pas une connaissance approfondie des principaux ressorts et des facteurs de succès de l’activité économique de son époque, alors en plein développement. Cependant, comme il le dit de son père vis-à-vis de lui-même, il semble qu’il ait eu « pour (le) genre d’intelligence (qu’elle nécessitait) un mépris suffisamment corrigé par la tendresse, pour qu’au total son sentiment sur tout ce (qu’elle) faisait fût une indulgence aveugle ».
À ceux qui imaginent qu’une vie professionnelle consacrée à la construction et au développement d’une grande entreprise capitaliste se situe aux antipodes de toutes les merveilles de la vie imaginaire et de l’épanouissement des émotions poétiques, j’aimerais signaler l’émerveillement que Marcel trouva aux titres des actions que lui avait léguées la tante Léonie : ces titres « étaient enjolivés de flèches de cathédrales et de figures allégoriques comme certaines vieilles publications romantiques que j’avais feuilletées autrefois ». Et même plus précisément : « rien ne fait mieux penser à certaines livraisons de Notre-Dame de Paris et d’œuvres de Gérard de Nerval… que, dans son encadrement rectangulaire et fleuri que supportaient des divinités fluviales, une action nominative de la Compagnie des Eaux ». Veolia avec la même puissance de projection que Hugo ou Nerval !
Cette fulgurance lui apparaît lors du désopilant dîner de Norpois chez les Proust, à l’époque où il semble à Marcel que voir « un Carpaccio à Venise » ou entendre « la Berma dans Phèdre », c’est « avoir enfin les yeux ouverts devant l’objet inconcevable et unique de tant de (ses) rêves ».
Puissent nombre de jeunes gens d’aujourd’hui s’émerveiller comme lui, et chercher l’accomplissement de leurs rêves dans l’engagement sans limites dans la réalisation d’un chef‑d’œuvre collectif qu’est une grande entreprise qui transcende les générations ! Tout comme la littérature, c’est aussi « la vraie vie ».
Antoine Frérot (X77), président du groupe Veolia
Souvenir de lecture d’À la recherche du temps perdu, sous forme de haïku :
La saveur du temps
Écrire pour capter l’instant
Mieux se retrouver
Gaëlle Olivier-Triomphe (X90), présidente de société, business angel, administratrice
La première année que je passais sur le campus fut marquée par ma traversée d’À la recherche du temps perdu, mettant peu à peu de côté toutes les autres lectures. Ce détail apparent me semble d’une importance particulière, tant La Recherche irrigue et puise dans la vie de qui s’y consacre, par sa monumentalité et par sa portée intime. Aussi, le souvenir de ma découverte de l’œuvre de Proust reste indissociable du temps passé à l’X.
Parcourir La Recherche pendant des années de platâl, pourtant si intenses et ne laissant que peu de temps pour la lecture, était paradoxalement passionnant. Ma lecture de Proust fut en fait collective, entourée et accompagnée par une poignée de camarades proustiens. Nos traversées désynchronisées de La Recherche ont nourri ma lecture personnelle de réflexions littéraires autant que d’éclats ironiques, scandant une expérience moins intellectuellement hautaine qu’aurait pu l’être la confrontation à ce qui passe pour un des sommets de la littérature.
Dans l’ivresse d’une sociabilité sur le campus plus intense et plus bourgeoise que jamais, je retrouvais certains traits du ridicule mondain décrit par Proust, dont je récupérais un peu de cynisme social et de recul ironique sur ma propre participation à ce jeu. En faisant la rencontre de nouveaux cercles sociaux, je percevais aussi, avec un regard aiguisé par l’acuité du narrateur, les hiérarchies qui demeurent à l’X, pour celles et ceux qui tiennent plus des Verdurin que des Guermantes, école où les descendants et descendantes de Françoise étaient presque entièrement absents.
Yohan Boulard (X19), étudiant en physique du patrimoine
Il y a déjà longtemps je me suis éveillé à la pensée de Marcel Proust à travers son chef‑d’œuvre découvert dans le tome I de la Pléiade, édition de 1963 en trois volumes, préfacée par André Maurois. S’ensuivit un patient cheminement à travers l’œuvre, en notant des extraits me touchant à l’époque, dans lesquels je me suis récemment replongé.
Mes notes de lecture reprennent des thèmes variés :
- le temps, vers l’avenir comme vers le passé, ses phénomènes (psychologie, oubli…) ;
- les lieux, tels que Combray et Balbec ;
- les êtres : amour, jalousie, souvenirs et actualisation ;
- l’art, pictural comme musical, que Proust invite souvent pour nous faire mieux comprendre le réel.
Par la suite, mon intérêt se porta sur le livre de souvenirs de Céleste Albaret, plus anecdotique. Enfin, récemment, je pus réaliser mon projet devenu mythique de visite d’Illiers-Combray :
- en 2021 la maison de Tante Léonie (avant travaux), le Pré Catelan, et mon adhésion immédiate à la société des amis de Marcel Proust ;
- en 2022, le musée éphémère et les projets associés à la réouverture du musée de Combray.
Je tiens à terminer ce modeste témoignage avec une citation de La Fugitive qui nous interpelle toujours : « Comme il y a une géométrie dans l’espace, il y a une psychologie dans le temps, où les calculs d’une psychologie plane ne seraient plus exacts parce qu’on n’y tiendrait pas compte du Temps et d’une des formes qu’il revêt : l’oubli ; l’oubli… qui est un si puissant instrument d’adaptation à la réalité parce qu’il détruit peu à peu en nous le passé survivant qui est en constante contradiction avec elle. »
François Gerin (X68), ancien DGA de Siemens France