La finance durable peut-elle sauver le monde ?
Si l’on souhaite réinventer le monde, il faudra réinventer la finance avec lui. Par-delà ce constat indéniable, quelles peuvent-être les contributions concrètes des banques, des assureurs, des gestionnaires d’actifs et autres acteurs du monde financier, à la résolution des défis environnementaux et, notamment, climatiques ? Cet article a été réalisé dans le cadre du séminaire « Introduction aux enjeux de l’Union européenne », dispensé à des élèves en deuxième année de l’X par François-Gilles Le Theule (X79).
Parce que la menace environnementale est globale et nécessite une action coordonnée à l’échelle la plus large possible, l’Union européenne s’est, elle aussi, investie des questions climatiques et de préservation de l’environnement. L’entrée en application, en mars 2021 du règlement européen (UE) 2019⁄2088 SFDR (Sustainable Finance Disclosure Regulation) vise ainsi à orienter les flux financiers vers des activités respectueuses des Accords de Paris, contraignant les acteurs de la finance à une politique de transparence qui permet aux clients d’évaluer la durabilité de leurs investissements. Est-ce à dire qu’une finance « durable », c’est-à-dire qui ne se contenterait plus de chercher un compromis insatisfaisant entre la rentabilité économique d’une part et la durabilité de l’autre, mais qui parviendrait, via l’investissement, à mobiliser le levier économique pour opérer une « transformation écologique » serait possible ? Qu’attendre par ailleurs de l’UE en matière de finance durable ?
Quatre grands témoins
Pour répondre à ces questions, quatre acteurs majeurs de l’industrie financière française et mondiale ont accepté de répondre à nos questions : Bertrand Badré (ex-directeur financier du Crédit agricole, de la Société générale, puis directeur général de la Banque mondiale, fondateur et managing partner du fonds d’investissement Blue Like an Orange Sustainable Capital), Étienne Barel (directeur général délégué de la Fédération bancaire française et ancien Senior Advisor chez BNP Paribas), Xavier Musca (directeur général délégué au Crédit Agricole, ex-secrétaire général de la présidence de la République et ex-directeur général du Trésor) et Nicolas Théry (président de la confédération nationale du Crédit mutuel, ex-président de la Fédération bancaire française). Grâce à eux, nous avons pu essayer d’identifier les acteurs, le mode de gouvernance ainsi que les principaux enjeux de la finance durable en 2023.
Le rôle des banques
S’il est difficile de répondre à la question « la finance durable peut-elle sauver le monde ? », il est clair en revanche que les institutions financières comme les banques ont un rôle essentiel à jouer pour y parvenir. D’abord en envisageant des efforts en interne, car elles ne peuvent s’engager auprès de leurs clients que si elles-mêmes sont crédibles. Ensuite par le conseil à leurs clients, pour les conduire vers une approche plus durable. Certaines équipes internes aux banques sont chargées de vérifier la cohérence environnementale des actions de leur entreprise.
Mais Xavier Musca alerte sur le caractère balbutiant des méthodes de place sur lesquelles ces équipes peuvent s’appuyer. Afin d’illustrer cet écueil, il donne un exemple marquant : pour évaluer les émissions de CO2 « financées » par Crédit Agricole SA, la banque s’attribue une part de ce que ses clients, comme le groupe TotalEnergies, émettent en ramenant le montant de financement à la valeur de l’actif de leurs clients. Or les actifs dépendent eux-mêmes de la valeur boursière des entreprises. Ainsi, lors d’une hausse de la cotation en bourse de TotalEnergies, Crédit Agricole SA « finance » moins de CO2.
Tous financiers ?
Par ailleurs, les dirigeants de grandes entreprises assument eux-aussi un rôle clé. La présence de présidents du CAC 40 au sein du conseil d’administration du nouvel Institut de la finance durable (créé en fin d’année 2022) vise à hausser d’un cran le degré de prise en compte par les dirigeants de la question de la finance durable.
Nicolas Théry rappelle quant à lui qu’il est également important de communiquer sur le fait que nous sommes tous, chacun à son échelle, des financiers : la manière dont nous épargnons, consommons et empruntons nous inscrit dans une finance durable (ou non) et, plus globalement, dans un système qui est viable à long terme ou ne l’est pas.
Bertrand Badré va même jusqu’à décrire la société civile comme un moteur indispensable à cette profonde transformation. Et ce d’autant plus que la finance verte soulève de nombreuses questions relevant du débat démocratique, notamment sur le choix et l’évaluation des critères.
Le rôle de l’État
Pour autant, Xavier Musca souligne qu’il est aujourd’hui demandé aux investisseurs et banques de trancher sur ces questions alors même que cet arbitrage relève peut-être plus des prérogatives du législateur, sous l’impulsion de la société. Les grandes figures de la finance que nous avons eu l’occasion de rencontrer appellent toutes à une prise de responsabilité de la part du gouvernement. Aujourd’hui, les pouvoirs publics ont trois leviers d’action principaux : la réglementation, les contraintes d’objectifs assorties d’obligation de moyens et le signal-prix. Ce dernier est inefficace s’il ne combine pas les deux premières approches : les émissions carbone doivent être limitées par des normes et par une contrainte obligeant à la transformation de l’équipement.
Pour Xavier Musca, l’État doit agir et imposer des normes. Les investissements liés au développement durable sont structurants, conséquents, s’inscrivent sur le long terme, et les risques qui leur sont associés peuvent être considérables. Il cite en exemple le cas d’une catastrophe nucléaire où ce ne sont pas les assureurs qui seraient sollicités, car ils ne prennent pas en charge ce genre de risque, mais bien l’État.
Les incertitudes des notations ESG
Pour évaluer la prise en compte du développement durable et des enjeux de long terme, des critères dits ESG (pour environnementaux, sociaux et de gouvernance) sont le plus souvent utilisés. Ils permettent d’évaluer aussi bien les émissions de CO2 (pour le pilier E) que la qualité du dialogue social (pour le pilier S) ou encore la lutte contre la corruption (pour le pilier G). Toutefois, une enquête publiée par le MIT en 2019 a montré que, pour une même entreprise, les cinq principales agences de notation ESG existantes pouvaient aboutir à des notes très différentes. Au-delà de cette étude, les acteurs de la finance que nous avons interrogés nous ont fait part du même constat : le manque d’harmonisation nuit à la légitimité et à la fiabilité des notations ESG.
« Les banques françaises sont en avance. »
Ces disparités peuvent en partie être expliquées par faible volume de données à disposition des agences de notation (par manque d’indicateurs) sur lesquelles faire reposer leur note finale, mais également par des « biais culturels » entre les différentes agences. Par exemple, la présence, au sein du conseil d’administration de salariés aux côtés des actionnaires sera généralement beaucoup plus valorisée par une agence de notation européenne que par une agence américaine.
De plus, comme le souligne Bertrand Badré, l’harmonisation des critères n’est pas la seule question : savoir si l’on peut monétiser les notes obtenues l’est tout autant. Comment faire l’agrégation des différents piliers ESG ? Doit-on, par exemple, considérer qu’un impact néfaste sur l’environnement peut se compenser avec une externalité positive sur le plan social ? Aujourd’hui, pour renforcer la fiabilité des critères existants, des organismes tels que SBTi (Science Based Target Initiative) proposent de vérifier scientifiquement la véracité des déclarations faites par les entreprises.
Sanctionner les activités polluantes ?
Au niveau de la réglementation européenne, la directive (UE) 2022⁄2464 CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) a récemment été adoptée. Cette dernière a pour objectif d’imposer aux entreprises européennes un reporting extra-financier à publier annuellement. Le Parlement européen travaille également sur un Brown Penalizing Factor afin de sanctionner les activités les plus polluantes. Les banques européennes pourraient alors octroyer des prêts à un certain taux pour un investissement dans une mine de charbon et un prêt à taux inférieur pour un investissement dans l’énergie solaire. Cette initiative, en l’état, s’oppose à l’avis émis par l’Agence bancaire européenne (ABE). Cette dernière avertit de la potentielle contre-productivité d’une telle mesure qui pourrait, par manque de moyens, ralentir la transition des entreprises les plus polluantes.
Nicolas Théry propose une approche similaire : supprimer tout financement de l’industrie charbonnière, indépendamment du taux (le Crédit mutuel a décidé de suivre cette ligne directrice depuis 2020). Il salue les propositions de règlementation qui empêcheraient le financement du fossile et favoriseraient celui de la sobriété et des renouvelables. Il se positionne par ailleurs contre l’avis de l’ABE, en soulignant qu’on peut financer des entreprises anciennement polluantes ayant une stratégie d’investissements durables claire et non celles qui continuent de développer leurs capacités d’émissions en investissant dans le fossile.
Le cadre européen
Plus généralement, les rivalités nationales et les enjeux de pouvoirs que provoque la finance durable sont des freins majeurs à des politiques publiques ambitieuses à l’échelle européenne. Pour Nicolas Théry, la solution serait de mettre en place des normes au niveau européen et ainsi de forcer les entreprises (dont les banques) à revoir leur business modèles sur ces questions. Il prend pour exemple la sortie du charbon (2019) et l’interdiction à venir des voitures thermiques à l’échelle européenne (2035), deux mesures qui démontrent selon lui l’efficacité des politiques de réglementation.
Étienne Barel, quoiqu’en accord avec ce constat, appelle à aller encore plus loin : il affirme que les exclusions ne peuvent suffire, et ce notamment par soucis d’efficacité (à titre d’exemple, il fait remarquer qu’il n’y a eu aucun effet de baisse de l’utilisation du charbon depuis 2019, les entreprises s’orientant vers d’autres sources de financement). Les banques doivent-elles refuser certains clients parce que le règlement l’impose ou parce que ceux-ci n’ont pas voulu engager une transition vers le durable ? Enfin, tous les intervenants ont tenu à rappeler que l’opinion publique est un acteur clé dans la gouvernance climatique, puisque des politiques de décarbonation fortes sont susceptibles d’entraîner des conséquences importantes sur le pouvoir d’achat des consommateurs, et ainsi d’avoir des retombées politiques décisives.
Une révolution ?
Plus qu’une transition écologique, c’est une révolution à laquelle Nicolas Théry nous somme de procéder. Le climat doit être placé au cœur de nos préoccupations. La rentabilité directe n’est plus viable : nous devons faire le choix fort de renoncer à un stock de capital carboné apparemment rentable, mais en réalité dommageable pour l’humanité, et adopter un mode de vie plus sobre. Imposer ces pertes au système implique certes des interdictions, mais surtout un accompagnement conséquent pour des changements onéreux. Ces objectifs sont ambitieux, alors même que réduire de 2 % les émissions de CO2 annuelles semble déjà difficile. Et nos efforts actuels sont loin d’être à la hauteur : pour Bertrand Badré, l’enjeu principal est l’adaptation de nos systèmes de production et de financement.
Et toujours les banques…
Étienne Barel souligne que l’enjeu pour les banques réside dans la manière d’interagir avec les clients, pour les orienter vers des horizons plus durables par la définition d’une trajectoire claire et par l’anticipation des mesures gouvernementales. C’est pourquoi il est important de conserver des portefeuilles diversifiés, afin d’influencer les tendances dans des domaines variés. Nicolas Théry rappelle quant à lui que le pouvoir des banques ne saurait être surestimé : certaines entreprises, pétrolières entre autres, ont des rentes telles que leur investissement ne dépend pas des prêts qui leur sont ou non accordés. L’impact des acteurs du monde financier sur ces groupes est alors bien moindre, mais il n’est pas nul si le dialogue persiste.
Ordonner les priorités
Le président de la confédération nationale du Crédit mutuel poursuit : ne pouvant gagner toutes les batailles en même temps, il est essentiel d’ordonner clairement ses priorités. Sur les hydrocarbures, la guerre en Ukraine a permis une accélération de la prise de conscience et de mesures. Xavier Musca met alors en avant un nouveau pilier venant appuyer celui de la soutenabilité de nos systèmes : l’enjeu de souveraineté. Les banques ont un rôle à jouer par la finance durable, mais réglementer n’en fait pas partie. Si tous nos interlocuteurs ont reconnu le besoin de puissance publique et d’engagement des États, ils ne s’accordent pas sur la nécessité d’interdire le financement de certains produits.
Doit-on imposer une adaptation à la société ou faut-il continuer à subventionner même les entreprises les plus polluantes pour les soutenir dans leur volonté affichée d’adopter une stratégie plus responsable ? Cette deuxième stratégie plus « douce » est à ce jour la plus commune. Elle semble toutefois menacée par « l’effet de loupe de la fin du mois face à la fin du monde », jeu d’échelles temporelles mentionné par Bertrand Badré, ou encore par la perte de confiance envers la finance causée par l’utilisation à des fins de marketing des considérations environnementales (greenwashing). Il y a besoin d’une progressivité pour accompagner ces changements, afin de réaliser un basculement et non une rupture.
S’exprimer d’une même voix
Pour répondre à tous les défis évoqués ci-dessus, la question climatique doit plus que jamais devenir une priorité. Bien qu’il soit unanimement reconnu que, sur toutes ces questions, les banques françaises sont en avance, Nicolas Théry met en avant le besoin d’établir un cadre homogène et commun au plus grand nombre de pays, pour s’exprimer d’une même voix et mener une politique exclusive sur le climat. L’Europe semble idéalement placée pour jouer un rôle majeur dans cette transformation, non seulement en définissant un socle législatif commun mais aussi en accompagnant les différents acteurs pour qu’ils prennent conscience de leur rôle et qu’ils l’exercent.