Poésie
Lire un poème, c’est comme lire une partition : il manque l’essentiel. Tout comme la musique, un poème est fait pour être écouté. Mais, au-delà de la prosodie, les mots du poème ont un sens qui fixe une limite à l’imagination de l’auditeur, tandis que la musique laisse, en principe, votre imagination vagabonder en toute liberté. Et cependant il est des musiques qui vous situent dans un univers bien balisé et qui, à ce titre, sont… des poèmes.
« De la musique avant toute chose »
Paul Verlaine, Art poétique
Satie et les Gymnopédistes
Erik Satie, en apprenant que Ravel venait de refuser la Légion d’honneur, se serait écrié : « Il la refuse, mais toute sa musique la mérite ! » C’est que Satie méprisait – ou faisait mine de mépriser – la complexité, la richesse harmonique, le contrepoint, tout ce qui faisait la belle et grande musique depuis le XVIIIe siècle. En réalité, il ne se doutait pas qu’il allait être à l’origine d’un des mouvements les plus populaires de la musique dite sérieuse, le minimalisme.
Tout le monde connaît les Gymnopédies, les Gnossiennes, certaines des Pièces froides, des Préludes flasques pour un chien, et beaucoup moins les Sports et divertissements, miniatures (moins d’une minute pour la plupart) aux titres vaguement mondains : la Balançoire, le Yachting, le Golf, le Flirt, le Tennis, etc. Musiques simples, agréables, parfaits adjuvants à la médiation. Le pianiste François Mardirossian a rassemblé en un CD quelques-unes des pièces emblématiques de Satie, auxquelles il a ajouté, en un deuxième CD, un échantillon des compositions d’une douzaine de « suiveurs » de Satie, dont Germaine Tailleferre. Un bel album de notre temps.
Bartók
Bartók s’est largement inspiré, on le sait, du folklore hongrois dans toute son œuvre. Ce que l’on sait moins, c’est qu’il aura été, avec Ravel et Strauss, l’un des grands orchestrateurs du XXe siècle. À côté de son chef‑d’œuvre le Concerto pour orchestre, deux œuvres témoignent de la richesse de ses orchestrations : la musique de ballet Le Prince de bois et la Suite de danses, que l’on peut découvrir dans un enregistrement récent de l’excellent Orchestre symphonique Westdeutscher Rundfunk de Cologne dirigé par Cristian Măcelaru (voir aussi les chroniques de mai 2022 et déc. 2022). On trouve dans ces deux œuvres tout ce qui fait que la musique de Bartók est unique dans la première moitié du XXe siècle, en particulier le traitement des vents et des percussions, les dissonances, la puissance évocatrice, dans une musique résolument tonale. Bartók, Chostakovitch, Stravinski : les trois maîtres de la musique moderne.
Bach et Bach
Il aura fallu la volonté – et le talent – d’un pianiste de jazz, Keith Jarrett, pour faire découvrir la musique pour clavier de Carl Philipp Emanuel Bach, en enregistrant les 6 Sonates Württemberg. On néglige beaucoup les compositions des fils de Bach, écrasés sans doute dans l’esprit du public par leur père. Ces six Sonates révèlent un compositeur original, élégant, d’une grande richesse d’inspiration, qui s’éloigne de l’époque baroque… et de l’exemple paternel, et qui mérite vraiment la découverte.
Lemniscate : ce mot éveillera chez tout ancien taupin le souvenir de Bernoulli et, chez les plus anciens, des épures de géométrie descriptive. C’est le surtitre qu’a choisi l’ensemble New Collegium pour présenter sa version de L’Art de la fugue.
Comme on le sait, la partition autographe de L’Art de la fugue ne mentionne pas d’instrumentation, ce qui fait considérer l’œuvre comme abstraite, même si elle est souvent jouée au clavier. Elle a connu plusieurs orchestrations dont la plus romantique est celle d’Hermann Scherchen dans les années 50. Celle du New Collegium, un ensemble d’instruments anciens, fondée sur le manuscrit autographe, est intéressante à plus d’un titre, souvent émouvante.
En réalité, quel que soit l’habillage orchestral, quelque originale que se veuille toute tentative d’explication de cette œuvre inachevée, L’Art de la fugue, sans doute le sommet absolu de toute la musique de Bach, Passions comprises, aide chacun de nous à s’élever, hors de toute poésie qui apparaît comme dérisoire, loin de ce que Malraux appelle notre « misérable petit tas de secrets ».