Lettres à nos amis de Christian Sautter (X60)
Chaque semaine depuis le 14 février 2001, Christian Sautter (X60) a rédigé à l’intention de ses amis une lettre dont les éditions Descartes & Cie viennent de publier les mille premières. Hervé Le Bras interroge celui qui fut
un collaborateur proche de François Mitterrand.
Le format inédit de cet ouvrage permet de conjuguer les avantages du journal – un ton et des anecdotes personnelles – et ceux de la chronique régulière dans un média – l’analyse raisonnée des grands événements contemporains. La lecture des Lettres à nos amis montre à quel point la carrière de Christian Sautter est exemplaire de la qualité et de l’apport des polytechniciens à l’économie concrète autant que théorique, sur lequel je l’interroge pour commencer.
D’où te vient, Christian, ce goût de l’économie politique et sociale ?
À la sortie de la Montagne Sainte-Geneviève, j’ai choisi d’entrer à l’Insee. La planification économique me paraissait la manière la plus efficace et la plus intéressante de participer au développement de la France. L’arrivée de Claude Gruson (X29) à la tête de l’Insee avait changé l’institution. Jusqu’alors essentiellement tournée vers les recensements et la démographie, elle se convertissait à l’économie.
J’ai eu la chance d’être formé par Edmond Malinvaud (X42), Paul Dubois (X52) et Claude Seibel (X54) entre autres. J’étais aussi entouré de camarades qui partageaient mon goût pour la planification et une certaine distance par rapport à l’économie universitaire de l’époque, en particulier Michel Aglietta et Philippe Herzog de la promo 59, ainsi que Marc Guillaume de ma promo. Je restais aussi en contact avec de futurs grands entrepreneurs, Jean-Louis Beffa et Pierre Faurre, également de ma promo.
La libéralisation en cours de l’économie menaçait la solidarité indispensable au bien-vivre d’un pays. L’État, grâce à « l’ardente obligation du Plan », devait réguler la libre concurrence. Plus tard, d’ailleurs, Michel Aglietta, Robert Boyer (X62) et André Orléan (X71) animeront « l’école de la régulation » qui promeut une vision historique et dynamique de l’économie, au lieu de l’immobilisme de la « main invisible » et de l’équilibre cher aux théoriciens néolibéraux.
À cette époque tu restes dans un cadre très français et même polytechnicien, mais un événement va changer le cours de ta vie et de tes réflexions.
En 1971, j’ai bénéficié d’une année sabbatique que j’ai passée à Tokyo à la « Maison franco-japonaise » située dans le quartier d’Ochanomizu, que tu as aussi connue. J’ai découvert la possibilité d’une société très différente, ce qui offrait un point de comparaison avec la France. Par exemple, bien que la population japonaise soit la plus âgée du monde et en légère diminution, elle n’a pas d’inquiétude à ce propos. Son système de retraite fonctionne bien et le départ d’activité s’effectue progressivement jusqu’à un âge avancé. La dette est l’une des plus élevées du monde, mais elle est presque entièrement possédée par les nationaux et les institutions japonaises.
J’ai tiré de cette expérience un livre en 1973 : Japon : le prix de la puissance (Seuil). L’historien Jacques Le Goff qui présidait l’École des hautes études en sciences sociales, l’EHESS, l’a remarqué. Il m’a demandé de passer le voir. Il m’a montré une grande carte du monde, puis a désigné l’est de l’Asie en me disant que l’EHESS n’avait pas d’enseignement portant sur cette région. C’est ainsi que j’ai été élu en 1976 directeur d’études à l’EHESS, que j’y ai fondé le Centre Japon toujours très actif et que je suis resté très lié à ce pays où je retourne chaque année.
Mon épouse, Catherine, qui m’a beaucoup aidé dans la rédaction des mille lettres, partage cette passion puisqu’elle est interprète-traductrice du japonais, en sous-titre les films et en a réalisé trois sur ce pays attachant. De nombreuses lettres sont consacrées au Japon (à la Chine aussi, et bien évidemment à l’Europe et à la France).
Tu as plus tard fait au Japon une rencontre qui t’a durablement marqué, celle de madame Doi.
J’ai été impressionné par madame Takako Doi, présidente du parti socialiste japonais, une grande amie de mon épouse. Elle m’a fait comprendre l’intérêt de la social-démocratie concrète, imprégnée d’égalité plus que d’idéologie marxiste. J’avais adhéré au Parti socialiste français en 1974. Quand François Mitterrand a été élu président de la République, il m’a appelé à l’Élysée comme conseiller technique en économie internationale, puis comme secrétaire général adjoint. En 1990, j’ai été nommé préfet de la région Île-de-France, puis, dans le gouvernement de Lionel Jospin, j’ai occupé le poste de secrétaire d’État au budget et finalement de ministre des Finances.
Dans ces postes tu restais assez éloigné des réalités concrètes. Comment t’en es-tu rapproché ?
Un jour, à propos d’une réforme, Mitterrand m’a dit : vous ne pouvez pas comprendre car vous n’avez aucune expérience de terrain. J’y ai repensé en mars 2000, quand Jospin a refusé la réforme du ministère des Finances que j’avais préparée à la suite de Dominique Strauss-Kahn. J’ai démissionné. Cela a été un grand tournant dans ma vie, qui s’est manifesté par trois changements majeurs.
D’abord, j’ai commencé à rédiger ces Lettres à nos amis hebdomadaires. Ensuite, je me suis présenté sur la liste socialiste aux élections municipales dans le douzième arrondissement de Paris. Élu, puis adjoint du maire Bertrand Delanoë, j’ai pratiqué cette fois le terrain auquel Mitterrand avait fait référence. Les réunions avec les habitants et les associations m’ont autant réjoui que de veiller sur la bonne santé des finances parisiennes. Je suis resté à ce poste durant treize années.
Mais une troisième nouveauté m’a passionné : l’économie sociale et solidaire (ESS), quand j’ai pris la présidence de l’association France Active, fondée et présidée par un grand résistant, fonctionnaire et banquier, Claude Alphandéry. En dix-huit ans de présidence, avec l’aide de belles équipes, j’ai bien développé ce réseau qui a pour missions d’accompagner et financer les chômeurs créateurs d’entreprise et de soutenir le développement des entreprises sociales. Le nombre d’emplois créés, en majeure partie pour des personnes en grande difficulté, a été multiplié par six (de 5 400 à 34 000). Jacobin à l’origine, je suis devenu décentralisateur, en constatant l’énergie et l’innovation qui peuvent surgir dans tous les territoires de notre pays si on leur prête main-forte. « Voir loin, agir proche » a été ma devise.
Pour aller plus loin
Christian Sautter, Lettres à nos amis, Voir loin, agir proche, préface de Claude Alphandéry, Descartes & Cie, 2023, 982 pages, 48 €