Léonce Verny (X1856) & Yokosuka : une rencontre qui lie encore France & Japon
Léonce Verny (X1856) a construit l’arsenal de Yokosuka au Japon, qui reste le principal port militaire de ce pays. Il a été un peu oublié, voire dénigré. Heureusement, sa mémoire revient peu à peu dans le panthéon de grands polytechniciens. D’ailleurs le Japon ne l’avait jamais oublié et il est invoqué dès qu’on veut célébrer la coopération entre nos deux pays.
Nul n’est prophète en son pays… encore plus quand son intervention est lointaine ! C’est le cas de Léonce Verny, X1856. Il est ignoré du grand public ; les livres scolaires évoquant le développement de la Marine japonaise nous renvoient à l’un de ses amis et successeur, Émile Bertin (X1858) ; c’est encore le cas aujourd’hui dans le Larousse. Le 29 septembre 1922, le mot de l’ambassadeur de France à Tokyo, Paul Claudel, lors de l’inauguration des statues de Léonce Verny et du comte Oguri, ministre des Finances du gouvernement shogunal et initiateur de la construction de l’arsenal, était, et reste, pertinent : « Le nom de Verny est presque inconnu en France, mais c’est une des forces du Japon de conserver pieusement ses traditions, d’honorer la mémoire des maîtres qui, jadis, ont formé la main et le cœur des générations montantes… »
Ni l’École ni le Japon n’ont oublié
Polytechnique, elle, a su garder comme le Japon la tradition d’honorer ses anciens, qui ont bénéficié d’une formation excellente et adaptée aux besoins de leur temps. En effet, Verny est cité largement dans les annales du centenaire de l’École (dans École polytechnique, Livre du centenaire, 1794–1894, tome II, pages 206–213, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6489464g) ; son portrait fut projeté sur un rideau d’eau lors du bicentenaire ; dans La Jaune et la Rouge n° 474, en 1992, un très bon article avait été publié, L’échec d’un projet sous influence française : l’arsenal de Yokosuka ; puis en 2014 Transfert de compétences à Yokosuka ; enfin en 2015, l’X est présente aux cérémonies du 150e anniversaire de la fondation de l’arsenal. Échec ?
“Les manœuvres militaires franco-japonaises de 2022 ont été baptisées « Oguri-Verny ».”
Ne nous y trompons pas : si la mission de Verny se termine dans les mesquineries humaines et administratives, elle reste une réussite durable, comme en témoigne l’importance symbolique qu’elle conserve dans les relations franco-japonaises. En effet, chaque année notre ambassadeur participe à une ou deux cérémonies devant les bustes d’Oguri et de Verny, et, dernier exemple, les manœuvres militaires franco-japonaises de 2022 ont été baptisées « Oguri-Verny ».
D’Aubenas à Shanghai
Verny est né à Aubenas, petite ville de province, dans une famille des industries de la laine, du coton et de la soie, puis du papier. Études au collège, puis avec un précepteur, avant de rejoindre le lycée impérial de Lyon. D’où lui vient l’ambition d’intégrer Polytechnique ? Il travaille d’arrache-pied, prend la tête de sa classe. Intègre l’École en 1856. Il est admis ensuite au Génie maritime, encore à Paris. Son premier poste de sous-ingénieur de 3e classe est à Brest : là, il passe par tous les ateliers, les bureaux et les écoles. Remarqué par Dupuy de Lôme (X1835), il reçoit la proposition d’aller construire quatre canonnières à Ning-Po, au sud de Shanghai. Il faut tout faire, rien n’est en place pour un chantier naval. L’amiral Charles Jaurès note en 1864 : « Verny, avec de très faibles moyens, a créé un établissement qui, dès aujourd’hui, peut rendre de précieux services […] et cela à peu de frais. » (Sur cette question des finances, une rumeur court dans quelques publications que Verny aurait dépensé vingt-cinq fois plus que prévu au Japon ; cette rumeur est le fruit d’une erreur qui est relevée dans Yokosuka à l’aube du Japon moderne : Léonce Verny, p. 136, SabiX 2023.) Parallèlement, Verny est appelé à assurer la fonction de vice-consul auprès de ses compatriotes présents pour lutter contre la révolte des Taïpings. (Cette révolte, ignorée de nos livres d’histoire, est menée par un Chinois influencé par les doctrines chrétiennes ; ce fut une immense guerre civile ; les historiens parlent de vingt à trente millions de morts.) À la fin de cette mission, la quatrième canonnière étant proche de sa mise à flot, Jaurès, stationnant alors à Yokohama, fait écrire à Verny : « Êtes-vous homme à vous expatrier quatre ou cinq ans ?… »
Après la Chine, le Japon
Le Japon, après une ouverture éphémère au XVIe siècle, a fermé ses portes aux étrangers de 1603 à 1854, sauf dans une minuscule colonie hollandaise de la baie de Nagasaki. En 1854, le commodore Perry obtient par la menace de ses vaisseaux noirs un traité commercial pour les USA. En 1858, avec les traités inégaux, ce sera le tour des Anglais et de la Russie, puis de la France. En 1864, Léon Roches, représentant de la France, est le diplomate le plus proche du gouvernement shogunal. La priorité des Japonais est de défendre leurs côtes et leurs mers en créant un arsenal : une tentative hollandaise échoue à Nagasaki. Léon Roches et Jaurès ont pensé à Verny… Ce dernier débarque à Yokohama le 6 février 1865. Le 25, il remet la conclusion de son avant-projet qui est traduit au fur et à mesure par l’abbé Mermet de Cachon. Dans ce laps de temps, il critique un projet hollandais sur Yokohama, fait le tour de la grande baie d’Edo (Tokyo), remarque le site de Yokosuka qui rappelle Toulon, observe les usages locaux et notamment l’architecture.
L’étude du projet d’arsenal
Cet avant-projet nous semble succinct : 25 pages. Il comprend une introduction de 4 pages justifiant le choix de Yokosuka et la nécessité d’une fonderie à Yokohama, qu’il place à l’arrière de la ville sur un canal, avec des possibilités d’un entretien naval modeste ; sur cette fonderie, 8 pages ; puis 13 pages sur Yokosuka : pouvoirs du directeur, personnel français (statuts et règlement), personnel japonais (encadrement, gestion, discipline, formation générale et professionnelle), achats en France, dépenses au Japon, conclusions. En 1865–1866, Verny pilote en France une mission japonaise : il s’occupe des achats d’outils et de matériels (grues, drague, marteaux-pilons, etc.) ; recrute le personnel français (un médecin, 5 ingénieurs, 38 contremaîtres ou personnes qualifiées des arsenaux, son cousin Émile de Montgolfier qui sera comptable et photographe) ; négocie leurs statuts avec le ministère de la Marine et celui des Affaires étrangères.
Un succès remarquable
À son retour au Japon en juin 1866, les terrassements prescrits aux Japonais sont pratiquement terminés. En 1867, la mission est compromise par les événements de la Révolution Meiji. Les écoles sont en place ; dissoutes, elles seront rétablies. Marie Brenier de Montmorand, épouse de Léonce depuis août 1867, tombe malade en 1869 : Verny doit prendre un congé et obtient d’être remplacé par César Thibaudier, X1858, sous-ingénieur de 2e classe qui s’ennuie au fond des cales de l’escadre française à Yokohama. Thibaudier décrit un arsenal presque complet ; il manque seulement encore les bassins de radoub. Au retour de Verny, Thibaudier restera comme sous-directeur. Leur entente est parfaite. Plus tard, ils deviendront beaux-frères. Verny aura l’honneur d’accueillir de nombreuses personnalités, mais surtout l’empereur pour une démonstration à la fonderie de Yokohama en 1870. À l’arsenal, le premier vapeur construit à l’arsenal est lancé : le Yokosuka Maru. Le premier bassin de l’arsenal sera inauguré en avril 1871 en présence de l’empereur et d’une importante représentation des autorités japonaises et étrangères. L’empereur repassera en 1873, puis encore en 1875 pour le lancement du premier navire de guerre, l’aviso le Seiky.
Une fin de mission un peu amère
Pendant toutes ces années, les relations entre l’arsenal et le gouvernement japonais sont difficiles : une nouvelle administration se met en place dans un contexte de difficultés financières. Les exigences et commandes des ministères qui se succèdent ne peuvent être satisfaites faute de moyens. Néanmoins, en plus des travaux d’infrastructure, l’arsenal entretient pendant huit ans 305 navires ; sous la direction de Thibaudier sont construits 8 navires dont 2 remorqueurs et 2 avisos. En 1875, les Japonais veulent prendre la direction des établissements confiés à des étrangers, notamment l’arsenal. Verny regrette de ne pas pouvoir terminer parfaitement ce qu’il a entrepris, en particulier les écoles. Son retour en France sera compliqué ; il démissionnera et prendra la direction du plus important site minier de la région stéphanoise : les mines de Firminy-La-Roche-Molière. Il y accueillera en stage ses étudiants japonais du Génie maritime qui ont comme professeur Émile Bertin, lequel est toujours resté en relations amicales avec Léonce Verny.
Une reconnaissance nationale et internationale
Ce sont les difficultés de cette fin de mission où la France perd un lien de grande valeur avec le nouveau Japon qui poussèrent Anousheh Karvar à parler d’un « échec ». On doit modérer l’appréciation : au même moment un autre polytechnicien, Charles Kreitmann (X1870), rejoignait le Japon pour y construire des casernes. Et aujourd’hui force est de constater que l’arsenal de Yokosuka reste une place navale des plus importantes : le port abrite les forces navales d’autodéfense japonaises et, depuis 1945, la VIIe flotte des États-Unis. Après des années d’oubli, Verny est maintenant plus valorisé : au Japon on rappelle qu’il influença aussi l’architecture, les industries textiles et minières, la gestion des forêts, et surtout l’organisation sociale du travail. En France, il figure dans la liste des grands anciens de Polytechnique ; Brest est jumelée avec Yokosuka ; l’Ensta-Bretagne est bordée par une rue Verny ; Aubenas en a une aussi ; l’Ensim, École nationale supérieure des ingénieurs de l’infrastructure militaire, a choisi Léonce Verny comme parrain de sa promotion 2023.
La SabiX, mémoire de Polytechnique
La SabiX a coédité un beau livre abondamment illustré sur L. Verny, écrit par un de ses descendants : Alain Chevalier. Elle poursuit ainsi son action en faveur de l’illustration et de la promotion de la mémoire polytechnicienne. Elle a publié plus de 70 bulletins concernant aussi bien les pères fondateurs tels que Monge, les personnages saillants (Fresnel, A. Comte, Poincaré…) ou plus récents (Schlumberger, Caquot, Allais…). La SabiX s’est aussi intéressée à la participation des X à des projets tels que le TGV, le Génie civil, le Bureau des longitudes et, bientôt, le programme Coelacanthe. Par ailleurs elle participe à l’enrichissement du fonds historique de la bibliothèque et du musée de l’École, par des achats de documents : fonds Monge (avec l’AX) et Poincaré, documents Carnot, instruments de recherche, etc. La SabiX organise le salon du livre polytechnicien, le 25 novembre prochain, à la mairie du Ve arrondissement.