Un rugbyman dans le panthéon polytechnicien : Yves du Manoir (X1924)
En ces temps de coupe du monde de rugby en France, comment ne pas évoquer le souvenir d’Yves du Manoir, X1924 : c’était un joueur international de rugby, ce qui le range tout en haut des sportifs émérites passés par l’École polytechnique, toutes disciplines confondues.
Élève pilote d’aviation militaire, il disparaît accidentellement à 23 ans à peine, à l’aube du 2 janvier 1928, date d’un match France-Écosse du Tournoi des cinq nations. Il réunissait tous les ingrédients pour que son patronyme s’imposât avec éclat dans l’opinion publique française de l’époque des années folles, entre la fin de la Grande Guerre et la Grande Dépression : ascendance et patronyme, réussite éducative dans un pays où moins de 1 % d’une génération atteignait le baccalauréat, figure légendaire d’un sport collectif en plein engouement dans la presse et le pays, grand essor de l’aviation.
Un patronyme à la graphie fluctuante
Notre héros naît à Vaucresson le 11 août 1904, avec les prénoms complémentaires de Frantz, Loÿs et Marie, 5e d’une fratrie de 5 garçons et 5 filles dont les trois aînées moururent très tôt. Son patronyme officiel est bien « Le Pelley Dumanoir », mais de noblesse confirmée seulement en 1816 par Louis XVIII, avec le titre héréditaire de vicomte pour son arrière-grand-père Charles, capitaine de vaisseau, celui de comte étant revenu à l’arrière-grand-oncle Pierre, vice-amiral. Servir dans la Marine est de tradition dans cette famille normande depuis Georges Pléville Le Pelley (1726−1805), vice-amiral surnommé le « corsaire à la jambe de bois ». C’est la mère d’Yves, née Jeanne Compte de Tallobre, qui diffusa la graphie « du Manoir » après la mort de son époux, rentier de « profession », pour renforcer le caractère aristocratique du nom, aidée en cela par les journalistes sportifs.
Un honorable parcours académique
Élève à Saint-Louis-de-Gonzague dès quatre ans, il est envoyé avec ses frères à Lausanne la première année scolaire de la Grande Guerre, puis les quatre suivantes chez les jésuites à Jersey. Avec une dispense d’âge, il obtient son baccalauréat ès lettres à quinze ans en 1919, puis l’année suivante le baccalauréat ès sciences, ayant réussi à faire rectifier le 18 qui avait été enregistré en 8 pour l’épreuve de maths ! Il entre au lycée Saint-Louis dans les classes préparatoires. Il réussit à entrer à l’X en 184e rang sur 224, admis en… 7⁄2 (comme 10 % environ de la promotion, en l’absence de limitation alors du nombre de tentatives), ayant passé la « planche » de maths le lendemain matin d’une nuit blanche durant laquelle il avait assisté au trépas de son père. Il sortira en 218e position, préférant manifestement les activités sportives ou délassantes à l’étude.
L’apprenti aviateur
Yves du Manoir démissionne du service public à la sortie de l’École en 1926, mais doit satisfaire à l’engagement militaire de trois ans contracté à l’entrée. Il avait opté pour la Marine par atavisme et songeant à s’orienter vers les constructions navales, mais il permute pour l’aviation avec un camarade désespéré de ne pouvoir satisfaire sa vocation pour les embruns qui vous fouettent le visage. Nommé sous-lieutenant le 1er octobre 1926, il obtient son brevet d’observateur en ballon, puis à l’expiration du contrat signe une prolongation d’un an pour obtenir son brevet de pilote. Le cours de l’École pratique d’aviation sise sur la base d’Avord près de Bourges se termine par un examen sur un Caudron 59, avec seulement compas et carte pour naviguer… ce qui suppose un temps clément.
Le 26 décembre 1927, le vol Avord-Tours aller-retour, comportant une heure à plus de 2 000 m d’altitude, au-dessus d’une mer devenue invisible en raison des nuages, l’oblige à se poser dans un champ pour se repérer puis à redécoller avec peine. Son retard le prive sur le moment du deuxième vol de qualification, un circuit Avord-Romorantin-Châteauroux-Avord. Les mauvaises conditions météorologiques l’obligent à retarder l’épreuve jusqu’au 2 janvier, mais l’éclaircie matinale ne dure pas : il s’égare, cherche à se repérer en volant en rase-mottes pour lire un nom de gare, lorsqu’une roue du train d’atterrissage heurte une branche de peuplier qui déséquilibre l’avion. Celui-ci s’écrase, tuant son pilote, tout près de Reuilly dans l’Indre, vers 11 h du matin. Sa mère acheta la parcelle et fit édifier un monument en forme d’avion qui reste entretenu par la commune.
Un rugbyman éblouissant
Il s’était initié à ce sport, alors encore apanage de milieux très aisés, à la suite de ses deux frères aînés, tous encouragés par leur père, au sein du Racing Club de France (RCF). Il observe beaucoup pour perfectionner sa technique. En novembre 1923, jouant en troisième division sur un terrain annexe, il remplace au pied levé le demi d’ouverture défaillant en équipe première, avec son frère Alain comme demi de mêlée. Il jouera les trois saisons suivantes un total de 106 matches officiels avec l’équipe première du RCF, mais presque plus à partir de son affectation à Avord, en raison de l’éloignement. Le club avait été rétrogradé en deuxième division, mais en avril 1926 remonte au premier rang lors d’une finale contre Mazamet : Yves du Manoir, éblouissant, fut félicité sur le terrain par les deux équipes.
Rapidement international
Remarqué lors des deux matchs de sélection de décembre, il inaugure sa première « cape » d’international le 1er janvier 1925 pour un match France-Irlande : son équipe est désavantagée par deux blessures – les remplacements ne seront autorisés qu’en 1968 ! – mais il se montre étincelant par ses qualités de plaqueur hors du commun, la précision puissante de son coup de pied et des passes judicieuses ; il est l’homme du match et adopté spontanément par le public et la presse sportive. Il joue les quatre matchs du Tournoi, après un test-match contre la Nouvelle-Zélande, marquant un drop contre l’Écosse (alors valorisé à 4 points jusqu’en 1948).
En 1926 il est écarté injustement de la sélection après le premier match, sans manifester publiquement la moindre critique. Il reviendra en janvier 1927 comme capitaine, à 22 ans, pour les matchs contre l’Irlande et l’Écosse, totalisant ainsi 8 sélections en équipe de France. Militaire puisqu’il est élève de l’X, il est aussi le capitaine de l’équipe de France militaire pendant trois ans. En 1926, cette équipe joue en avril devant le président de la République Gaston Doumergue, qui fera adresser par la hiérarchie militaire une lettre de félicitations à l’élève.
Des funérailles grandioses
Ses funérailles au Père-Lachaise le 7 janvier, après un retour du cercueil escorté en cortège depuis Avord, regroupèrent plusieurs milliers de personnes et il fut pleuré par toute l’ovalie. Dans son éloge funèbre, le président du RCF proposa de baptiser le stade de Colombes à son nom, là où se disputaient tous les matches de l’équipe de France de rugby jusqu’en 1972, avant la mise en service du Parc des princes.
“Il fut pleuré par toute l’ovalie.”
Les profondes divisions du rugby français dans les années consécutives à son décès – avec l’expulsion du Tournoi en 1931 – induites par la démocratisation du jeu et les tentations du professionnalisme, qui ne sera définitivement admis qu’en 1995, incitèrent le RCF à créer en septembre 1931 une coupe du fair-play qui prit à juste titre le nom de Challenge Yves-du-Manoir. Ce sera la coupe de France du rugby, jusqu’à la fin du siècle, ce qui a contribué à entretenir le mythe de ce joueur d’exception.
Image de couverture : © Collections École polytechnique – Studio G. L. Manuel frères (photographes)
Commentaire
Ajouter un commentaire
La première biographie d’Yves du Manoir est le livre publié en 1931 que son frère aîné lui a dédié dont un exemplaire a été donné par leur mère à l’École polytechnique. Il a été précédé d’articles du même auteur dans la presse quelques mois après le décès de son frère.
La Jaune et la Rouge n’a pas été en reste, puisque dans le N°408 d’octobre 1985, Maurice Brunet (X1928) publiait un article intitulé « Élève à l’École, idole de la foule… » (p.36–38 du N°408, ou p.38–39 du document scanné).
En 2013, Serge Delwasse (X1986), Julien Ricaud (X2005) et moi-même avons écrit un article Yves du Manoir, des mythes au mythe publié dans La Jaune et la Rouge.
Si j’avais dû écrire un nouvel article sur Yves du Manoir, j’aurais commencé par faire savoir dès le préambule au lecteur que le stade d’honneur de l’École à Palaiseau porte précisément son nom.
Un lecteur ignorant tout de du Manoir jusqu’à la lecture de ce N°788 serait en effet tenté de conclure : quelle est donc cette école qui ne sait même pas honorer « son rugbyman » inscrit à son Panthéon sportif en commençant par baptiser un stade à son nom comme l’ont fait le Racing Club de France en 1938 quelques mois après sa mort avec son stade de Colombes, puis le Racing 92 avec son centre de formation ?