Henri Poincaré (X1873) et l’École polytechnique : du serpent major à .K
Jusqu’au 22 décembre se tient à la bibliothèque de l’École polytechnique, au Mus’X précisément, une remarquable exposition sur Henri Poincaré, que je recommande sans réserve pour y découvrir plus intimement l’élève, avant le professeur et le savant.
Présenter Henri Poincaré serait faire injure à sa renommée internationale, un des derniers grands savants universels à la suite des Newton, Euler et Gauss, qui hissa la gloire de la Patrie au niveau mondial par l’étendue et la profondeur de ses travaux scientifiques au tournant du XXe siècle, en compagnie des Pasteur, Curie, Perrin, de Broglie, Langevin, Brillouin et autres. L’exposition, très bien documentée, insiste d’abord sur sa relation à l’École, avec son admission en 1873 et le contexte de l’époque. Trois ans après la cuisante défaite de Sedan, l’École de statut militaire voit son prestige s’effriter et subir la concurrence accrue de Normale Sup Ulm, sous l’impulsion de Pasteur. Ernest Renan, dans son livre Réforme intellectuelle et morale de la France, suggère même la suppression des grandes écoles, au profit d’universités d’inspiration germanique.
Une brillante scolarité
Dans ce contexte, l’élève Poincaré, originaire de Nancy, se livre par quelques photographies (la coupe de cheveux semble bien permissive !) et ses nombreuses lettres à sa mère et sa sœur. En tant que major, il est sergent-major, missaire et président de la commission des Cotes, chargé de la relation avec les autorités militaires et responsable de son casert : il « dévisse » régulièrement pour intervenir en faveur de ses cocons.
Sa vie sociale semble tout aussi active, jusqu’au bal de l’Élysée. Mais sa grande affaire est le classement, qui requiert tous ses efforts car la compétition semble rude. De fait, une faiblesse récurrente en lavis (discipline transitoire entre la géométrie descriptive de Monge et le dessin industriel de la révolution éponyme) lui coûtera in extremis la place de major de sortie, juste derrière Marcel Bonnefoy ! Notons que Marcel Bonnefoy décédera à 27 ans, au fond de la mine de Champagnac, en venant au secours de mineurs.
De nombreuses vitrines et enregistrements audio autorisent un parcours vivant de sa scolarité, déroulant ses notes aux examens et présentant ses professeurs et examinateurs, ainsi que des militaires de tout rang avec de multiples anecdotes savoureuses, dont les bahuts. Suivent aussi les publications de ses nombreux travaux scientifiques et philosophiques, sa participation engagée dans l’affaire Dreyfus qui rehaussa l’honneur de l’École, et même un instrument traçant les herpolhodies par Poinsot (Mus’X oblige !).
Une admission acrobatique
Exposition intéressante, documentée et sérieuse que je ne résiste pas, pour respecter une tradition ancestrale de notre vénérable institution, à compléter malicieusement par quatre fameuses anecdotes sur le grand personnage, pour le rendre plus humain, tout en révérant la statue du commandeur.
D’emblée son admission en 1873 relève de l’extraordinaire, car fâcheusement compromise par une note éliminatoire à l’épreuve de lavis (officiellement gâchée par un encrier malencontreusement renversé sur la copie) : alors que le total de ses points le hissait au rang suprême de major et que la rue d’Ulm tentait une approche insidieuse de ce brillant élève en négociant un relèvement de son classement (4e volontairement rétrogradé ?), toute une diplomatie s’activa fébrilement pour laver l’affront en rehaussant l’infamante note éliminatoire d’un point symbolique et assurer ainsi une issue conforme à la logique, la tradition et l’honneur, au prix d’une légère entorse, le jeune conscrit en fut quitte pour déclarer, urbi et orbi, que l’École polytechnique était bien la meilleure école du monde. Qu’on se le dise !
Erreur fructueuse
Seize ans plus tard, un concours international de mathématiques est organisé en 1889 pour les soixante ans du souverain de Suède, Oscar II, dont le jury regroupait l’organisateur Mittag-Leffler, Hermite et Weierstrass. Poincaré, déjà célèbre, y remporta haut la main le grand prix, sur la stabilité du système solaire, et son mémoire de 160 pages fut publié dans la prestigieuse revue Acta Mathematica. Pour découvrir peu après une erreur de calcul qui inversait complètement la conclusion. Poincaré en fut quitte pour rembourser la récompense et les exemplaires publiés furent discrètement détruits à ses frais.
Fructueuse erreur (excellents exposés de Cédric Villani et d’Étienne Ghys sur le sujet) qui lui permit de développer ensuite toute une branche des mathématiques sur l’instabilité et le chaos. Difficulté révélatrice, même chez les plus grands, de s’arracher à ses préjugés, à ses propres schémas mentaux et à la tradition, pour admettre la révolution conceptuelle révélée par les équations (incomparable treuil ontologique, pour reprendre la fameuse formule d’Étienne Klein), à laquelle Einstein lui-même se heurta quelques années plus tard, sur la stabilité de l’univers (avec la constante cosmologique) ou le caractère fondamentalement aléatoire de la mécanique quantique (débat récurrent avec Bohr) !
Congrès internationaux
Onze ans plus tard, le congrès international de mathématiques, présidé par Henri Poincaré au sommet de sa gloire, se tint en 1900 à Paris à l’occasion de l’Exposition universelle. L’occasion était trop belle d’assurer définitivement la suprématie des « mathématiques françaises » et le rayonnement de son berceau naturel, la France (accessoirement de la IIIe République), terre incontestée des arts et des sciences, après quelques années difficiles.
Las, quelle ne fut pas la traîtrise de l’Allemagne venue nous défier une nouvelle fois sur nos terres, avec la publication à cette occasion des 23 problèmes mythiques pour le XXe siècle par David Hilbert ! Enfin, au premier congrès international Solvay en 1911 (un an avant sa mort), où la science française trône majestueusement et diplomatiquement au centre et au premier plan de la photographie officielle par les échanges concentrés et inspirés entre Poincaré, Marie Curie et Perrin, la légende prétend que Poincaré se permit de reprendre un exposé d’Einstein sur les transformations de Lorentz. En souvenir du congrès de 1900 ou de ses propres travaux quelque peu occultés sur le sujet ?
Gloire éternelle !
Henri Poincaré, de serpent-major s’imposant progressivement en .K pour ses cocons, en sublimant et incarnant la devise de l’École polytechnique Pour la Patrie, les Sciences et la Gloire, est assuré à jamais de l’affection, du respect et de l’admiration de son École, de sa patrie et de tout esprit ébloui par le génie humain.
« Ainsi l’espace absolu, le temps absolu, la géométrie même, ne sont pas des conditions qui s’imposent à la mécanique ; toutes ces choses ne préexistent pas plus à la mécanique que la langue française ne préexiste logiquement aux vérités que l’on exprime en français. » La Science et l’Hypothèse, 1902
« La pensée n’est qu’un éclair au milieu d’une longue nuit, mais c’est cet éclair qui est tout. » La valeur de la science, 1905.