Libérer le potentiel des données climatiques
Le changement climatique en cours, par-delà son ampleur et son intensité, est d’une nature jamais vue depuis l’Holocène. Il marque une rupture avérée, dont la complexité et les évolutions à venir ne sont pas totalement comprises et mettent à l’épreuve nos modèles très linéaires de pensée et d’action. Dans ce contexte, la mise à disposition gratuite, notamment par Copernicus, de données d’observation de la Terre et les services associés créent un potentiel d’action considérable.
Même si les progrès accélérés de l’observation de la Terre, de l’intelligence artificielle et de l’apprentissage machine rapprochent la perspective de jumeaux numériques multi-échelles, ils ne supprimeront pas le besoin de compréhension et d’appropriation des données par les acteurs de terrain, besoin qui s’amplifiera à mesure que le poids des données dans la prise de décision sera appelé à croître. Le champ des données pertinentes sur le changement climatique, ses effets et ses conséquences est d’une diversité et d’une complexité que la science est loin d’avoir maîtrisées à ce stade, particulièrement aux méso-échelles. Elles sont pourtant cruciales pour permettre, par exemple, aux communautés régionales et locales de prendre des décisions qui répondent précisément à leurs contextes spécifiques, à leurs risques climatiques et à leurs futurs désirables.
Innovation systémique et transformative
Depuis plusieurs années, Climate-KIC se concentre sur des programmes d’innovation (Deep Demonstrations) à l’échelle de territoires entiers : villes, régions, pays. Ces programmes partent du constat qu’une juxtaposition de solutions ponctuelles au sein des silos existants, sectoriels, organisationnels ou autres, échouera à transformer un territoire vers la neutralité carbone nette, la résilience climatique ou une circularité avancée avec l’urgence et aux échelles requises. Il ne s’agit pas que des sommes investies. Sans prise en compte des interdépendances entre les phénomènes physiques et socio-économiques en jeu, entre les acteurs et les leviers d’action d’un territoire, la mise en œuvre d’une stratégie intégrée et cohérente de transformation, avec des objectifs prioritaires partagés, est impossible.
Les Deep Demonstrations visent ainsi à déployer une approche d’innovation systémique pour accélérer ces transformations. L’innovation systémique est une notion à la mode, mais souvent dans l’acception superficielle et réductrice de séries d’améliorations incrémentales dans de multiples secteurs, simultanées mais indépendantes. Notre approche prône une intégration bien plus forte et s’appuie sur quatre phases : intention ; cadrage ; portefeuille d’innovation ; analyse et apprentissage (cf. schéma en tête d’article). Ces phases ne sont pas en succession linéaire et sont liées par de multiples itérations.
D’utiles expérimentations
Dans les phases d’intention et de cadrage, les autorités publiques caractérisent en profondeur les systèmes qu’elles jugent nécessaire de transformer en priorité, leurs propriétés, les points d’intervention pour agir sur eux en couplant plusieurs leviers de transformation, explorant le champ des possibilités avec un ensemble d’acteurs ancrés dans le territoire et des expertises complémentaires transverses. C’est sur ce fondement que sont développés des portefeuilles de projets d’innovation, non pas indépendants mais couplés, intégrés et orientés ensemble vers les transformations systémiques souhaitées.
De tels programmes ont été lancés notamment à Madrid, Milan ou Vienne, inspirant largement le projet NetZeroCities, colonne vertébrale de l’initiative européenne des 100 villes neutres en carbone en 2030 (EU Mission Climate-Neutral, Smart Cities). Une approche systémique similaire sous-tend Pathways2Resilience, qui aidera des dizaines de régions et territoires européens à concevoir et à mettre en place leurs trajectoires régionales de résilience climatique à l’horizon 2030 (EU Mission Adaptation to Climate Change). Nous développons des Deep Demonstrations avec le gouvernement slovène pour structurer son plan d’action vers l’objectif de circularité quasi complète, avec le gouvernement irlandais vers un système agroalimentaire durable, avec celui de Gipuzkoa pour intégrer la durabilité, l’approche systémique et l’expérimentation dans son initiative de gouvernance collaborative Etorkizuna Eraikiz.
Cette approche de Deep Demonstration requiert de multiples expérimentations couplées. Pour chaque territoire, il faut en décliner et élaborer une version enracinée dans ses caractéristiques spécifiques, l’affiner et la modifier au fur et à mesure de sa mise en œuvre. Le travail sur les données liées au climat, qu’elles décrivent les phénomènes physiques eux-mêmes ou leurs impacts et leurs conséquences, doit lui aussi faire évoluer ses paradigmes vers une plus grande intégration au niveau des systèmes à transformer.
Réconcilier les données et leurs utilisations
Le rapport aux données des communautés qui essaient d’agir pour le climat est variable, contrasté, voire conflictuel. Les tensions sont de plusieurs ordres. Elles peuvent provenir de la restriction aux seules données mesurant des quantités physiques : émissions des principaux gaz à effet de serre, absorption et rétention du carbone par divers milieux d’un même territoire, disponibilité en eau, etc.
Nombre de groupes engagés dans l’action pour le climat présentent une résistance presque idéologique aux données quantitatives, opposant celles-ci à des démarches centrées sur les communautés humaines et l’évolution de leurs comportements. Les deux doivent pourtant être réconciliées. Particulièrement à des échelles régionales et locales, les parties prenantes d’un territoire peinent souvent à s’approprier des données provenant de sources extérieures, d’une technicité opaque, difficulté amplifiée par la non-inclusion de données traditionnelles pertinentes aux problématiques auxquelles sont confrontés les acteurs locaux.
La distance aux données peut être amplifiée par le positionnement des leviers de décision à des échelles géographiques supérieures, réputées mal connaître les caractéristiques des territoires concernés. L’utilisation des données, par exemple au sein d’administrations publiques, peut elle-même présenter deux faces opposées. Liées au choix de métriques et d’indicateurs spécifiques à un secteur d’application, les données peuvent devenir des enjeux de contrôle et de pouvoir, renforçant les silos organisationnels et leur concurrence pour les moyens humains et financiers. À l’opposé, elles pourraient alimenter des outils de pilotage qui couplent les silos existants et soutiennent des prises de décision conformes à une approche plus systémique.
De la difficulté d’exprimer tout le potentiel des services climatiques
La notion de services climatiques peut sembler familière à la plupart d’entre nous mais au sein des collectivités locales ou régionales, même dans les unités travaillant sur les questions environnementales, elle reste souvent méconnue et mal comprise. Même au niveau académique, des débats se poursuivent sur les « bonnes » définitions de l’adaptation, de la résilience, des services climatiques, des transitions…
La description des services climatiques par la Commission européenne en 2015 reste valable mais générique, recouvrant la « transformation de données liées au climat [et] d’autres données pertinentes en produits personnalisés tels que projections, prévisions, informations, tendances, analyses économiques, évaluations […], conseils sur les meilleures pratiques, ainsi que le développement et l’évaluation de solutions et tous les autres services en lien avec le climat qui puissent être utiles à la société dans son ensemble [et] soutiennent l’adaptation, l’atténuation et la gestion des risques liés aux catastrophes ».
Quelle qu’en soit la définition précise, les services climatiques doivent permettre aux collectivités de comprendre leurs propres données et d’autres pertinentes pour leurs territoires, et surtout d’agir sur ces données. Les plans d’action climatique et leur mise en œuvre doivent être enracinés dans les contextes locaux et partagés entre un grand nombre d’acteurs de terrain : l’adaptation au climat et la résilience à l’échelle d’une région sont difficilement réalisables sans une utilisation généralisée et efficace des services climatiques.
Un marché peu mature
Le marché des services climatiques, bien qu’en croissance, reste dispersé, incomplet et peu mature. Il est très différent vu des communautés d’experts, en modélisation climatique, observation de la Terre, systèmes d’information géographique et autres, ou des utilisateurs finaux tels que les personnes chargées des plans climat et les unités qui n’ont pas le climat dans leur mandat, même si leurs domaines contribuent au changement climatique ou sont affectés par celui-ci.
Lors d’une récente conférence, le modérateur d’une session réunissant des représentants de villes européennes soulignait le fossé sémantique entre leur description des besoins pour accompagner leurs plans d’action, d’une part, et les terminologies utilisées dans le reste de la conférence par les experts de l’observation de la Terre et les développeurs de services, d’autre part. La plupart des villes ou régions n’ont pas de politique d’acquisition cohérente et unifiée pour les services climatiques.
La conscience que les données liées au climat pourraient être pertinentes pour une série de problèmes qu’elles rencontrent est inégale et souvent faible – nombre de besoins et de décisions qui pourraient être éclairés par de telles informations sont occultés dans l’expression de leur demande en services climatiques.
Deux projets prometteurs
Entre le moment où plusieurs unités se réunissent et identifient les dimensions climatiques de leurs priorités respectives et celui où elles peuvent formuler ensemble une demande claire et traitable par les développeurs et fournisseurs de services, un important travail d’analyse et de traduction est nécessaire, pour lequel elles manquent souvent de capacités et de formation de base. Même lorsque la demande semble assez claire, les autorités publiques ont une connaissance incomplète des produits ou services disponibles ou développables à court et moyen termes, ou plutôt des combinaisons de telles solutions qui pourraient réellement contribuer à leurs besoins de manière cohérente, au-delà de quelques descriptions techniques très spécifiques.
Deux projets actuellement financés par Horizon Europe travaillent sur ces questions. VALORADA (Validated Local Risk Actionable Data for Adaptation) veut mettre en évidence la « valeur climatique » de données « non climatiques » à l’échelle de territoires, avec des études de cas en Bulgarie, en France, en Grèce, en Italie et en République tchèque. PROTECT prépare l’application des procédures d’achat public innovant aux services climatiques, notamment les achats publics avant commercialisation (PCP en anglais), en réunissant des groupes d’acheteurs publics européens autour de besoins communs pour les aider à identifier et à exprimer ensemble cette demande de manière plus cohérente, plus consciente du marché et des défis interconnectés qu’il pourrait résoudre.
Le cas de la Nouvelle-Aquitaine
Nous avons engagé un processus de type Deep Demonstration avec la Nouvelle-Aquitaine. Cette région, la plus vaste en France métropolitaine, est aussi la plus fortement affectée par le changement climatique. Son conseil régional a adopté en 2019 une feuille de route, Néo Terra, dédiée à la transition écologique et énergétique, qui s’appuie notamment sur le travail réalisé depuis plus de dix ans par le comité scientifique AcclimaTerra.
Le deuxième rapport AcclimaTerra (2018) souligne que « beaucoup d’infrastructures demandent à être construites dès maintenant en fonction de ce que l’on peut anticiper du changement climatique dans les prochaines décennies. Il faudra donc définir une politique de réduction des risques qui prenne en compte l’incertitude qui affecte beaucoup d’événements possibles, sur lesquels la région n’a pas de prise […], quelle que soit l’origine des phénomènes extrêmes difficiles à anticiper, le changement climatique renforcera leur impact. »
“Soutenir le pilotage des priorités d’action aux échelles régionales et locales.”
Le lancement de Néo Terra et du schéma régional d’aménagement et de développement durable du territoire (SRADDET), avec les enjeux d’urgence, d’échelle, de priorités, reste un défi difficile comme pour toutes les régions qui ont signé la charte de la Mission adaptation de l’Union européenne avec un objectif de résilience climatique en 2030. En 2020–2021, nous avons pu avancer sur les phases d’intention et de cadrage avec AcclimaTerra, diverses directions de la région et plusieurs dizaines d’acteurs, avec des contributions de l’Institut de l’économie pour le climat (I4CE) et du Cerema, permettant de mieux comprendre le champ des possibilités d’action et d’envisager des couplages et synergies inédits.
Un mouvement de fond
Si divers facteurs ont retardé le passage à la phase d’innovation, la région, AcclimaTerra et plusieurs organisations publiques, universitaires et industrielles vont participer au projet NBRACER, Nature Based Solutions for Atlantic Regional Climate Resilience (2023−2027), l’une des sept grandes Innovation Actions sélectionnées par la Mission adaptation pour soutenir les trajectoires de résilience régionale avec un fort apport de solutions fondées sur la nature. En plus de la démonstration de deux solutions (dans le bassin de la Garonne et dans le Marais poitevin), une dimension centrale du volet néo-aquitain explorera comment des données d’origines multiples peuvent soutenir le pilotage des priorités d’action aux échelles régionales et locales et le développement d’un portefeuille intégré d’innovation pour la résilience. Au-delà de l’exemple néo-aquitain, c’est un mouvement de fond pour agir sur ces sujets à l’échelle régionale qui s’engage à travers l’Europe.