Karim Beguir (X97) de Polytechnique à l’entrepreneuriat à succès dans l’IA
Karim Beguir (X97) est le cofondateur d’InstaDeep, un leader mondial dans l’IA, implanté dans dix pays sur trois continents, à la rencontre des cultures occidentales, africaines et moyen-orientales. Passionné par les mathématiques appliquées, la tech et l’impact, et riche de son double héritage culturel, Karim témoigne de son parcours d’entrepreneur pour lequel la pluridisciplinarité polytechnicienne s’est révélée un atout majeur.
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Peux-tu nous présenter ton parcours, ta famille, d’où tu viens ?
Je suis franco-tunisien né à Grenoble de père tunisien. Il finissait ses études de médecine lorsqu’il a rencontré ma mère. Je suis fils unique. Lorsque j’avais un an mon père a obtenu son diplôme et nous sommes tous partis vivre dans le sud de la Tunisie, à Tataouine. J’ai grandi à côté des lieux de tournage de Star Wars (la planète Tatooine). Tataouine, c’est la dernière ville avant le désert. Et j’ai également vécu dans un petit village des Hautes-Alpes, en France, d’où ma mère, professeure d’histoire-géo, est originaire. Mon enfance était très contrastée entre deux cultures fascinantes.
As-tu fait toute ta scolarité en Tunisie ?
J’ai littéralement fait toute la Tunisie en commençant par Tataouine, toutes les grandes villes de la côte tunisienne, notamment Djerba, Sousse et Tunis. Bien que je sois français, j’ai passé cette période à l’école tunisienne et j’ai ensuite fait le lycée français de Tunis jusqu’en terminale. En terminale, je suis venu à Janson-de-Sailly où j’ai passé mon bac puis fait ma prépa. Bien qu’également admis en prépa à Louis-le-Grand et à Henri-IV, j’ai préféré « jouer le match à domicile » car je m’étais bien adapté à Janson.
J’ai eu l’X en trois demi en 1997. C’était l’année où ils avaient changé le système de M’ en MP*, c’est-à-dire avec un même nombre de places en maths et en physique, sauf que le nombre de candidats en maths n’avait pas changé, donc c’était probablement un des concours les plus difficiles d’une génération pour ceux qui étaient dans la filière maths. Ce n’était pas de la tarte mais j’ai réussi le concours et mon rêve était devenu réalité.
Comment as-tu connu Polytechnique ?
J’ai toujours eu une passion pour les maths appliquées, mais pas pour le côté théorique car ce qui m’intéressait, c’était l’impact. Polytechnique a toujours eu cette aura extraordinaire, ce côté fantastique de mix entre la science et avoir de l’impact en France et dans le monde. Je trouvais intéressant aussi le statut militaire. Finalement, quand ça s’est réalisé, ça m’a ouvert des portes extraordinaires. Les années que j’ai passées sur le campus à l’X ont été parmi les plus enrichissantes de mon parcours. Je me suis fait des amis qui le sont restés pour la vie et dont certains sont plus tard devenus des soutiens, voire des investisseurs.
Est-ce qu’il y a un goût pour les sciences dans ta famille ou est-ce toi qui as développé ce goût pour les maths appliquées ?
Mon père, avant de faire médecine, avait fait de la physique car il en était passionné. Quand j’étais petit dans le désert tunisien, il m’apportait les derniers ordinateurs, les dernières consoles de jeux, Intel Vision, Atari, Amiga 500. Donc il y a toujours eu cette passion pour la science, l’innovation, les grandes questions physiques, mais j’étais plus passionné par les maths et notamment les maths appliquées. Mon père aurait pu faire une carrière classique de médecin en France ou dans des villes huppées de la côte tunisienne. Non, il a voulu revenir à Tataouine qui, à l’époque, manquait cruellement de médecins et il a fait toute sa carrière là-bas. Il a laissé un héritage moral extraordinaire, il avait cette passion d’entreprendre, de faire des projets. Et il m’a passé le virus : je n’ai jamais eu peur de prendre des risques et j’ai aussi voulu placer l’humain au cœur de tout projet scientifique.
Du côté de ma mère, j’ai hérité une passion pour la géopolitique et pour l’histoire, ce qui n’est pas souvent le cas pour des gens qui font de la deep tech. L’histoire peut apporter des idées, des manières de réfléchir à des concepts comme l’intelligence artificielle, la super–intelligence, qui sont fascinants. Si vous regardez le débat, par exemple dans les années 1930–1940 sur l’énergie nucléaire, sur le concept de fission, vous vous rendez compte que c’est presque le même débat qu’on a aujourd’hui sur la superintelligence qui est aussi une réaction en chaîne.
Dans quelle section étais-tu à l’École ? Qu’est-ce que tu as choisi comme 3A, 4A ?
J’étais en section football, grande passion familiale. Et ma passion, c’étaient les maths appliquées mais aussi l’économie et les statistiques. Naturellement, l’Ensae était l’école d’appli la plus adaptée, ce qui m’a permis de faire un double diplôme avec le Courant Institute of Mathematical Sciences à NYU. J’y suis resté ensuite en tant que lecteur, je suis revenu régulièrement y donner des cours en maths appliquées quand j’ai commencé ma carrière aux États-Unis.
À la fin de tes études, qu’est-ce qui se profile pour toi ?
J’ai commencé ma carrière en tant qu’ingénieur financier à JP Morgan entre New York et Londres pour développer des modèles de risques complexes pour des produits dérivés, des produits structurés complexes. Après dix ans, je me suis posé la question : « Comment veux-tu que les gens se souviennent de toi ? » Et j’ai tout lâché ! alors que j’avais un poste de managing director. Beaucoup d’amis m’ont dit : « Tu es complètement fou de laisser tomber tout ça. » Je suis revenu aux sources, dans le désert tunisien à Tataouine, pour réfléchir à ce que je pouvais faire dans l’entrepreneuriat entre l’Europe et l’Afrique. Au départ j’ai voulu aider les jeunes via la construction de terrains de foot, dans le but de les attirer pour leur apprendre ensuite à programmer. Lors de cette aventure, j’ai rencontré ma cofondatrice Zohra Slim, une autodidacte avec une expérience software et produit.
“InstaDeep, c’était vraiment un pari sur un duo plus que sur business plan.”
Nous nous sommes bien entendus, j’ai beaucoup apprécié son éthique du travail et j’ai senti que nous partagions les mêmes valeurs humaines. Nous avons créé une boîte de tech avec littéralement 2 000 € et deux ordinateurs. Et c’est comme ça qu’InstaDeep est né de manière très improbable en 2014. C’était vraiment un pari sur un duo plus que sur business plan. Et c’est ensuite que les opportunités sont venues. Un an plus tard, je lis un article d’intelligence artificielle à l’époque de l’IA visuelle et je me rends compte que ce sont des choses que j’avais étudiées, que j’avais toutes les briques et la passion pour ce type de sujets. Ça a été le moment clé.
J’ai créé une petite équipe de recherche et Zohra a développé l’équipe software. Et c’est ensuite qu’on a commencé à percer. Tout d’abord à Londres, où nous avons créé notre bureau, et ensuite très rapidement à Paris. Et c’est là que la société a commencé à accélérer avec cette culture de l’innovation, à faire de la recherche avec des jeunes talentueux. Mes premiers stagiaires à Londres étaient de jeunes polytechniciens. C’était aussi le moment où j’avais eu la chance d’être sélectionné pour rencontrer Mark Zuckerberg. Je l’ai pris comme un signe qu’on pouvait faire des choses à grande échelle. Ça nous a donné l’ambition de faire d’InstaDeep une société de classe mondiale, un leader en IA, au même titre que les plus grands comme DeepMind, qui venait d’être rachetée par Google pour 600 millions de dollars.
J’ai dit à tous mes anciens camarades de Polytechnique : « Vous allez voir, InstaDeep va faire des choses du niveau que DeepMind », et tout le monde me prenait pour un fou. Mais, d’une manière amusante, c’est exactement ce qui s’est passé. Notre premier papier de recherche a eu un grand retentissement, des chercheurs de DeepMind l’ont remarqué, et nous nous sommes retrouvés à présenter notre travail aux leaders de Google AI et de DeepMind. Je n’oubliais pas notre objectif d’être compétitif. Cette discipline financière que j’avais acquise par mes années dans la banque était utile : si on crée de la valeur pour nos partenaires, pour nos clients, on va grandir avec eux. Un de nos traits saillants, c’était qu’on s’attaquait toujours à des problèmes que personne n’avait résolus.
Peux-tu donner des exemples de problèmes que vous avez résolus ?
Avec la Deutsche Bahn, on a démarré en 2019 une collaboration pour créer le plus grand système au monde de gestion de trafic ferroviaire. L’Allemagne, c’est un trafic de plus de 40 000 trains par jour sur 33 000 kilomètres de voie ferrée dans un réseau assez dense. On a démarré plusieurs collaborations en 2019 qui ont été réussies et nous développons un programme de cinq ans avec eux pour gérer de manière optimale le trafic ferroviaire avec l’IA.
Pour donner une idée des enjeux, un kilomètre de voie ferrée, en fonction de la configuration du terrain, ça peut valoir 100 millions d’euros. Si sur le même réseau vous pouvez, grâce à l’IA, avoir plus de capacités en termes de trafic sur ce réseau, ça a une valeur très importante pour un opérateur ferroviaire. C’est un exemple très concret qui est une première mondiale rendue possible par notre excellence en recherche. En effet, le premier contact qu’on avait eu avec nos futurs partenaires s’était établi à travers les articles de recherche qu’on publiait, pas dans le but de déposer des brevets, mais pour contribuer à ce monde de l’IA très ouvert. L’open source, c’était une valeur forte pour nous et ça l’est toujours. Quand vous partez sur les bonnes bases et que vous faites les choses pour les bonnes raisons, les bonnes personnes vont vous trouver.
Un autre exemple de première mondiale pour l’équipe : on a bossé pendant cinq ans pour créer un produit qui s’appelle DeepPCB, qui est le premier système d’IA autonome qui permet de faire le routage de circuit imprimé, c’est-à-dire de créer les connexions électroniques entre les différents composants. Nous sommes les premiers au monde à casser ce problème et à l’offrir à nos partenaires industriels en hardware. Cette innovation ne s’est pas faite en Silicon Valley mais grâce à un groupe de polytechniciens entre la France, l’Europe et l’Afrique. Et encore, durant la pandémie de la Covid, on travaillait avec BioNTech et c’était l’époque de l’explosion des variants de la Covid.
Nous avons réfléchi à comment utiliser l’IA pour avoir un impact positif dans cette crise d’ampleur mondiale et, en collaboration avec BioNTech, nous avons créé le premier système au monde qui utilise de l’IA générative sur le Sars-CoV‑2, avant même que le terme ne soit utilisé et ne devienne à la mode.
Nous avons été les premiers à utiliser les modèles actuels pour faire comprendre à une IA ce qu’est le Sars-CoV‑2 et, à partir de là, essayer d’avoir une détection précoce des variants potentiellement à haut risque, en moyenne un mois et demi avant leur désignation officielle par l’OMS. C’est un système qu’on a validé avec nos partenaires BioNTech par des tests labo. Ce qui a permis d’accélérer la réponse à la pandémie. Avec toujours cette volonté d’innover et d’avoir un impact concret.
Notre mission chez InstaDeep est d’accélérer l’avènement d’un monde où l’IA bénéficie à tous. Nous avons ainsi ouvert dans plusieurs pays d’Afrique : Tunisie, Nigeria, Afrique du Sud, on ouvre à Kigali au Rwanda ; notre plus gros bureau est à Paris, nous sommes à Londres, à Berlin, à San Francisco, à Boston et aux Émirats arabes unis, à Dubaï et à Abou Dhabi. On veut que l’IA soit une opportunité à tous les niveaux, que ce soit une amélioration de compétitivité pour les entreprises partenaires d’InstaDeep, mais aussi pour les jeunes talents que nous déployons dans le monde. L’idée de cette implantation géographique assez large pour une équipe de 350 personnes, c’est d’aller vraiment recruter les meilleurs, de créer une dream team.
Recrutes-tu dans tous les pays où tu t’implantes ?
Oui, absolument. Le but, c’est vraiment d’offrir des possibilités nouvelles, notamment dans les pays où nous sommes des pionniers de l’IA. Ce que j’aime le plus, c’est de mettre des gens de différentes cultures ensemble, sources de richesse et de grande créativité. Et mettre nos jeunes talents français en contact avec des talents aux États-Unis, en Allemagne, en Afrique a été une expérience extraordinaire et très productive. Beaucoup de sociétés venant des États-Unis ou d’Europe, qui considèrent l’Afrique comme une source de compétitivité coût, vont rater ce type d’opportunités. Ce n’est pas facile de créer une équipe qui soit harmonieuse entre le monde en développement et le monde développé. Mais c’est justement une de nos forces.
On a été capable de créer cette culture et de montrer qu’elle était très compétitive avec InstaDeep, qui est une des plus grandes aventures de l’histoire de l’IA en France et la plus grande de l’histoire de l’IA en Afrique aussi. Montrer que, si on a le courage de créer une société positive, on permet une vraie méritocratie où chacun a sa place, où le but est de faire des choses positives qui impactent le monde, tout en étant un business performant. Ce n’est pas un rêve, c’est possible et je pense que c’est important dans le monde d’aujourd’hui. Si on regarde le potentiel plutôt que les choses négatives, si on prend du recul avec un filtre historique, nous pouvons dire que nous vivons dans la meilleure époque possible, ou en tout cas la plus intéressante s’agissant de celle de la montée de l’IA.
Est-ce que tu peux nous parler de BioNTech et de son articulation avec InstaDeep ?
Après notre collaboration pendant la pandémie, quand InstaDeep a fait une levée de fonds record pour l’IA en France et en Afrique de 100 millions de dollars, BioNTech ainsi que Google et d’autres partenaires tels que Deutsche Bahn ont tous rejoint le tour qui était mené par Alpha Intelligence Capital, AI Capital, un fonds deep tech français et international. Finalement, on a décidé de devenir une seule équipe à travers l’acquisition qu’on a finalisée fin juillet 2023, mais qu’on allait garder la marque InstaDeep, on allait continuer à rayonner dans le domaine de l’IA tout en travaillant de manière très proche avec BioNTech sur les grandes problématiques de l’IA en biologie et notamment sur la création d’une plateforme de nouvelle génération dans l’immunothérapie.
“La formation à Polytechnique est extraordinairement bien adaptée pour devenir entrepreneur.”
L’originalité de cette aventure entrepreneuriale, n’est-ce pas d’être parti non de la tech mais de ce tandem initial avec Zohra ?
Quand on crée un projet, ce sont les personnes qui sont importantes parce que, si les idées peuvent changer, les personnes ne changent pas. Mieux vaut créer un projet sur la qualité des personnes, leur capacité à évoluer, à travailler dur, à apprendre à être des personnes de confiance plutôt que sur un business plan qui va changer dans un an. Pour être très sincère, quand nous avons démarré le projet, Zohra et moi, nous n’avons jamais pensé une seconde que ça pouvait être le succès que c’est devenu. Et, pour nous, ça a été une vraie leçon. C’est-à-dire que, si vous faites les choses pour les bonnes raisons, vous pouvez aller beaucoup plus loin que tout ce que vous avez pu imaginer.
Par exemple, quand on considère les projets d’Elon Musk avec Tesla, puis SpaceX, on voit que ce ne sont pas des projets qu’il a fait pour l’argent. Lancer SpaceX, faire mieux que la Nasa, la Chine, la Russie et l’Union européenne réunies était quelque chose d’absolument fou, c’est un vrai travail de passion. Quelle était la probabilité que ça réussisse ? Elle était très faible, mais il a réussi parce qu’il avait cette volonté de faire des choses extraordinaires et autres. On voit ça souvent parmi les entrepreneurs qui ont fait des choses à très grande échelle. Ils ne sont pas motivés par des considérations financières ou par du court terme. Croire en ses valeurs est vraiment important.
Quels sont tes liens avec tes camarades polytechniciens ?
Mes meilleurs amis sont des anciens camarades de promo, j’essaye d’assister régulièrement aux événements sur le Platâl et autres. J’ai aussi la volonté d’apporter quelque chose à l’École pour faire comprendre aux jeunes polytechniciens le potentiel que leur offrent leurs études. Souvent, quand on a réussi l’X, on a ce sentiment de faire partie d’une élite et on craint parfois de prendre des risques.
Le message que j’ai envie de passer aux jeunes X, c’est que la formation à Polytechnique est extraordinairement bien adaptée pour devenir entrepreneur, pour faire partie d’une start-up d’élite, dans l’IA, mais aussi dans les innovations deep tech qui sont en train d’avoir lieu. Parce qu’on passe sans cesse d’une chose à une autre, avec une grande obligation d’acquisition de savoir, de compétitivité. Et cette flexibilité, cette agilité intellectuelle, elle est essentielle pour relever les défis d’une start-up, qui sont par nature très incertains, très variables. Il faut être capable de tout faire : un jour faire de la science, le lendemain aller expliquer un projet à un partenaire business, le surlendemain, mener une initiative écosystème qui n’a rien à voir, et de faire tout ça très bien. Et je trouve que le parcours de l’X est très adapté à ce genre de challenge.
Qu’est-ce que tu gardes de ton passage à l’École ?
La qualité des cours et des professeurs était extraordinaire. Je me souviens par exemple de Pierre-Louis Lions qui venait d’avoir la médaille Fields et de son cours d’optimisation en maths appliquées. Mais surtout j’ai adoré l’aspect pluridisciplinaire et le fait qu’il y avait une très forte cohésion. J’ai souvent retrouvé des camarades partout dans le monde, que ce soit à New York, à Londres ou ailleurs, avec cet esprit de faire des choses formidables.