Observer l’océan : une conquête technologique
Le système d’observation des océans, sur le plan technique comme sur le plan de sa coordination internationale, a atteint un niveau de maturité remarquable, à l’instar de son alter ego le système d’observation météorologique. La France est parmi les leaders de cette aventure scientifique. Les progrès à venir, pour importants qu’ils puissent être, ne changeront sans doute pas radicalement ce système. Il n’en reste pas moins beaucoup à découvrir sur ce monde secret qu’est l’océan.
Une conclusion qui se dégage des divers articles du présent dossier est que, pour agir, nous devons observer les océans, pour comprendre ce qui s’y passe et comment ils évoluent. Mais observer les océans, ce n’est pas si simple !
Observer l’océan : une activité récente
On peut mesurer assez simplement beaucoup de propriétés de la surface de la mer : température, salinité, vagues, vent, présence de glace… Ces propriétés, observées depuis des navires, longtemps ont essentiellement servi à alimenter les premiers services météorologiques. Mais, au-delà de quelques mètres de profondeur, l’océan est difficile à pénétrer et est longtemps resté un mystère. Pour résumer, jusqu’en 1950 on ne savait pratiquement rien des propriétés de l’océan en dessous de sa surface. Les seules données de température et de salinité dans l’intérieur de l’océan provenaient d’explorations pionnières, qui étaient encore assimilables à des aventures scientifiques et humaines. Les progrès ont alors été extrêmement rapides, puisque aujourd’hui l’océan est observé, mesuré en continu par des dizaines de satellites, des milliers de sondes autonomes, des centaines de mouillages fixes et permanents, et périodiquement sillonné par des navires océanographiques le long de radiales répétitives.
Un parallèle avec la conquête spatiale
La mise en place d’un système d’observation permanent et pérenne de l’océan n’est pas sans rappeler la conquête spatiale, à la fois par des similitudes de calendrier, par les développements technologiques qui ont été nécessaires à chaque étape et par l’intense coopération internationale qui a été à l’œuvre, bien au-delà des conflits entre blocs. Et puis l’observation de l’océan a aussi impliqué le développement de la télédétection satellitaire : donc une partie de cette aventure est elle-même spatiale. Nous allons illustrer ce propos en décrivant quelques grandes étapes de la conquête de l’observation océanique, in situ et par télédétection, et présenterons les sauts technologiques sous-jacents.
1958 : l’année géophysique internationale (AGI)
L’Année géophysique internationale (AGI), qui s’est déroulée officiellement de juillet 1957 à décembre 1958, a été une période de coopération scientifique mondiale visant à mieux comprendre les phénomènes géophysiques de la Terre. Un ensemble coordonné de campagnes océanographiques ont été menées durant cette période et ont permis d’obtenir la première « photo » de l’hydrologie de l’intérieur de l’océan. Les paramètres mesurés étaient basiques, la température et la salinité, mais ils suffisaient à décrire les grands courants marins, à la fois par une approche diagnostique (par exemple : « si l’eau est très salée, c’est qu’elle vient d’un endroit où il y a de l’évaporation ») et par une approche dynamique : température et salinité permettent d’estimer la densité et la pression de l’eau de mer, qui sont reliées aux courants par les équations de la quantité de mouvement.
Un ensemble de navires océanographiques de plus de dix pays, dont les USA, l’Union soviétique, le Japon, l’Australie, le Royaume-Uni, l’Allemagne et la France, a donc sillonné les océans du globe en mettant en œuvre un protocole simple : descendre par câble un châssis jusqu’au fond de l’océan et pendant la remontée, à des profondeurs prédéfinies, fermer des bouteilles et actionner des thermomètres « à retournement » (pour figer la valeur de la mesure) grâce à des messagers lestés glissant le long du câble. La salinité était ensuite mesurée par conductivité électrique, à partir de l’eau enfermée dans les bouteilles.
Années 1990 : le World Ocean Circulation Experiment (WOCE)
Un nouveau programme international d’observation coordonnée de l’hydrologie des océans a vu le jour dans les années 1980, pour une réalisation essentiellement dans les années 1990 : le programme WOCE. Le principal saut technologique entre les campagnes de l’AGI et celles de WOCE est l’avènement de la bathysonde : une sonde électronique multiparamètre connectée au navire par un câble électroporteur, qui mesure en continu température, salinité et pression.
La bathysonde des années 1990 comporte toujours un ensemble de bouteilles de prélèvement, mais ces prélèvements servent désormais à analyser des propriétés chimiques complémentaires : teneur en oxygène dissous, en sels nutritifs (nitrates, phosphates, silicates), en métaux-traces, en fréons… qui sont des traceurs de la circulation océanique et de l’activité biologique. L’autre avancée majeure est la résolution spatiale des mesures : d’un sondage tous les 140 km environ, on est passé à un sondage tous les 70 km par grands fonds. Cela peut sembler un détail, mais cela a permis de capturer l’échelle spatiale des principaux tourbillons et méandres océaniques, dits de méso-échelle, qui concentrent une grande part de l’énergie des courants. Alors qu’on ne distingue pratiquement pas de variabilité de méso-échelle dans les atlas issus de l’AGI, on en voit beaucoup dans les atlas et coupes issus de WOCE.
Aujourd’hui encore, il existe un programme international de campagnes océanographiques répétitives qui réalise, tous les deux à cinq ans, des séries de mesures pour la plupart commencées pendant WOCE : le programme GO-SHIP (https://www.go-ship.org/).
Des années 2000 à aujourd’hui : le programme Argo
Les enjeux d’observation du changement climatique dans l’océan sont devenus clairs en même temps qu’apparaissaient les premiers signaux de ce changement, à la fin des années 1990. La communauté internationale s’est mise d’accord sur un programme d’observation in situ, innovant et ambitieux, principalement dédié au suivi du réchauffement climatique des océans : le programme Argo (https://argo.ucsd.edu/). L’objectif était de déployer un réseau de flotteurs autonomes, capables d’osciller verticalement entre la surface et 2 000 m de profondeur en un cycle d’une dizaine de jours et de communiquer par satellite un profil vertical de mesures [0 – 2 000 m] tous les dix jours.
Au démarrage du programme, en 2000, de tels instruments n’existaient que sous forme de concept ou de prototype dans des laboratoires d’océanographie. Depuis 2003 environ, ils sont produits en petite série par des industriels. La cible initialement fixée de 3 000 flotteurs opérationnels en mer a été atteinte en 2007 et ce nombre est supérieur à 3 500 depuis 2012. Ces flotteurs vivent plus de cinq ans en moyenne.
Aujourd’hui 21 États, plus l’Europe, sont contributeurs de ce programme, la France arrivant en deuxième position après les USA. Le réseau Argo fournit, année après année, des indicateurs du changement climatique et, en tout premier lieu, l’augmentation du contenu thermique des océans qui reflète le dérèglement du climat. Les flotteurs du réseau Argo suivent aussi la circulation de l’océan à grande échelle, et donc sa capacité à continuer à absorber la chaleur. De nouveaux flotteurs dits biogéochimiques savent désormais mesurer le pH (donc l’acidification de l’océan), les concentrations en oxygène dissous, nutriments, chlorophylle, etc., variables qui sont essentielles pour suivre la santé des écosystèmes marins.
L’observation spatiale et l’aventure de l’altimétrie française
L’observation in situ est certes indispensable pour mesurer de nombreuses propriétés de l’océan mais, pour d’autres, prendre de la hauteur depuis l’orbite terrestre est beaucoup plus efficace. Par construction, l’observation satellitaire offre une couverture globale et homogène : le même instrument fait les mêmes mesures partout. Les instruments optiques ou micro-ondes passifs fournissent une mesure des champs de température de surface, de salinité de surface, et certaines mesures de biogéochimie des océans (concentration en chlorophylle, turbidité) ; les mesures actives comme le radar vont donner une sensibilité à la topographie et aux états de surface (vent de surface, vagues, courants, glaces de mer, mais aussi détection de navires, icebergs, nappes d’algues ou de polluants).
La plupart de ces mesures font désormais l’objet de programmes satellitaires opérationnels garantissant acquisition systématique, distribution en temps court, continuité et contrôle qualité des données : citons notamment le programme européen Copernicus avec en particulier les satellites Sentinel‑1 (imagerie radar), Sentinel‑3 (imagerie optique et infrarouge, altimétrie) et Sentinel‑6 (altimétrie).
L’altimétrie spatiale, quésaco ?
Parmi toutes ces techniques de télédétection qui contribuent à une meilleure connaissance des océans, la communauté scientifique française, le Cnes et le secteur industriel ont particulièrement développé l’altimétrie spatiale, qui vise à mesurer la topographie de surface de la mer par satellite. Le principe en est simple : le satellite émet un bref signal radar, puis mesure le temps de retour de son écho et en déduit avec précision la distance entre le satellite et la surface de la mer. Les premiers altimètres radars, déployés en 1974 sur la station américaine habitée Skylab, offraient une précision de l’ordre du mètre.
“La communauté scientifique française, le Cnes et le secteur industriel ont particulièrement développé l’altimétrie spatiale.”
Les méthodes de mesure n’ont pas cessé d’évoluer en précision, et pas moins de vingt missions satellitaires, développées par les USA, la France, l’Agence spatiale européenne ou la Chine, se sont succédé sur différentes orbites depuis 1992. La série des satellites Jason (Nasa/Cnes/NOAA-Eumetsat) utilise un radar altimétrique Poseidon fabriqué à Toulouse par Thales Alenia Space. Ces missions sont appelées « mission de référence » car elles assurent la précision absolue la meilleure et la plus stable, une continuité parfaite d’une mission à une autre : c’est à travers ces missions que l’augmentation du niveau de la mer sur ces dernières décennies est mesurée et elles servent d’étalon à l’ensemble des autres missions d’altimétrie.
Et SWOT vint…
En décembre 2022, une nouvelle révolution est apportée par la mission franco-américaine SWOT (Surface Water and Ocean Topography), développée conjointement par la Nasa et le Cnes. Le satellite SWOT embarque aussi un radar Poseidon‑3, mais sa charge utile principale est un interféromètre radar complètement nouveau, appelé KaRIn et développé par le Jet Propulsion Laboratory de la Nasa en partenariat avec le Cnes et Thales Alenia Space. KaRIn permet de révéler la topographie de surface des océans sur une fauchée de 100 km de large, avec une précision verticale qui atteindra probablement quelques millimètres. Un deuxième objectif scientifique principal de la mission SWOT est la mesure des hauteurs des eaux continentales, rivières, lacs ou réservoirs.
Le niveau de la mer au millimètre près
La mesure du niveau de la mer a d’abord été un moyen d’étudier la Terre solide puisque, si l’on met de côté les effets dynamiques, la surface de l’eau se confond avec le géoïde (isopotentielle du champ de gravité, soit la « forme de la Terre »). Localement, la perturbation du champ de gravité par les monts sous-marins est donc détectable par une variation du niveau de la mer : ainsi, une « bosse » permanente de quelques kilomètres d’étendue est généralement associée à un mont sous-marin.
Aujourd’hui la topographie mondiale des fonds marins par grands fonds est surtout connue par l’altimétrie spatiale, plus que par les campagnes de mesures par navire, et grâce à sa résolution SWOT va certainement révéler des milliers de monts sous-marins non répertoriés. Si l’on prend en compte maintenant les effets de dynamique de l’océan, en enlevant du signal l’effet des marées, la topographie de surface des océans va alors refléter une combinaison de phénomènes d’échelles temporelles et spatiales variées.
La circulation océanique
Elle engendre des variations de quelques mètres du niveau de la mer : pour des échelles spatiales supérieures à quelques dizaines de kilomètres, l’hypothèse géostrophique (équilibre dynamique entre le gradient de pression hydrostatique et la force de Coriolis liée à la rotation de la Terre) lie directement la topographie de surface à la dynamique interne de l’océan ; on parle de « topographie dynamique ». Comme dans l’atmosphère, où le vent tourne autour des régions de haute pression (anticyclones) et des dépressions, les courants marins tournent autour des bosses et des creux de la topographie dynamique. Ainsi, le Gulf Stream est associé à un dénivelé de la surface de la mer d’un mètre de haut, qui s’étale sur quelques dizaines de kilomètres de large. Quand le Gulf Stream faiblit, le niveau d’eau augmente sur la côte est des États-Unis, contribuant à y aggraver les inondations.
Les effets de surface
Ils sont liés aux déplacements d’eau du fait d’interactions avec l’atmosphère : les variations du vent et de la pression atmosphérique sont à l’origine de « surcotes » qui peuvent aussi contribuer aux inondations côtières. Ainsi une baisse du baromètre de 10 hPa fait monter le niveau de la mer de 10 cm, et cette surcote peut être amplifiée par les effets du vent et des vagues près de la côte.
Les variations en volume des océans
Lorsqu’on évoque la variation du niveau de la mer dans le contexte du changement climatique, c’est à ce dernier phénomène que l’on se réfère : sur l’ensemble du globe le volume des océans augmente à cause du transfert de masse d’eau des continents vers l’océan par la fonte des glaciers et calottes glaciaires, mais aussi à cause de la dilatation de l’eau directement du fait du réchauffement global.
Spatialement, l’apport de masse va augmenter le niveau de la mer sur tout le globe, alors que la dilatation va augmenter le niveau dans les zones se réchauffant le plus : c’est ainsi que la montée du niveau de la mer est bien supérieure à la moyenne dans certaines zones, notablement dans le Pacifique Sud. L’altimétrie satellitaire est la principale source de données pour révéler que la vitesse de montée du niveau de la mer a dépassé les 4 mm par an et continue de s’accélérer.
Les premières données de SWOT
La mission SWOT apporte un progrès significatif dans nos capacités d’observation altimétrique : grâce à la mesure « en fauchée » (en 2D suivant une bande sous la trace du satellite), elle va permettre d’observer le niveau de la mer avec une finesse inégalée et, entre autres choses, de mieux comprendre le rôle des tourbillons dans la circulation océanique et le transport de chaleur. Les premières mesures, encore très récentes à ce jour, sont à la hauteur des espérances : SWOT donne à voir des phénomènes jusqu’alors peu ou mal observés, comme les ondes internes, les structures de sous-méso-échelle, la dynamique des zones côtières. Les échos de SWOT sur la glace de mer permettront aussi d’accéder, plus finement qu’aujourd’hui, à l’épaisseur de la banquise.
Le futur de l’observation de l’océan
Les progrès technologiques ont donc été considérables dans le domaine de l’observation de l’océan durant ces dernières décennies. Mais quels sont les progrès à venir ? Dans le domaine de l’océanographie in situ, un objectif majeur est d’arriver à automatiser et à rendre plus sobre, énergétiquement parlant, les systèmes d’observation, tout en étendant la gamme de paramètres mesurés par chaque équipement. Argo, réseau de flotteurs-profileurs autonomes, est un bon exemple de ce processus, mais Argo ne peut pas tout mesurer, en particulier parce que ses flotteurs dérivent au gré des courants et que leur trajectoire n’est donc pas pilotée. Actuellement, les principaux développements technologiques portent donc sur des drones sous-marins et de surface, propulsés par moteur électrique et panneaux solaires, ou à la voile, ou par l’énergie de la houle, et capables d’opérer une gamme de plus en plus étendue de capteurs.
Du côté de la télédétection satellitaire, il existe pour tous les paramètres mesurés des espoirs de gain en couverture et en résolution spatiale (comme illustré par la mission SWOT pour l’altimétrie), voire spectrale. Un autre enjeu pour les océanographes est de parvenir à mesurer le vrai courant de surface, sachant que le courant déduit des altimètres, le courant géostrophique, n’est qu’une approximation à basse fréquence et en subsurface des courants océaniques. Pour mesurer ce vrai courant de surface, plusieurs techniques sont encore à l’étude, fondées sur une mesure précise de la vitesse des vagues, elle-même sensible au courant de surface : mesure par radar Doppler, par interférométrie radar ou par optique à haute résolution temporelle.