West Point à ses débuts une « École polytechnique » américaine
Le développement de l’Académie militaire de West Point et, dans son sillage, des autres écoles d’ingénieurs américaines s’est très fortement inspiré du modèle que constituait à l’époque l’École polytechnique, dont la mémoire est entretenue sur le campus de West Point par la présence d’un monument commémoratif. Étienne Béchet de Rochefontaine est le premier qui perfectionne des jeunes officiers ; c’est ensuite Louis de Tousard qui en devient le père spirituel, en concevant un véritable projet académique ; c’est ensuite Jonathan Williams, officier américain autodidacte imprégné des méthodes françaises, qui assure les premiers pas de la nouvelle institution. C’est enfin Sylvanus Thayer qui structure le premier demi-siècle de croissance de l’Académie, après un séjour de deux ans en Europe, principalement en France, d’où il importe les méthodes de l’École polytechnique. Plusieurs de ses instructeurs s’inspirent de ces mêmes méthodes et laissent une empreinte profonde, au point qu’un siècle plus tard, en invoquant le West Point’s Genius, le génie de West Point, des commentateurs soulignent lors de la célébration de son premier centenaire la trace de l’École polytechnique qui lui avait servi de modèle à ses débuts, malgré l’influence germanique croissante à partir des années 1870–1871.
C’est un général français, Louis Lebègue Duportail (1743−1802), ingénieur (Mézières, 1764) et chef de mission en soutien aux Insurgents américains, qui est nommé Chief Engineer de l’armée continentale par George Washington en 1777. Il conseille fortement aux officiels américains de créer une école militaire pour former l’encadrement de leur armée, qui ne dispose que des quelques officiers qui en appuyant l’insurrection n’ont pas voulu rester fidèles à la couronne britannique. Une garnison d’artilleurs et de sapeurs est implantée à West Point, un site identifié par George Washington comme verrou fortifié pour empêcher toute incursion britannique à partir du Canada. En 1795, West Point est commandée par le lieutenant-colonel Étienne Béchet de Rochefontaine (1755−1814), officier français intégré à l’armée américaine, ingénieur (Mézières, 1777) et vétéran de la guerre d’Indépendance félicité par Washington.
Louis de Tousard, précurseur
Rochefontaine donne des cours de formation technique militaire de base – artillerie et génie – aux jeunes officiers de sa garnison, en totale liberté. Il est ensuite remplacé par un autre Français également vétéran de la guerre d’Indépendance, le lieutenant-colonel Louis de Tousard (1749−1817), artilleur (Strasbourg, 1768), commandant du 2e régiment d’artilleurs et d’ingénieurs créé pour West Point. Encouragé par George Washington qui achève son second mandat, Tousard se lance dans la rédaction d’un traité en trois volumes sur l’artillerie, plus tard manuel de base dans le programme de la future académie. Tousard élabore également un projet d’académie militaire. Il suggère que l’éducation soit fondée sur la discipline et que cette académie soit dirigée par un officier de terrain expérimenté. Les étudiants ou « cadets » seraient prélevés sur les unités de l’armée régulière et recevraient un salaire attractif, étant habillés, nourris et logés. Le programme couvrirait les disciplines scientifiques, en premier lieu les mathématiques, puis les sciences physiques et naturelles, les grands travaux d’infrastructure et enfin le fonctionnement politique de la société. Le projet n’aboutit pas. Plusieurs historiens américains considèrent que Tousard est le père spirituel, concepteur de West Point.
Des débuts incertains
Le projet resurgit dix ans plus tard sous la présidence de Thomas Jefferson qui fait voter par le Congrès une loi créant la United States Military Academy (USMA) en 1802. Il nomme un Américain francophile à sa tête, le Major Jonathan Williams (1751−1816), neveu de Benjamin Franklin qui a négocié l’intervention française en faveur des insurgés américains. Williams est lui-même autodidacte mais initié aux méthodes de fortification françaises par le biais d’un long séjour en France. Il en ramène pour West Point un millier d’ouvrages techniques utilisés dans les écoles françaises, dont Polytechnique. Mais la gouvernance de Williams est floue et inefficace, il démissionne et laisse en héritage sa volonté d’en faire une École polytechnique américaine qui forme des officiers du génie, selon ses propres écrits. Il est remplacé par un officier à poigne, Alden Partridge, dont le style mène à une quasi-insurrection des cadets en 1817. Bref, à peine fondée, West Point doit déjà être réformée.
Sylvanus Thayer, un francophile
Le Major Sylvanus Thayer (1785−1872), qui remplace Williams et Partridge, va marquer West Point d’une empreinte indélébile telle que certains le considèrent comme étant le père (américain cette fois) de West Point, dont il est lui-même diplômé (1808). Thayer voue un culte absolu aux campagnes napoléoniennes, la guerre anglo-américaine de 1812–1815 est son baptême du feu. Thayer y a constaté que les Américains avaient tout à apprendre de l’art de la guerre. Dès la fin des hostilités, il demande au président Madison un congé pour visiter la France ; il y est envoyé avec le lieutenant-colonel William McRee en 1815–1817. La France est alors en ébullition avec les débuts de la Restauration, mais pas seulement, car au travers de toute l’Europe et des continents américains circulent des idéaux démocratiques accompagnés d’une vague de création d’écoles d’ingénieurs civils et militaires, en même temps que se répandent les cours de géométrie descriptive fondés en France par Gaspard Monge. Thayer et McRee se font ouvrir de nombreuses portes institutionnelles et des établissements d’enseignement supérieur, ils étudient le fonctionnement de l’École polytechnique et des écoles d’application d’armes, Thayer en aurait même suivi certains cours. Pendant le séjour de Thayer et de McRee à Polytechnique sont établis les contacts avec Claude Crozet (voir l’article de Patrick Salin, Claude Crozet (X1805), officier, ingénieur, professeur, constructeur, président du Virginia Military Institute, La Jaune et la Rouge, n° 769, novembre 2021, p. 110–113), qui rejoindra West Point comme professeur de mathématiques en important les cours de Monge, une révolution, et avec le général Simon Bernard (X1794) qui viendra diriger les travaux de la Commission américaine des fortifications (voir l’HistoriX du numéro 759 de La Jaune et la Rouge, novembre 2020).
Des réformes profondes et durables
Thayer assure la continuité de Jonathan Williams. Pressentant l’apport que Thayer pouvait fournir à cette Académie, Williams a fait pression sur le Secrétaire à la guerre, Henry Dearborn (1751−1829), pour nommer Thayer à la tête de l’Académie ; il voit juste. En effet, Thayer est en tête de sa promotion de 1808 et se distingue honorablement sur le terrain pendant le conflit de 1812–1815, pour être ensuite envoyé en Europe. Il est également soutenu par le nouveau Secrétaire à la guerre, J. C. Calhoun qui reçoit en même temps le rapport de Simon Bernard et de William McRee, lequel souligne en 1819 les graves déficiences de l’Académie.
“Certaines des réformes du francophile Thayer sont toujours en vigueur, plus de deux siècles après la fondation.”
À son retour, Thayer est donc nommé surintendant de West Point, avec tous pouvoirs de réorganiser l’Académie comme il l’entend. Il y restera seize ans, jusqu’en 1833, établissant la réputation de West Point de manière définitive. Dans l’exercice de ses nouvelles fonctions, la force de Thayer découle de cette mission d’étude et de collection d’ouvrages d’instruction et scientifiques en Europe, tout particulièrement en France, qui s’ajoute aux acquisitions antérieures de Jonathan Williams ; la moisson de livres est impressionnante. Ses réformes profondes et durables façonnent West Point pour son premier demi-siècle d’existence, certaines sont toujours en vigueur plus de deux siècles après sa fondation. Les apports de Thayer se résument ainsi qu’il suit.
Recrutement du corps enseignant
Inspiré par Polytechnique, Thayer recrute des professeurs grands spécialistes dans leur domaine, qui enseignent périodiquement à une classe entière. Pour les seconder, ils ont des répétiteurs qui complètent l’enseignement et encadrent les cadets sur une base quotidienne. Thayer accepte rapidement de recourir parmi les cadets comme assistants-instructeurs à ceux qui excellent dans leur formation. Réticent au départ, il finit par accepter cette pratique en raison de la modicité des budgets qui lui sont alloués par le Congrès. Thayer recrute également des assistants-professeurs parmi les diplômés de West Point. Vers la fin de sa mandature, il aura aussi placé d’anciens diplômés de l’Académie à la tête des principaux départements d‘enseignement. Ces pratiques durent jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, alors que les autres écoles supérieures américaines (Rensselaer, Harvard, Yale, Columbia) recrutent beaucoup plus tôt des ressources extérieures pour injecter du sang nouveau.
Hiérarchie académique
La structure de commandement de l’Académie ne ressemble que superficiellement à celle de Polytechnique. Le surintendant dépend directement du président des États-Unis, il court-circuite le Secrétaire à la guerre et l’Ingénieur en chef de l’armée. Il est donc autonome et libre d’assurer le fonctionnement de l’Académie selon sa perspective personnelle. Le conseil académique (Academic Board) correspond vaguement au conseil d’instruction. La discipline relève du commandant des cadets qui rapporte à Thayer. Le Board of Visitors correspond au conseil de perfectionnement de Polytechnique, mais avec moins de pouvoirs. Il se compose de militaires de haut rang et de professeurs reconnus provenant d’autres institutions et spécialisés dans les matières enseignées. Ils sont nommés sur une base annuelle et interviennent de plus en plus pendant les examens, à mesure que l’Académie croît en ancienneté. Les cadets sont répartis en un bataillon de deux compagnies, le tout commandé par le commandant des cadets, généralement un officier d’active.
Statut et condition des cadets
Ils sont des officiers juniors, différemment de Polytechnique, ce qui déplait aux membres du Cabinet (les fédéralistes) hostiles à l’armée de métier. Un cadet qui commet une faute grave passe en cour martiale. La philosophie de Thayer est d’exercer un contrôle total de l’activité des cadets. Les appels sont fréquents, les matins, au début des cours et le soir avec contrôles en chambre, car c’est un pensionnat : pas de jeux de hasard, pas d’alcool, pas de femmes, pas de tavernes dans un rayon de plusieurs kilomètres autour de l’Académie, etc. Certains reprochent à Thayer son attitude autocratique. Les cadets n’ont pas de congés d’hiver ou de printemps pendant leur scolarité, seulement un congé de trois semaines en été. Lorsqu’ils n’ont pas de cours pendant une partie de l’été, ils séjournent dans un camp militaire. Il est d’ailleurs vraisemblable que les séances d’ordre serré ou close order drill, accompagnées d’ordres sèchement prononcés comme des aboiements à la face des recrues (comme on peut le voir dans certains reportages ou films sur l’entraînement des Marines américains) se développent à partir des pratiques de cette époque, c’est la mentalité boot camp. De trois ans au début, la formation passe rapidement à quatre ans. Les cadets sont répartis en quatre classes, les débutants (freshmen) entrent en quatrième année (4th Class), ils passent ensuite en troisième année (3rd Class), puis en seconde (2nd Class), puis en première (1st Class) qui est l’année de graduation. Chaque classe est formée de plusieurs sections variant de 10 à 20 cadets. La distinction entre sections est établie en fonction du niveau d’éducation des cadets qui sont regroupés selon leur niveau de connaissances, les plus faibles sont des lower et les plus forts sont des advanced. Ceux qui améliorent leurs connaissances en cours de formation sont transférés dans une section plus avancée, ceux qui ne progressent pas sont expulsés. Ils sont notés sur leur performance orale et écrite en classe sur base quotidienne, ces notes sont remises au surintendant chaque semaine. Les cours se déroulent de septembre à juin. L’échec aux examens entraîne l’expulsion ; on ne redouble pas, sauf en cas de maladie.
Méthodes et emploi du temps
Le cadet suit un cours majeur chaque jour, il se rend ensuite en étude avec ses quinze ou vingt camarades de groupe pour répondre aux questions du répétiteur. Ses réponses sont notées. Le reste de la journée est consacré à un cours sur un sujet plus léger. Au cours des recitations, avec un manuel en main, les cadets s’expriment face au tableau noir dont on dit que Claude Crozet en aurait importé l’usage. Ils illustrent leurs propos sur le tableau avec une craie en expliquant leur raisonnement. Les cours exigeants sont suivis de cours moins exigeants. Et en fin de journée a lieu un military exercise, puis le cadet prend son souper et se retire dans sa chambre pour préparer le cours du lendemain en engineering. L’extinction des lumières se fait à 21 h 30, le lever se fait à l’aube avec l’appel, le petit-déjeuner est terminé à 8 heures, puis la révision des matières étudiées la veille. Un effort intense est exercé sur l’entraînement de la mémoire du cadet, mais on ne va pas au-delà de ce que présentent les manuels. Thayer veut former de solides techniciens, pas des mathématiciens ou des scientifiques. Pour construire un canal, une fortification ou une fonderie à canons, on forme les cadets au knowing and doing, c’est-à-dire au concret, pas à la métaphysique ou au transcendantal avec des spéculations abstraites et des raisonnements ou démarches purement théoriques. Thayer s’oppose à la tendance qu’a Polytechnique aux abstractions. À leur entrée à West Point, en quatrième et troisième années les cadets étudient les fondamentaux avec les mathématiques, le français, le dessin et la géométrie descriptive. En seconde année ils étudient la physique, la chimie et le dessin. En première année c’est la formation finale d’ingénieur civil et militaire. Cette dernière année est la plus difficile, elle récapitule toutes les notions acquises au cours des trois années précédentes, avec un premier semestre consacré aux projets civils et un second aux projets militaires.
Les examens
Thayer s’inspire directement des formats d’examen de Polytechnique. Deux semaines de janvier et de juin leur sont réservées. Ceux de janvier (semi-annual) sont surveillés par le corps enseignant, ceux de juin (annual) sont surveillés par le corps enseignant avec les membres du Board of Visitors. Le cadet qui échoue à un examen de janvier ou de juin dans une quelconque matière est renvoyé de l’Académie. Pour chaque matière, le cadet est examiné à l’écrit et à l’oral par le chef de département et les assistants-professeurs. En salle d’examen, quatre cadets font face à deux grands tableaux, l’un répond aux questions qui lui ont été posées et fait les démonstrations nécessaires au tableau, pendant que les trois autres préparent les questions qui leur ont été remises. Cela dure une heure. Seize cadets sont examinés en quatre heures sur un sujet, les quarante cadets d’une classe ont ainsi cinq heures d’examen individuel dans la journée. Le classement de sortie téléguide le choix de l’arme d’affectation. Les meilleurs se dirigent vers le corps des Ingénieurs, les suivants jusqu’à la moitié de la promotion choisissent l’Artillerie, la seconde moitié choisit l’Infanterie ou la Cavalerie.