Le bitcoin vu par l’école d’économie autrichienne
La pensée économique mainstream peine toujours à expliquer l’émergence et le développement de cet étrange objet monétaire qu’est le bitcoin. Quinze ans après sa création, il n’est plus crédible d’affirmer que l’invention de Nakamoto ne survit que grâce à la spéculation. L’école autrichienne fournit une grille d’interprétation utile pour affronter cet impensé. Elle rappelle qu’il est possible d’envisager une monnaie désétatisée, sans banque centrale et sans politique monétaire. Ses concepts permettent d’analyser les qualités de potentielle monnaie saine (au sens du concept anglo-saxon de sound money) du bitcoin, mais aussi les défis qu’il lui reste à surmonter pour devenir concrètement une véritable monnaie.
Le bitcoin ou Bitcoin ?
Il convient de distinguer « Bitcoin », qui désigne l’infrastructure de paiement, et « le bitcoin », qui désigne l’unité numérique et comptable utilisée dans ce système.
L’école autrichienne est un courant d’économie hétérodoxe né à Vienne à la fin du XIXe siècle. Son principal théoricien est Ludwig von Mises, dont l’économiste français Jacques Rueff (X1919) a écrit : « Il a préservé les fondements d’une science économique rationnelle, dont la valeur et l’efficacité ont été démontrées par ses œuvres. » Les principaux représentants de ce courant en France sont Pascal Salin et Guido Hülsmann.
Une des particularités de ces auteurs est de refuser l’application des méthodes des sciences de la nature à l’économie. Pour eux, les propositions de la science économique doivent être falsifiables d’un point de vue non empirique (selon le critère de Karl Popper) mais logique. Le raisonnement ne doit pas chercher à tester des hypothèses arbitraires mais à déduire des conséquences logiques en partant d’axiomes réalistes et irréfutables.
Sur ces fondements épistémologiques, Mises a proposé une reconstruction complète de la science économique dans un traité de mille pages, L’Action humaine, dont Gérard Dréan (X59) a publié un excellent abrégé. Marginalisée au milieu du XXe siècle face au paradigme néoclassique et aux divers courants issus du keynésianisme, cette école de pensée rencontre un net regain d’intérêt depuis les années 1970, notamment en raison de son analyse originale de la monnaie, analyse qui se révèle particulièrement utile pour comprendre le bitcoin.
Un point de vue original sur la monnaie
Pour les Autrichiens, la monnaie est fondamentalement un produit de l’ordre spontané du marché et son accaparement progressif par le pouvoir politique au cours de l’histoire, avec une accélération fulgurante au XXe siècle, est critiquable d’un point de vue non seulement économique mais aussi social, politique et culturel.
On peut résumer ces critiques de la manière suivante. Les manipulations de la quantité de monnaie par la puissance publique perturbent le système des prix qui constitue le système d’information décentralisé de l’économie de marché et permet le calcul économique. Elles alimentent des cycles économiques artificiels et destructeurs (théorie pour laquelle Hayek a reçu le prix Nobel d’économie en 1974). Elles engendrent des redistributions de pouvoir d’achat relatif en faveur des détenteurs d’actifs et au détriment des plus démunis (effet Cantillon).
L’inflation monétaire est un impôt déguisé qui entraîne une extension déraisonnable de la sphère publique, une financiarisation excessive de l’économie et une dérive clientéliste de la démocratie. Enfin, la dégradation de la qualité de la monnaie augmente la préférence moyenne pour le présent des individus, ce qui dissuade l’épargne, l’investissement et la planification du futur, et stimule la société de consommation, le court-termisme politique, la spéculation financière et la surexploitation des ressources naturelles.
À la recherche de la monnaie saine
Les Autrichiens prônent un retour à la sound money ou hard money : une monnaie dont la quantité est aussi peu manipulable que possible par la puissance publique. Dans The Theory of Money and Credit (1912), qu’ils considèrent comme le plus grand traité d’économie monétaire de l’histoire, Mises écrivait : « Il est impossible de saisir le sens de l’idée de monnaie saine si l’on ne réalise pas qu’elle a été conçue comme un instrument pour la protection des libertés civiles contre les intrusions despotiques des gouvernements.
Idéologiquement, elle appartient à la même catégorie que les constitutions politiques et les déclarations des droits. » Un retour à la monnaie saine est envisageable en supprimant le cours légal et en laissant s’instaurer une concurrence libre entre producteurs privés de monnaies (proposition de Hayek de « dénationalisation de la monnaie »). En effet, ni bien de consommation ni bien de production, la monnaie n’en est pas moins un bien économique : c’est donc au marché libre, rencontre de l’offre et de la demande, de déterminer la qualité et la quantité optimales de ce bien, et non à une entité centrale et monopolistique qui ne détient pas l’information nécessaire pour en assurer un pilotage rationnel.
L’étalon-or
C’est également possible en organisant un retour à un système fondé sur l’or (proposition de Murray Rothbard). Les Autrichiens s’opposent, en effet, à la pensée mainstream sur les avantages et inconvénients de l’étalon-or. Pour eux, ce régime fonctionnait correctement et a permis l’essor économique exceptionnel du XIXe siècle. C’est l’accumulation de réglementations et interventions publiques inadaptées qui l’ont déréglé, avant qu’il ne soit abandonné parce qu’il empêchait de financer les dépenses exceptionnelles de la Première Guerre mondiale.
S’agissant de l’étalon de change-or de Bretton Woods, les Autrichiens ont été parmi les premiers à expliquer qu’il n’était pas viable. L’histoire leur a donné raison – ainsi qu’à Jacques Rueff. Ils ont ensuite critiqué sévèrement les inconvénients du système de changes flottants et la destruction de l’institution sociale et économique de la monnaie par les politiques expansionnistes des banques centrales.
Ils se distinguent de Milton Friedman et des monétaristes notamment par le fait qu’ils ne préconisent ni règle d’émission monétaire fixe ni rôle d’intervention des autorités monétaires face aux crises, ces dernières étant souvent, d’après eux, le résultat de politiques publiques erronées plus que de prétendus défauts intrinsèques du capitalisme. La proposition autrichienne de séparation de la monnaie et de l’État, demeurée longtemps iconoclaste, connaît aujourd’hui une nouvelle actualité avec l’irruption inattendue du bitcoin et des cryptomonnaies dans le paysage monétaire.
Le bitcoin, or numérique
De prime abord, le bitcoin a tout pour séduire les Autrichiens. Innovation technologique issue du marché, échappant au contrôle de l’État, il subsiste grâce au libre choix des utilisateurs face à une concurrence intense de milliers de cryptomonnaies. Le fait qu’il s’apparente à de l’or numérique répond en partie à leur idéal.
D’une part, le stock total de bitcoins est limité et leur coût d’extraction est croissant dans le temps, comme pour l’or. Pour les Autrichiens, n’importe quel stock fixe de monnaie suffit pour faire fonctionner l’économie, contrairement à la conception mainstream. Par ailleurs, le fait que le coût de production du bitcoin soit élevé (son algorithme de consensus impose une consommation massive d’électricité par les « mineurs ») est considéré par les Autrichiens comme un avantage par rapport aux autres cryptomonnaies.
Pour eux, en effet, une monnaie ne peut émerger de l’ordre spontané du marché et subsister durablement – sans être imposée par la puissance publique – que si elle est coûteuse à produire ; autrement, les utilisateurs lui préfèrent vite une monnaie plus « dure » (car ils anticipent qu’une hausse excessive de l’émission de monnaie « facile » à produire aboutira à sa dépréciation). La question de savoir si une autre méthode que cette forte utilisation d’énergie permettrait de maintenir un coût de production élevé sans dégrader le niveau de sécurité du système fait aujourd’hui l’objet de débats complexes qui dépassent le champ de cet article.
« Le bitcoin semble encore plus apte que l’or à conserver de la valeur à long terme. »
S’agissant de ce coût de production élevé, il pourrait paraître contre-intuitif de le considérer comme un atout pour le bitcoin. Mais, premièrement, il représente en quelque sorte le « prix à payer » pour un système monétaire révolutionnaire qui pourrait, selon ces auteurs, se révéler immensément bénéfique pour l’humanité.
Deuxièmement, une partie de cette utilisation massive d’énergie est vertueuse d’un point de vue environnemental (rentabilisation d’unités de production d’énergies renouvelables, conversion de méthane en CO2 émettant moins de gaz à effet de serre, etc.).
Troisièmement, ce coût n’est que très marginalement assumé par les utilisateurs de bitcoins (à travers notamment les frais de transaction qu’ils payent) car c’est un coût fixe : une part croissante des transactions est appelée à passer par des réseaux secondaires qui ne nécessitent pas de minage.
D’autre part, le rythme d’émission du bitcoin est décroissant. Son ratio stock-to-flow (l’inverse du taux d’inflation monétaire) augmente et est en passe de dépasser celui de l’or. Et il n’y a aucun risque de faire des découvertes imprévues de bitcoins au fond des océans ou sur des météorites. Bien sûr, on ne peut totalement exclure un bug informatique déréglant ce régime, mais ce risque est désormais minime car le protocole open source est audité attentivement depuis des années. Le bitcoin semble donc encore plus apte que l’or à conserver de la valeur à long terme, avant d’être progressivement utilisé comme moyen d’échange. Sa divisibilité, son homogénéité et les progrès techniques assurant son passage à l’échelle sont autant d’atouts dans cette perspective.
Un étalon bitcoin ?
Beaucoup d’économistes du courant autrichien voient dans le bitcoin une occasion de corriger les défauts du système monétaire contemporain et également d’offrir une protection contre les futures monnaies numériques de banques centrales (MNBC), projets profondément inquiétants malgré les propos rassurants de leurs promoteurs.
Pour les plus audacieux des Autrichiens, le bitcoin a même le potentiel de fournir le socle d’un nouveau système monétaire pour remplacer les monnaies fiat (les monnaies décrétées par la puissance publique et ne reposant sur rien d’autre que l’autorité de la loi, du latin fiat, « qu’il en soit ainsi ») quand le système actuel s’effondrera sous le poids de ses propres contradictions. C’est notamment la thèse de Saifedean Ammous dans The Bitcoin Standard, best-seller mondial traduit dans 37 langues. Mais tous les économistes autrichiens ne sont pas d’accord.
“Pour les plus audacieux des Autrichiens, le bitcoin a le potentiel de fournir le socle d’un nouveau système monétaire.”
Pour certains, ce domaine reste intimidant d’un point de vue technique. Certes, nul besoin d’être un informaticien ou un cryptographe confirmé pour se forger une opinion sérieuse. Mais c’est impossible sans un minimum de connaissances sur le cryptage asymétrique, le fonctionnement du minage, la gouvernance des protocoles open source, etc. Ceux qui n’ont pas la lucidité de le reconnaître restent influencés sans s’en rendre compte par les échos biaisés et superficiels du débat public. Mais, même parmi les Autrichiens qui ont fait l’effort de se renseigner, plusieurs questionnements subsistent sur les qualités monétaires du bitcoin.
La nature monétaire du bitcoin
Le bitcoin vérifie-t-il le « théorème de régression » de Mises qui veut que toute monnaie ait d’abord un usage non monétaire avant de pouvoir être progressivement adoptée comme moyen d’échange généralisé ? Certains Autrichiens considèrent que ce théorème n’est pas applicable à la situation contemporaine où l’institution de la monnaie existe déjà. D’autres estiment que le Bitcoin a bel et bien des usages non monétaires. Au début de son histoire, il a été utilisé comme objet de curiosité et de collection par les informaticiens et les curieux. Aujourd’hui, le système Bitcoin constitue une plateforme d’horodatage décentralisée plus efficiente que toute autre solution, avec d’intéressantes applications commerciales, juridiques et industrielles.
D’autre part, c’est un système de paiement capable de surpasser les infrastructures traditionnelles puisqu’il permet des transferts de valeur irréversibles, désintermédiés, incensurables et programmables. De surcroît, grâce notamment au protocole complémentaire Lightning Network, il est en train de surmonter certaines de ses limitations techniques initiales en termes d’instantanéité, de nombre de transactions par seconde et de coût pour l’utilisateur : sur ces trois paramètres, il est en train de dépasser les performances des réseaux traditionnels comme Visa ou Mastercard.
Cette infrastructure de paiement correspond bien à un usage non monétaire, notamment si l’on comprend que des transferts de monnaies fiat sont possibles grâce à ce réseau (en effectuant une conversion à chaque extrémité de la transaction). Pour les Autrichiens, rien n’a de valeur intrinsèque car la valeur est subjective. En revanche, le Bitcoin possède un sous-jacent bien moins virtuel que celui des monnaies fiat (que l’on peut produire sans coût et de manière arbitraire) et plus apte que ces dernières à inspirer confiance : une infrastructure de paiement d’un genre nouveau, constituée d’un protocole informatique open source et d’un registre distribué à la robustesse technique inégalée.
Le problème de la volatilité
Certains Autrichiens, comme l’expert d’économie monétaire Lawrence White, estiment toutefois que la volatilité excessive du cours du bitcoin risque de l’empêcher de devenir un moyen d’échange communément accepté. En effet, sa capitalisation de marché relativement faible par rapport aux marchés financiers mondiaux et l’impossibilité d’ajuster son rythme de production rendent son cours vulnérable aux chocs de demande. Certes, ils reconnaissent que cette volatilité diminuera mécaniquement si l’adoption du bitcoin et la progression de son cours se poursuivent. Et ils ajoutent que, si le bitcoin remplaçait un jour les monnaies fiat, la volatilité de son prix exprimé en biens de consommation n’aurait a priori pas de raison de rester élevée. Mais ils restent sceptiques sur la probabilité de réalisation de ce scénario.
Le problème de la déflation
Le régime d’émission du bitcoin est désinflationniste (son rythme d’émission décroît dans le temps) et l’élasticité de sa production à la demande est nulle. Le bitcoin est donc de nature à favoriser une économie tendanciellement déflationniste : si la demande de bitcoins augmente, les prix nominaux des biens et services libellés en bitcoin diminuent.
Pour les Autrichiens, contrairement à l’analyse mainstream, la déflation des prix n’est pas un problème en soi quand elle résulte de la concurrence et du progrès technique dans un cadre monétaire sain – à la différence des épisodes de déflation résultant de retournement de cycles créés par les manipulations des autorités monétaires. Ils estiment notamment que cette saine déflation ne paralyse pas les décisions d’achat (comme en témoigne la prospérité exceptionnelle du secteur de l’informatique alors que les prix chutent depuis des décennies), même si elle conduit naturellement à modifier la structure des comportements de consommation (par exemple en dissuadant la surconsommation, les achats frivoles ou inutiles, etc.).
Le bitcoin étant beaucoup plus divisible que l’euro ou le dollar, l’ajustement des prix nominaux est possible. En revanche, plusieurs économistes autrichiens craignent que certains prix restent rigides à la baisse pour des raisons psychologiques (par exemple les salaires) ou que la déflation aille au-delà de celle qui découlerait naturellement de la hausse de la productivité globale de l’économie, ce qui ferait du Bitcoin une mauvaise monnaie. Seul l’avenir permettra de le vérifier.
Références
- Saifedean Ammous, The Bitcoin standard : the decentralized alternative to central banking (2018)
- Gérard Dréan, Abrégé de L’Action humaine (2004)
- Renaud Fillieule, L’école autrichienne d’économie : une autre hétérodoxie (2010)
- Friedrich Hayek, The Denationalization of money (1977)
- Guido Hülsmann, The Ethics of money production (2008)
- Hans-Hermann Hoppe, Economic science and the Austrian method (1995)
- Ludwig von Mises, The Theory of money and credit (1912)
- Murray Rothbard, What has our government done to our money ? (1963)
- Jacques Rueff, « The intransigence of Ludwig von Mises », in On Freedom and Free Enterprise. Essays in Honor of Ludwig von Mises (1956) https://mises.org/library/intransigence-ludwig-von-mises
- Pascal Salin. Les systèmes monétaires : des besoins individuels aux réalités internationales (2016)
- Lawrence H. White, Better Money : Gold, Fiat, Or Bitcoin ? (2023)