Valeur des Cryptomonnaies : le point de vue d’un économiste

Cryptomonnaies : le point de vue d’un économiste

Dossier : BitcoinMagazine N°792 Février 2024
Par Jean TIROLE (X73)

Les pro­grès tech­no­lo­giques amé­liorent l’efficacité des tran­sac­tions finan­cières. Il faut accueillir ces muta­tions tech­no­lo­giques avec man­sué­tude. Mais les gou­ver­ne­ments qui accordent une atten­tion bien­veillante au bit­coin et aux ICO ne devraient pas oublier les fon­da­men­taux éco­no­miques ; ils seraient bien avi­sés de pro­té­ger leurs citoyens et leurs ins­ti­tu­tions finan­cières contre des déve­lop­pe­ments ris­qués et poten­tiel­le­ment socia­le­ment nuisibles. 

[L’auteur remer­cie Raphaël Aba­die, Chris­tophe Bisière et Pierre Noi­zat pour d’utiles conver­sa­tions ou com­men­taires qu’ils ont appor­tés à l’écriture de cet article.]

L’engouement pour les cryp­to­mon­naies et leur uti­li­sa­tion comme réserve de valeur, vec­teur de levée de fonds ou ins­tru­ment dans l’écriture de contrats intel­li­gents ne se dément pas. La valeur en euros du bit­coin fin 2023 était proche de 40 000 €, contre 5 700 € en mars 2020 et 300 € en novembre 2015. De plus, même si ce mode de finan­ce­ment reste mar­gi­nal, les ini­tial coin offe­rings (ICO), par les­quelles les entre­prises se financent en émet­tant des tokens (des jetons de cryp­to­mon­naie nou­vel­le­ment frap­pés pour l’occasion), ont selon Wiki­pé­dia per­mis de lever des fonds pour près de 24 mil­liards de dol­lars de 2013 à 2023 (plus de 8 000 ini­tial coin offe­rings ont été lan­cées durant cette période). Les cryp­to­mon­naies sont-elles une menace ou une chance pour nos socié­tés ? L’objet de cet article est d’apporter quelques élé­ments de réflexion d’un éco­no­miste sur ce phénomène.

Rester attentifs !

Pour résu­mer sim­ple­ment ce qui suit, ma recom­man­da­tion serait de res­ter atten­tifs face à cer­tains dan­gers liés aux cryp­to­mon­naies. D’une part, si je ne vois pas de pro­blème à ce que des acteurs sophis­ti­qués parient leur propre argent sur le sec­teur des cryp­to­mon­naies, les inves­tis­seurs indi­vi­duels doivent être infor­més et plei­ne­ment conscients du modèle éco­no­mique sous-jacent. D’autre part, toute expo­si­tion aux cryp­to­mon­naies d’acteurs sus­cep­tibles d’être ren­floués par l’État en cas de pertes impor­tantes (banques, com­pa­gnies d’assurances, fonds de pen­sion régle­men­tés…) doit faire l’objet d’exigences en capi­tal consé­quentes, c’est-à-dire en rela­tion avec le risque impor­tant lié aux fluc­tua­tions de la valeur des cryptomonnaies.

La blockchain

Mon scep­ti­cisme ne concerne pas la blo­ck­chain, la tech­no­lo­gie qui sous-tend le Bit­coin. Certes, de nom­breux pro­blèmes tech­niques liés au Web3 sont encore à résoudre ; par exemple, les pro­ces­sus de vali­da­tion sont encore coû­teux et la sécu­ri­té doit être amé­lio­rée. Néan­moins, cette tech­no­lo­gie de registre dis­tri­bué est une inno­va­tion bien­ve­nue, avec des appli­ca­tions utiles, notam­ment l’exécution rapide et auto­ma­tique de contrats intel­li­gents, et plus géné­ra­le­ment le sto­ckage d’informations sécu­ri­sées sur une blo­ck­chain publique. C’est ain­si que nous pour­rions y mettre nos don­nées per­son­nelles, que nous trans­por­te­rions de site web en site web dans un espace de par­te­naires à qui nous ferions confiance.

C’est ain­si que 230 mil­liards de dol­lars ont été inves­tis dans des pro­jets de type DeFi (decen­tra­li­zed finance), par exemple pour gérer des swaps ou des prêts sur­col­la­té­ra­li­sés à l’exécution auto­ma­ti­sée (où la taille du prêt, le mon­tant à rem­bour­ser et son éche­lon­ne­ment, et la col­la­té­ra­li­sa­tion peuvent être ajus­tés en fonc­tion de l’environnement éco­no­mique, de l’évolution de pro­jets spé­ci­fiques ou de rela­tions com­mer­ciales de l’em­prunteur). [Voir cepen­dant les réserves expri­mées dans le rap­port sur la finance décen­tra­li­sée de l’International Orga­ni­za­tion of Secu­ri­ties Com­mis­sions (mars 2022), ain­si que l’opi­nion de la com­mis­saire Caro­line Cren­shaw de la Secu­ri­ties and Exchange Com­mis­sion.]

Monnaies numériques

Les cryp­to­mon­naies sou­lèvent deux ques­tions dis­tinctes : sont-elles viables ? et, en sup­po­sant qu’elles le soient, contri­buent-elles au bien com­mun ? Mes réponses à ces deux ques­tions sont res­pec­ti­ve­ment « pro­ba­ble­ment pas (mais sans aucune cer­ti­tude : le jury n’a pas encore ren­du son ver­dict) » et « cer­tai­ne­ment pas dans nos éco­no­mies libérales ».

Viabilité

Une bulle sur un actif est défi­nie comme la dif­fé­rence entre le prix de l’actif et sa valeur fon­da­men­tale (ou intrin­sèque). La valeur fon­da­men­tale est la valeur actua­li­sée des reve­nus futurs liés à l’actif (divi­dendes pour les actions, cou­pons pour les obli­ga­tions, loyers pour l’immobilier de loca­tion, loyers impu­tés quand le bien est occu­pé par son pro­prié­taire…). Pour répondre à la ques­tion de la via­bi­li­té, une cryp­to­mon­naie est ce que les éco­no­mistes appellent une pure bulle, un actif sans valeur intrin­sèque – son prix tom­be­ra à zéro si la confiance du mar­ché dans cet actif dis­pa­raît – ; en d’autres termes son fon­da­men­tal est nul.

Plus géné­ra­le­ment, que son fon­da­men­tal soit nul ou posi­tif, le prix de tout actif dis­po­nible en quan­ti­té limi­tée peut atteindre des valeurs très éle­vées, bien au-delà de ce fon­da­men­tal, grâce à des croyances auto­réa­li­sa­trices : je suis prêt à payer un prix éle­vé pour un actif si je pense que quelqu’un me le rachè­te­ra demain à un prix en moyenne encore plus éle­vé ; et ce pro­chain ache­teur tien­dra le même raison­nement, ad infi­ni­tum. Tech­ni­que­ment, il faut cor­ri­ger pour le taux d’intérêt sur les autres actifs dis­po­nibles et pour une éven­tuelle aver­sion au risque, d’autant plus que ces bulles sont très volatiles.

[Pour les condi­tions exactes sous les­quelles un actif peut faire l’objet d’une bulle, voir mes deux articles d’Eco­no­me­tri­ca (1982 et 1985), ain­si que mon article avec Emma­nuel Farhi dans la Review of Eco­no­mic Stu­dies (2012) concer­nant l’utilisation poten­tielle des bulles comme réserve de valeur par les inter­mé­diaires finan­ciers, géné­rant des booms puis des krachs d’activité éco­no­mique. L’article de 1985 dis­cute aus­si le lien com­plexe entre la valeur d’un actif comme moyen d’échange et l’existence d’une bulle ; même si une bulle pure telle que le bit­coin peut a prio­ri ser­vir de moyen d’échange, il n’en reste pas moins que sa valeur tombe à 0 quand la confiance disparaît.]

Les risques

Les bulles sont en géné­ral plus vola­tiles encore que les fon­da­men­taux. Dans le cas des cryp­to­mon­naies, l’incertitude ne pro­vient pas seule­ment de la varia­bi­li­té des « sen­ti­ments » des inves­tis­seurs (en uti­li­sant l’expression de Keynes) et de la pos­si­bi­li­té conco­mi­tante d’éclatement de la bulle. Elle pro­vient aus­si du comporte­ment des mineurs (ces acteurs qui véri­fient et enre­gistrent les tran­sac­tions sur la blo­ck­chain, contre rému­né­ra­tion par l’intermédiaire de créa­tion moné­taire de l’actif en question).

Per­sonne ne peut empê­cher une bifur­ca­tion, pro­ces­sus par lequel la cryp­to­mon­naie se scinde en deux branches, aucune n’étant recon­nue comme légi­time par tous les acteurs (par contre les petites bifur­ca­tions mino­ri­taires ont ten­dance à végé­ter) ; le déten­teur d’un bit­coin, disons, se retrouve alors avec deux bit­coins : appe­lons-les le bit­coin « jaune » et le bit­coin « rouge ». La masse moné­taire est dou­blée dans l’immédiat par le dédou­ble­ment d’une mon­naie unique en deux mon­naies ! Une autre source d’incertitude est qu’un consen­sus peut se déve­lop­per si la quan­ti­té maxi­male d’émission déci­dée au départ est remise en cause comme étant défla­tion­niste ou insuf­fi­sante pour les échanges, et aug­men­tée de façon concomitante.

Une bulle durable ? 

Il existe des bulles durables : l’or (qui lui a une valeur intrin­sèque, mais dont le prix dépasse lar­ge­ment celui qu’il attein­drait s’il était trai­té comme une matière pre­mière et uti­li­sé à des fins indus­trielles ou déco­ra­tives – c’est-à-dire sa valeur fon­da­men­tale), ou encore les mon­naies fidu­ciaires (le dol­lar, la livre ou l’euro).

L’histoire des mar­chés finan­ciers est pour­tant jalon­née de bulles qui se ter­minent par des krachs, depuis la bulle sur les tulipes hol­lan­daises dans les années 1630 et la bulle des mers du Sud en 1720, jusqu’aux innom­brables bulles bour­sières et immobilières.

Per­sonne ne peut affir­mer avec cer­ti­tude que le bit­coin va s’effondrer. Il pour­rait deve­nir le nou­vel or. Mais je ne parie­rais pas mes éco­no­mies des­sus, et je ne vou­drais sur­tout pas que des banques et com­pa­gnies d’assurances régle­men­tées spé­culent sur sa valeur sans fonds propres suf­fi­sants, enre­gis­trant les gains et mutua­li­sant les pertes (l’État ou ceux par­mi les dépo­sants qui ne sont pas assu­rés payant la fac­ture en cas de dif­fi­cul­té finan­cière), selon l’expression consacrée.

La valeur sociale

Le risque fait par­tie de l’économie de mar­ché et est un moteur essen­tiel de la crois­sance. Cela ne veut pas dire que tous les risques se vau­draient d’un point de vue social. Les entre­prises qui par­tirent à la recherche d’un vac­cin anti-Covid prirent un risque consi­dé­rable mal­gré les géné­reuses sub­ven­tions publiques. Celles qui réus­sirent réa­li­sèrent des pro­fits impor­tants ; elles appor­tèrent une valeur sociale immense en termes de vies sau­vées, de san­té men­tale et d’évitement de coûts éco­no­miques sans pré­cé­dent. En revanche, et avec un bémol impor­tant sur lequel je revien­drai par la suite, la valeur sociale du bit­coin me semble plu­tôt insaisissable.

“La valeur sociale du bitcoin semble plutôt insaisissable.”

Le seigneuriage

Com­men­çons par la ques­tion du sei­gneu­riage : dans le cas d’une mon­naie fidu­ciaire, une aug­men­ta­tion de la masse moné­taire four­nit tra­di­tion­nel­le­ment des res­sources sup­plé­men­taires à l’État. Comme il se doit, le pro­duit de l’émission moné­taire va dans ce cas à la col­lec­ti­vi­té. Dans le cas du bit­coin, les pre­mières pièces frap­pées ou l’argent levé lors d’une ICO vont dans des mains pri­vées. Les pièces nou­vel­le­ment frap­pées créent en fait l’équivalent d’une course au gas­pillage. Les pools miniers riva­lisent pour obte­nir des bit­coins en inves­tis­sant dans la puis­sance de cal­cul (ser­veurs spé­cia­li­sés tou­jours plus rapides). La concur­rence se passe par l’augmentation de la dif­fi­cul­té tous les 2 016 blocs. Cette aug­men­ta­tion est ren­due néces­saire par la contrainte d’un minage total maxi­mal (21 mil­lions pour le bitcoin).

Il n’en reste pas moins que, pour la com­mu­nau­té des mineurs, l’espérance des gains (la valeur des bit­coins minés) est égale en moyenne au coût du minage ; ce qui veut dire que le sei­gneu­riage est gas­pillé. Pré­sen­té dif­fé­rem­ment, les dépenses sont pro­por­tion­nées aux recettes, c’est-à-dire à la valeur du token obte­nu mul­ti­pliée par la pro­ba­bi­li­té de pré­emp­ter les autres mineurs. En d’autres termes, le sei­gneu­riage est gas­pillé quand il n’est pas pri­va­ti­sé. [Le gas­pillage a été réduit dans le cas de la seconde cryp­to­mon­naie en valeur, ether, qui est la cryp­to­mon­naie native au sys­tème Ethe­reum (sur lequel cha­cun est libre d’écrire des appli­ca­tions, et même d’émettre d’autres cryp­to­mon­naies que l’ether). En 2022 ether a fait la tran­si­tion de la proof of work (preuve de tra­vail uti­li­sée par Bit­coin) à la proof of stake, la preuve d’enjeu.]

Une autre ques­tion épi­neuse est que l’électricité consom­mée par les mineurs n’est par ailleurs pas tou­jours pro­duite de façon propre. Dans de nom­breux sys­tèmes élec­triques modernes, les prix de gros reflètent la rare­té locale de l’électricité, inci­tant les uti­li­sa­teurs à consom­mer l’électricité quand elle est abon­dante, ce qui peut orien­ter les choix de pro­duc­tion des mineurs (il n’est cepen­dant pas clair qu’ils le fassent) comme ceux des autres uti­li­sa­teurs. Par contre, les très faibles prix du car­bone n’encouragent pas les uti­li­sa­teurs d’électricité à consom­mer de l’électricité décarbonée.

Les acteurs du bitcoin parfois arguent que le bitcoin peut promouvoir l’écologie. L’argument est le suivant : les gaz résiduels de l’extraction pétrolière (habituellement brûlés par manque de débouchés locaux et de moyen de transport de l’énergie) peuvent être utilisés, comme c’est parfois le cas en Amérique du Nord, pour le minage de bitcoins.
Les acteurs du bit­coin par­fois arguent que le bit­coin peut pro­mou­voir l’écologie.

Un bitcoin écologique malgré tout ? 

Les acteurs du bit­coin par­fois arguent que le bit­coin peut pro­mou­voir l’écologie. L’argument est le sui­vant : les gaz rési­duels de l’extraction pétro­lière (habi­tuel­le­ment brû­lés par manque de débou­chés locaux et de moyen de trans­port de l’énergie) peuvent être uti­li­sés, comme c’est par­fois le cas en Amé­rique du Nord, pour le minage de bit­coins. La pra­tique du fla­ring repré­sente un gâchis d’énergie et est hau­te­ment nui­sible à l’environnement, car 2 ou 3 % du méthane, gaz à effet de serre très puis­sant, s’échappe dans l’atmosphère sans être brû­lé. Des mineurs de bit­coins peuvent alors s’associer à la com­pa­gnie pétro­lière pour trans­for­mer le gaz en électricité.

La vali­di­té de cet argu­ment dépend du contre­fac­tuel que l’on consi­dère. Si ce der­nier est le lais­ser-faire, c’est-à-dire une absence de régu­la­tion gou­ver­ne­men­tale ou de tari­fi­ca­tion du coût social des émis­sions de méthane, toute ini­tia­tive pri­vée les évi­tant est la bien­ve­nue. Cepen­dant les pays pro­duc­teurs de pétrole (ou, s’ils ne le font pas, les pays impor­ta­teurs) ont le devoir de taxer ces émis­sions. Dès lors qu’elles sont taxées, il devient ren­table pour les pétro­liers de cher­cher des débou­chés pour l’énergie cor­res­pon­dante : ils peuvent ache­mi­ner l’électricité pro­duite, invi­ter d’autres acti­vi­tés – que ce soient des data­cen­ters de minage Bit­coin ou d’autres uti­li­sa­tions d’électricité – en colo­ca­li­sa­tion avec l’extraction pétro­lière, ou encore trai­ter le pro­blème eux-mêmes en sto­ckant le gaz, en le réin­jec­tant dans les sous-sols ou en le trans­for­mant en méthanol.

Le risque criminel

Reve­nons aux coûts sociaux du bit­coin. Ce der­nier est peut-être un rêve liber­taire, mais c’est un véri­table casse-tête pour tous ceux qui, comme moi, consi­dèrent les poli­tiques publiques comme un com­plé­ment néces­saire aux éco­no­mies de mar­ché. Le bit­coin est encore trop sou­vent uti­li­sé pour l’évasion fis­cale ou le blan­chi­ment d’argent. Si des pla­te­formes de conver­sion entre cryp­to­mon­naies et mon­naies fidu­ciaires ayant pignon sur rue (si l’on peut dire) s’obligent à connaître l’identité de leurs clients, comme Coin­base, cela n’est pas for­cé­ment le cas d’autres pla­te­formes, qui peuvent se loger dans des para­dis fis­caux ou des États voyous. 

En contre­point, il va sans dire que la cyber­cri­mi­na­li­té est un sujet plus vaste que les cryp­to­mon­naies ; même en l’absence de ces der­nières, la lutte contre le blan­chi­ment et la cri­mi­na­li­té requiert une sur­veillance atten­tive des éta­blis­se­ments ban­caires et, au niveau inter­na­tio­nal, une coopé­ra­tion entre pays par­ta­geant l’objectif de lutte contre ces fléaux. Certes le dol­lar et d’autres mon­naies fidu­ciaires fortes ont tou­jours ser­vi à ces fins per­verses, mais la capa­ci­té du bit­coin à faire des trans­ferts dis­crè­te­ment et faci­le­ment vers toutes les des­ti­na­tions (même les moins recom­man­dables) est quand même à cet égard préoccupante. 

Le risque d’une liquidité externe

De plus, com­ment les banques cen­trales pour­raient-elles mener des poli­tiques anti­cy­cliques dans un monde de cryp­to­mon­naies pri­vées ? Certes nous n’en sommes pas encore là. 

En 2021, le Sal­va­dor a fait du bit­coin un moyen de paie­ment offi­ciel­le­ment accep­té : les com­mer­çants, les entre­prises et l’État lui-même sont obli­gés d’accepter les bit­coins comme moyen de paie­ment. Cette ini­tia­tive du pré­sident sal­va­do­rien (offi­ciel­le­ment pour réduire les frais ban­caires des émi­grés qui trans­fèrent de l’argent des États-Unis au pays !) a ren­con­tré un suc­cès très limi­té, les coûts de tran­sac­tion et la vola­ti­li­té des cours (le bit­coin a per­du 65 % de sa valeur en 2022) ont décou­ra­gé les acteurs d’utiliser ce moyen de paie­ment. [D’autres pays ont choi­si ou pro­po­sé d’utiliser le dol­lar comme mon­naie offi­cielle, ou encore de lier le cours de leur mon­naie à ce der­nier ; de tels pegs ne sont cepen­dant pas garan­tis, comme le montre le cas de l’Argentine en 2001.] 

Aujourd’hui les banques cen­trales peuvent rapi­de­ment appor­ter de la liqui­di­té à grande échelle lors d’une crise finan­cière (crise de 2008), sou­ve­raine (crise euro­péenne) ou d’une autre pro­ve­nance (Covid, Ukraine). Ce n’est plus si aisé dans un monde où la liqui­di­té est – dans le lan­gage des éco­no­mistes – entiè­re­ment « externe » (au sens d’être créée par le sec­teur privé). 

Le cas des dictatures

L’exception impor­tante à cette vision cri­tique des cryp­to­mon­naies pro­vient des pays dys­fonc­tion­nels. En effet miroir, dans un pays où l’inflation est galo­pante ou dans un pays où l’État peut d’un jeu d’écritures expro­prier une par­tie de l’épargne des par­ti­cu­liers ou des entre­prises (on pense par exemple à cer­tains pays d’Amérique latine), une mon­naie plus stable et moins tra­çable peut faire l’affaire (le bit­coin vient alors en sub­sti­tu­tion du dol­lar dans de tels pays, avec des coûts de tran­sac­tion et de dis­si­mu­la­tion plus faibles). 

De façon simi­laire, il n’est pas bon qu’un régime dic­ta­to­rial observe toutes les tran­sac­tions et en par­ti­cu­lier puisse voir celles d’opposants poli­tiques ou de mino­ri­tés qu’il opprime. De fait, cer­tains par­ti­sans du bit­coin arguent que le gou­ver­ne­ment ne devrait pas avoir un accès aisé aux tran­sac­tions et déten­tions de mon­naie, pas plus que la police ne peut per­qui­si­tion­ner dans notre domi­cile sans com­mis­sion roga­toire déli­vrée par un juge d’instruction indé­pen­dant, ce qui est pro­blé­ma­tique en l’absence d’État de droit. La cryp­to­mon­naie devient utile dans un envi­ron­ne­ment où l’État est l’ennemi des citoyens. 

Les fondamentaux n’ont pas changé

Si les tech­no­lo­gies évo­luent rapi­de­ment (et c’est dans l’ensemble une très bonne chose), les méca­nismes éco­no­miques res­tent les mêmes. À ce titre, l’engouement pour les ICO n’est guère ras­su­rant. Annon­cée comme une libé­ra­tion vis-à-vis du pou­voir des inter­mé­diaires finan­ciers, du capi­tal-risque aux banques, l’émission directe de titres aux épar­gnants néglige les fon­da­men­taux de la finance : le recours à des inter­mé­diaires de confiance, bien capi­ta­li­sés et jouis­sant d’une bonne répu­ta­tion, pour sur­veiller les pro­jets. Des siècles d’expérience nous ont appris qu’il est impor­tant pour les inves­tis­seurs d’écarter les pro­jets frau­du­leux ou de faible valeur éco­no­mique et de faire entendre leur voix dans la gou­ver­nance d’entreprise. La sélec­tion des pro­jets et des emprun­teurs et leur sur­veillance une fois les pro­jets lan­cés sont des « biens publics » du point de vue des inves­tis­seurs ; le pro­blème du pas­sa­ger clan­des­tin (free-riding) rend leur four­ni­ture impro­bable dans la plu­part des formes d’ICO.

“Si les technologies évoluent rapidement, les mécanismes économiques restent les mêmes.”

Fina­le­ment, pour finan­cer les pro­jets par une ICO, les bailleurs de fonds émettent et remettent des tokens aux inves­tis­seurs. Ces tokens sont sou­vent com­pa­rés à des actions mais, contrai­re­ment aux actions, ils ne confèrent le plus sou­vent aucun droit de vote, et donc peu de par­ti­ci­pa­tion à la gou­ver­nance des pro­jets. En outre, si la dis­tri­bu­tion des divi­dendes se fait en tokens plu­tôt qu’en dol­lars ou en euros par exemple, les tokens sont à nou­veau de pures bulles et leur valeur peut tom­ber à zéro, quel que soit le suc­cès de l’entreprise.


Références

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