Catastrophes naturelles : responsabilité et solidarité
Le système Cat Nat, original et efficace, mis en place il y a 40 ans, atteint ses limites face à la croissance des risques naturels. Les deux axes d’amélioration, développement de la prévention et renforcement de la solidarité, n’en sont encore qu’à leurs balbutiements. Ils doivent l’un et l’autre être explorés, défrichés, et conduire à des développements à échelle industrielle. Face aux transformations climatiques et technologiques, seule leur combinaison permettra de maintenir l’assurabilité du logement de chacun, un bien commun précieux.
1er novembre 1755, 9 h 40. Trois secousses successives éventrent Lisbonne. Les immeubles s’écroulent. L’océan se retire, puis revient en tsunami. Des cheminées effondrées s’éparpillent mille braises : après cinq jours d’incendie, le bilan est terrible. Broyé, noyé, brûlé, un quart de la population est décédé, les survivants sont démunis. Que faire ?
Lisbonne, un cas d’école
Sur les ruines encore fumantes, le temps est venu des philosophes. Car, selon l’imputation des responsabilités, les mesures à déployer diffèrent. Leibniz avait élaboré sa théodicée, dont ce séisme semblait être un cas d’école. Dieu est bon, il est omnipotent ; dès lors, comment comprendre les grands malheurs qui nous frappent ? Une seule explication : Dieu est juste et les hommes affectés par le sort sont nécessairement des pécheurs ayant mérité châtiment. Ainsi, les Lisboètes sont responsables de ce qui leur est arrivé : il n’y a nulle raison de se porter à leur secours. Face à de telles interprétations, Voltaire s’émeut, son anticléricalisme se renforce. Un tel événement, frappant indistinctement une population entière, suffit à ses yeux à disqualifier la théodicée.
Les victimes ne peuvent être considérées comme responsables d’un phénomène naturel et il est du devoir des autres peuples de leur apporter une aide pour faire face à cette situation tragique. Rousseau reste dans le champ séculier mais s’oppose à Voltaire : les 250 000 habitants de Lisbonne ont délibérément choisi de s’entasser sur des fortes pentes, dans une zone sismique, en construisant des maisons de plusieurs étages agglutinées. Ils ne peuvent certes être considérés comme individuellement responsables du séisme, mais ils sont bel et bien collectivement responsables de l’ampleur humaine et sociale de la catastrophe.
La dialectique du débat
Ce débat séminal sur l’articulation entre responsabilité et solidarité face aux catastrophes naturelles augure des débats qui traverseront nos sociétés industrielles face aux risques de toute nature. Le rapport dialectique entre ces deux valeurs se retrouvera ainsi au cœur de l’élaboration des grands systèmes de protection sociale qui se développeront à partir de la fin du XIXe et tout au long du XXe siècle, articulant public et privé, ex ante et ex post, solidarité et mutualisation, partage de sort indifférencié et tarification individualisée.
Le système français actuel
Dans les années 1980, gauche et droite convergent pour mettre en place le régime Cat Nat : sur chaque prime d’assurance, quelques pourcents seront prélevés pour alimenter une structure commune.
“Dans les années 1980, gauche et droite convergent pour mettre en place le régime Cat Nat.”
Que vous habitiez à Paris en zone inondable, à Nice en zone sismique ou dans le Centre, région raisonnablement préservée des forces de la nature (depuis que les volcans se sont éteints), le montant de la cotisation sera relativement indépendant de votre exposition à ce risque. Et, si l’aléa survient, la moitié de votre indemnisation sera versée par cette structure. Cela permet de lisser les coûts statistiques des sinistres, de désensibiliser la prime payée par chacun à l’exposition individuelle.
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Un mécanisme original
Un mécanisme unique au monde est ainsi mis en place, combinant solidarité nationale et responsabilité individuelle. D’une part, il permet de mutualiser les risques en ne faisant pas subir à ceux qui sont surexposés la pleine charge de leur risque – une solidarité imposée entre les territoires donc. Et, d’autre part, il conduit simultanément à faire peser sur chacun la moitié de son coût statistique – une responsabilité quant aux décisions individuelles d’implantation géographique. Pendant plusieurs décennies, ce système a rempli son rôle. Deux tendances lourdes remettent aujourd’hui en question sa viabilité.
L’effet des risques climatiques
D’une part, la croissance des risques climatiques. Ainsi, le coût des sécheresses (qui déforment les sols et fissurent les bâtiments) a quadruplé depuis la mise en place de ce régime. Les simulations fondées sur les modélisations climatiques et les tendances démographiques conduisent à estimer que ce coût devrait encore doubler dans les prochaines décennies. Il en va de même pour d’autres périls : le coût des inondations, principal poste de sinistres climatiques, devrait également croître de plus de 50 % sur la même période. Face à cette hausse des charges, les cotisations au régime Cat Nat deviennent insuffisantes, rendant celui-ci structurellement déséquilibré, donc non viable dans la durée.
Des sinistralités excessives
D’autre part, l’accumulation de données et le développement de capacités de modélisation accroissent la précision avec laquelle on peut caractériser les zones les plus exposées. Ici, la géologie d’un sol argileux davantage propice à la déformation en cas de sécheresse ; là, l’altitude couplée à des trajectoires de ruissellement des eaux favorables aux inondations. Plus la granularité est fine, désormais au niveau de chaque habitation individuelle et non au niveau d’une commune, plus apparaissent des zones concentrant une sinistralité excessive, non moyennée avec leur voisinage. Des zones où le sinistre peut alors devenir, à un horizon de quelques années, quasi certain. Des zones, donc, où même une cotisation n’embarquant que la moitié de la sinistralité anticipable devient une cotisation rédhibitoire.
Les solutions sont de deux natures : maîtrise des risques via la prévention, partage des coûts via des mécanismes de solidarité renforcés.
La solution de la prévention
Nous n’en sommes aujourd’hui qu’à l’aube d’une prévention efficace, généralisée et portée par un ensemble collectif d’acteurs, à l’instar d’une prévention routière encore embryonnaire dans les années 1980. Chacun commence à s’emparer du sujet. L’État et les collectivités, en mettant en place des normes de construction et des subventions aux adaptations ; les assureurs, en sensibilisant aux mesures à mettre en place, aux solutions industrielles et de financement existantes et aux écosystèmes locaux sur lesquels s’appuyer ; le tissu industriel, en inventant et développant de nouvelles solutions, telles que des systèmes d’obturation pneumatiques des ouvertures contre les inondations ou de récupération et de diffusion différée d’eau de pluie dans le sol pour stabiliser l’hygrométrie près des fondations et lutter ainsi contre les effets des sécheresses.
La piste de la solidarité
Concernant le partage des coûts, augmenter la part des sinistres pris en charge par le régime Cat Nat serait une piste. Une autre serait de contraindre chaque assureur à conserver, dans les zones particulièrement exposées où nul ne veut être présent, une part de marché comparable à celle qu’il a sur le territoire ; certains s’y astreignent déjà volontairement, par principe car ils considèrent que cela relève de leur responsabilité sociétale. Ou bien d’étendre le mécanisme du Bureau central de tarification à la MRH (multirisques habitation) dans son ensemble, y compris lorsqu’elle n’est pas obligatoire.
Pour aller plus loin :
- Sur l’histoire intellectuelle, politique et sociale de la construction du régime Cat Nat, voir Laurence Barry, « L’invention du risque catastrophes naturelles », working paper PARI, février 2020.
- Sur les perspectives de sinistralité en termes de catastrophes naturelles et sur les outils de prévention associés, voir les Livres blancs Covéa : « Changement climatique & assurance : quelles conséquences sur la sinistralité à horizon 2050 ? », janvier 2022, et « Risque climatique : quelles préventions ? », mai 2023.