Catastrophes naturelles

Catastrophes naturelles : responsabilité et solidarité

Dossier : AssuranceMagazine N°793 Mars 2024
Par Sylvestre FREZAL (X00)

Le sys­tème Cat Nat, ori­gi­nal et effi­cace, mis en place il y a 40 ans, atteint ses limites face à la crois­sance des risques natu­rels. Les deux axes d’amélioration, déve­lop­pe­ment de la pré­ven­tion et ren­for­ce­ment de la soli­da­ri­té, n’en sont encore qu’à leurs bal­bu­tie­ments. Ils doivent l’un et l’autre être explo­rés, défri­chés, et conduire à des déve­lop­pe­ments à échelle indus­trielle. Face aux trans­for­ma­tions cli­ma­tiques et tech­no­lo­giques, seule leur com­bi­nai­son per­met­tra de main­te­nir l’assurabilité du loge­ment de cha­cun, un bien com­mun précieux.

1er novembre 1755, 9 h 40. Trois secousses suc­ces­sives éventrent Lis­bonne. Les immeubles s’écroulent. L’océan se retire, puis revient en tsu­na­mi. Des che­mi­nées effon­drées s’éparpillent mille braises : après cinq jours d’incendie, le bilan est ter­rible. Broyé, noyé, brû­lé, un quart de la popu­lation est décé­dé, les sur­vi­vants sont dému­nis. Que faire ?

Le séisme de Lisbonne est l'une des plus importantes catastrophes naturelles de l'histoire
Séisme de Lis­bonne, 1755

Lisbonne, un cas d’école

Sur les ruines encore fumantes, le temps est venu des phi­lo­sophes. Car, selon l’imputation des res­pon­sa­bi­li­tés, les mesures à déployer dif­fèrent. Leib­niz avait éla­bo­ré sa théo­di­cée, dont ce séisme sem­blait être un cas d’école. Dieu est bon, il est omni­po­tent ; dès lors, com­ment com­prendre les grands mal­heurs qui nous frappent ? Une seule expli­ca­tion : Dieu est juste et les hommes affec­tés par le sort sont néces­sai­re­ment des pécheurs ayant méri­té châ­ti­ment. Ain­si, les Lis­boètes sont res­pon­sables de ce qui leur est arri­vé : il n’y a nulle rai­son de se por­ter à leur secours. Face à de telles inter­pré­ta­tions, Vol­taire s’émeut, son anti­clé­ri­ca­lisme se ren­force. Un tel évé­ne­ment, frap­pant indis­tinc­te­ment une popu­la­tion entière, suf­fit à ses yeux à dis­qua­li­fier la théodicée.

Les vic­times ne peuvent être consi­dé­rées comme res­pon­sables d’un phé­no­mène natu­rel et il est du devoir des autres peuples de leur appor­ter une aide pour faire face à cette situa­tion tra­gique. Rous­seau reste dans le champ sécu­lier mais s’oppose à Vol­taire : les 250 000 habi­tants de Lis­bonne ont déli­bé­ré­ment choi­si de s’entasser sur des fortes pentes, dans une zone sis­mique, en construi­sant des mai­sons de plu­sieurs étages agglu­ti­nées. Ils ne peuvent certes être consi­dé­rés comme indi­vi­duel­le­ment res­pon­sables du séisme, mais ils sont bel et bien col­lec­ti­ve­ment res­pon­sables de l’ampleur humaine et sociale de la catastrophe.

La dialectique du débat

Ce débat sémi­nal sur l’articulation entre res­pon­sa­bi­li­té et soli­da­ri­té face aux catas­trophes natu­relles augure des débats qui tra­ver­se­ront nos socié­tés indus­trielles face aux risques de toute nature. Le rap­port dia­lec­tique entre ces deux valeurs se retrou­ve­ra ain­si au cœur de l’élaboration des grands sys­tèmes de pro­tec­tion sociale qui se déve­lop­pe­ront à par­tir de la fin du XIXe et tout au long du XXe siècle, arti­cu­lant public et pri­vé, ex ante et ex post, soli­da­ri­té et mutua­li­sa­tion, par­tage de sort indif­fé­ren­cié et tari­fi­ca­tion individualisée.

Le système français actuel

Dans les années 1980, gauche et droite convergent pour mettre en place le régime Cat Nat : sur chaque prime d’assurance, quelques pour­cents seront pré­le­vés pour ali­men­ter une struc­ture commune. 

“Dans les années 1980, gauche et droite convergent pour mettre en place le régime Cat Nat.”

Que vous habi­tiez à Paris en zone inon­dable, à Nice en zone sis­mique ou dans le Centre, région rai­son­na­ble­ment pré­ser­vée des forces de la nature (depuis que les vol­cans se sont éteints), le mon­tant de la coti­sa­tion sera rela­ti­ve­ment indé­pen­dant de votre expo­si­tion à ce risque. Et, si l’aléa sur­vient, la moi­tié de votre indem­ni­sa­tion sera ver­sée par cette struc­ture. Cela per­met de lis­ser les coûts sta­tis­tiques des sinistres, de désen­si­bi­li­ser la prime payée par cha­cun à l’exposition individuelle.


Lire aus­si : Mon­tée des risques : un défi à rele­ver par la force du collectif


Un mécanisme original

Un méca­nisme unique au monde est ain­si mis en place, com­bi­nant soli­da­ri­té natio­nale et res­pon­sa­bi­li­té indi­vi­duelle. D’une part, il per­met de mutua­li­ser les risques en ne fai­sant pas subir à ceux qui sont sur­ex­po­sés la pleine charge de leur risque – une soli­da­ri­té impo­sée entre les ter­ri­toires donc. Et, d’autre part, il conduit simul­ta­né­ment à faire peser sur cha­cun la moi­tié de son coût sta­tis­tique – une res­pon­sa­bi­li­té quant aux déci­sions indi­vi­duelles d’implantation géo­gra­phique. Pen­dant plu­sieurs décen­nies, ce sys­tème a rem­pli son rôle. Deux ten­dances lourdes remettent aujourd’hui en ques­tion sa viabilité.

Les tempêtes font partie des catastrophes naturelles auxquels les français sont exposés
Les simu­la­tions fon­dées sur les modé­li­sa­tions cli­ma­tiques et les ten­dances démo­gra­phiques conduisent à esti­mer que ce coût devrait encore dou­bler dans les pro­chaines décennies.

L’effet des risques climatiques

D’une part, la crois­sance des risques cli­ma­tiques. Ain­si, le coût des séche­resses (qui déforment les sols et fis­surent les bâti­ments) a qua­dru­plé depuis la mise en place de ce régime. Les simu­la­tions fon­dées sur les modé­li­sa­tions cli­ma­tiques et les ten­dances démo­gra­phiques conduisent à esti­mer que ce coût devrait encore dou­bler dans les pro­chaines décen­nies. Il en va de même pour d’autres périls : le coût des inon­da­tions, prin­ci­pal poste de sinistres cli­ma­tiques, devrait éga­le­ment croître de plus de 50 % sur la même période. Face à cette hausse des charges, les coti­sa­tions au régime Cat Nat deviennent insuf­fi­santes, ren­dant celui-ci struc­tu­rel­le­ment dés­équi­li­bré, donc non viable dans la durée.

Des sinistralités excessives

D’autre part, l’accumulation de don­nées et le déve­lop­pe­ment de capa­ci­tés de modé­li­sa­tion accroissent la pré­ci­sion avec laquelle on peut carac­té­ri­ser les zones les plus expo­sées. Ici, la géo­lo­gie d’un sol argi­leux davan­tage pro­pice à la défor­ma­tion en cas de séche­resse ; là, l’altitude cou­plée à des tra­jec­toires de ruis­sel­le­ment des eaux favo­rables aux inon­da­tions. Plus la gra­nu­la­ri­té est fine, désor­mais au niveau de chaque habi­ta­tion indi­vi­duelle et non au niveau d’une com­mune, plus appa­raissent des zones concen­trant une sinis­tra­li­té exces­sive, non moyen­née avec leur voi­si­nage. Des zones où le sinistre peut alors deve­nir, à un hori­zon de quelques années, qua­si cer­tain. Des zones, donc, où même une coti­sa­tion n’embarquant que la moi­tié de la sinis­tra­li­té anti­ci­pable devient une coti­sa­tion rédhibitoire.

Les solu­tions sont de deux natures : maî­trise des risques via la pré­ven­tion, par­tage des coûts via des méca­nismes de soli­da­ri­té renforcés.

La solution de la prévention

Nous n’en sommes aujourd’hui qu’à l’aube d’une pré­ven­tion effi­cace, géné­ra­li­sée et por­tée par un ensemble col­lec­tif d’acteurs, à l’instar d’une pré­ven­tion rou­tière encore embryon­naire dans les années 1980. Cha­cun com­mence à s’emparer du sujet. L’État et les col­lec­ti­vi­tés, en met­tant en place des normes de construc­tion et des sub­ven­tions aux adap­ta­tions ; les assu­reurs, en sensi­bilisant aux mesures à mettre en place, aux solu­tions indus­trielles et de finan­ce­ment exis­tantes et aux éco­sys­tèmes locaux sur les­quels s’appuyer ; le tis­su indus­triel, en inven­tant et déve­lop­pant de nou­velles solu­tions, telles que des sys­tèmes d’obturation pneu­matiques des ouver­tures contre les inon­da­tions ou de récu­pé­ra­tion et de dif­fu­sion dif­fé­rée d’eau de pluie dans le sol pour sta­bi­li­ser l’hygrométrie près des fon­da­tions et lut­ter ain­si contre les effets des sécheresses.

La piste de la solidarité

Concer­nant le par­tage des coûts, aug­men­ter la part des sinistres pris en charge par le régime Cat Nat serait une piste. Une autre serait de contraindre chaque assu­reur à conser­ver, dans les zones par­ti­cu­liè­re­ment expo­sées où nul ne veut être pré­sent, une part de mar­ché com­pa­rable à celle qu’il a sur le ter­ri­toire ; cer­tains s’y astreignent déjà volon­tai­re­ment, par prin­cipe car ils consi­dèrent que cela relève de leur res­pon­sa­bi­li­té socié­tale. Ou bien d’étendre le méca­nisme du Bureau cen­tral de tari­fi­ca­tion à la MRH (mul­ti­risques habi­ta­tion) dans son ensemble, y com­pris lorsqu’elle n’est pas obli­ga­toire. 


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