Afrique subsaharienne : perspectives géopolitiques
L’Afrique subsaharienne a connu des progrès économiques, mais sa croissance démographique, notamment dans les villes, déborde ses capacités d’accompagnement humain, ce qui entraîne une frustration des populations. La fragilité de nombreux régimes actuels, les tensions internationales et la course à certains matériaux critiques devraient malheureusement y favoriser, à court et moyen termes, une projection des rivalités des puissances dans la zone, selon des modalités de moins en moins aimables.
De 2000 à 2014, l’Afrique subsaharienne (ASS) semblait avoir rompu avec les « décennies perdues » durant lesquelles le marasme économique et les conflits multiples assombrissaient l’avenir de la région. Appréciation des matières premières, désendettement, développement de nouveaux secteurs économiques, baisse du nombre des conflits et de leur létalité, multiplication des nouveaux partenaires, diminution des taux de pauvreté, réémergence des classes moyennes… de nombreux voyants se mettaient au vert et la région était alors envisagée par nombre de nouveaux pays et investisseurs comme un espace d’opportunités.
Une croissance ralentie
Depuis 2015, la croissance s’est ralentie. Entre 2015 et 2022, selon la Banque mondiale, la croissance du PIB par habitant n’aura été positive qu’en 2021 (1,5 %) et 2022 (1,0 %). Baisse des cours de certaines matières premières (2015), impacts économiques de la Covid, tensions inflationnistes liées à la guerre en Ukraine (notamment sur le prix des engrais ou des produits énergétiques)… les économies de la région se sont montrées beaucoup moins résilientes aux chocs externes que lors de la crise financière de 2008.
L’absorption de ces chocs s’est faite notamment au coût d’un réendettement important, non seulement auprès de la Chine, devenue le premier prêteur bilatéral, mais surtout auprès d’établissements privés (private bondholders). Cette évolution a remis au centre du jeu la question de la dette et, un an après le Ghana (fin 2022), la Zambie et l’Éthiopie se déclaraient en défaut de paiement sur certaines échéances de remboursement de prêt et le Kenya enregistrait un retard de remboursement sur l’une de ses dettes internationales.
Une trentaine de pays au sud du Sahara sont classés par les trois grandes agences de notation dans la catégorie « spéculative », c’est-à-dire synonyme d’un risque de défaillance de l’emprunteur très élevé. L’accès aux financements est de ce fait restreint et plus coûteux. Même les autorités chinoises, comprenant tardivement qu’elles devraient procéder à d’importantes annulations de dettes, ont complètement changé de politique, en restreignant fortement les prêts au continent (920 millions d’euros pour l’année 2022 contre 26,98 milliards en 2016).
Une dégradation de la sécurité
Parallèlement, la situation sécuritaire se dégrade depuis une petite dizaine d’années. Il s’agit non seulement d’une augmentation du nombre de conflits, mais encore d’une extension des zones grises, non contrôlées par les États. Après des progrès démocratiques enregistrés lors des décennies 1990 et 2000, nombre de pays au sud du Sahara sont entrés dans des trajectoires de régression, qui se concrétisent par des coups d’État parfois, plus généralement par une dégradation de la qualité des scrutins électoraux, par une brutalisation des institutions (troisièmes mandats) et des oppositions par les équipes en place. On le voit, après une phase positive, la région semble retourner vers des horizons plus inquiétants. Parmi les nombreux facteurs qui conditionneront l’évolution géopolitique de l’Afrique subsaharienne, nous en retiendrons quatre qui nous semblent déterminants.
Enjeu n° 1 :
La révolution démographique
Le premier facteur est la révolution démographique et urbaine qui touche la région. Si l’on suit les prévisions actuelles, la population de la zone doublera d’ici 2050 et doublera entre 2050 et la fin du siècle. L’augmentation de la population active (thèse du dividende démographique) peut être une chance, à condition entre autres qu’elle s’accompagne de progrès majeurs du secteur de l’éducation et que les économies génèrent de nombreux emplois.
Prise dans son ensemble, malgré des trajectoires nationales singulières et contrastées, l’ASS a enregistré d’indéniables progrès éducatifs (augmentation très forte des taux de scolarisation) mais elle est clairement distancée par les autres régions en développement dans le monde. Pire, dans certains États où la croissance démographique est la plus vigoureuse (au Sahel notamment), les États n’arrivent même pas, malgré des budgets d’éducation en expansion rapide, à maintenir l’investissement par tête d’élève ou d’étudiant. Dans les espaces ruraux, l’évolution démographique se traduit par une densification rapide des territoires et des nombreux différends fonciers, et plus largement par une compétition, mal régulée par la puissance publique, pour l’accès aux ressources naturelles, générant des tensions qui constituent l’un des soubassements des conflits armés.
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La révolution urbaine
Plus rapide encore est l’accroissement urbain. Il y aura 700 millions d’urbains en plus entre 2020 et 2050. Cette évolution revêt maints aspects positifs, mais à la condition d’une gouvernance réussie de cette transition urbaine, pour que notamment les questions de mobilité, de gestion des déchets et du foncier ou encore de la planification des infrastructures soient correctement gérées, au risque sinon d’étouffer les cités millionnaires du continent sous leur propre poids.
Au-delà de la question du nombre, la question de l’urbanisation peut être reformulée de la manière suivante : comment construire des infrastructures dans les villes principales sans délaisser les villes secondaires et les espaces ruraux, et ainsi éviter d’accentuer dramatiquement les inégalités territoriales ? La stabilité des États passe par l’aménagement des territoires. En effet, l’ASS compte aujourd’hui beaucoup plus de « poches de prospérité » que par le passé, où le dynamisme est réel (villes, enclaves minières, espaces ruraux périurbains, espaces littoraux ou certaines zones frontalières…). Cependant, des parts importantes des territoires n’ont vu aucune amélioration depuis des décennies, entraînant des frustrations qui peuvent être récupérées par des entrepreneurs politiques qui agitent des discours ethnico-régionaux.
Enjeu n° 2 :
Plus de valeur ajoutée dans les territoires
Le second facteur est la place qu’occupe l’ASS dans la division internationale du travail, autrement dit comment l’ASS peut dégager plus de valeur ajoutée sur ses territoires au lieu d’être un fournisseur de matières premières pour le reste du monde.
Malgré les discours afro-optimistes et les rhétoriques fabuleuses qui ont fleuri depuis le début des années 2000, l’ASS, à l’exception d’une poignée de pays, ne transforme pas ses matières premières pour de multiples raisons (qualité des infrastructures, important déficit de production électrique, instabilité juridique…), ce qui interdit jusqu’à maintenant les trajectoires d’émergence. C’est une réalité sur laquelle le « nationalisme des ressources » vient buter comme un discours sans effet. Pire, malgré des transformations économiques internes parfois très positives (services financiers, NTIC, agriculture, BTP…), de nombreuses économies subsahariennes présentent un bouquet de produits exportés très réduit, qui les expose aux aléas de leurs cours mondiaux, comme, dans une version extrême de ce syndrome, les pays quasi mono-exportateurs de pétrole (Nigeria).
À court et moyen termes, on ne voit pas les dynamiques à l’œuvre pouvant contredire ce douloureux constat, ce qui maintient ces pays dans des formes de dépendance de l’extérieur : régime d’aides, dépendance aux mandats des diasporas, aux investissements directs de l’étranger (IDE) ou aux annulations de dettes.
Enjeu n° 3 :
Rivalités politiques et conflits régionaux à dimension internationale
À cette problématique vient dangereusement s’ajouter une autre. Durant la phase 2000–2015, de nombreux pays qui n’avaient pas ou peu de relations avec l’Afrique se sont dotés d’une politique africaine. Ce phénomène a offert aux pays de l’ASS de nouvelles possibilités et des alternatives à leurs partenaires traditionnels. La compétition entre pays-puissances n’a pas, pendant cette période, pris la forme d’une géopolitique agressive des ressources, instrumentalisant les fragilités politiques des pays. Cependant, et c’est là le troisième facteur, nous sommes clairement entrés dans une nouvelle phase sur ces sujets.
“Les projections de puissances prennent de plus en plus le tour d’une dirty tricks policy.”
Les projections de puissances sur le continent africain prennent de plus en plus le tour d’une dirty tricks policy. Plusieurs conflits présentent déjà une dimension internationale, voire une projection des rivalités (entre pays du Golfe, entre la Russie [et le Sud global] et l’Occident, entre l’Algérie et le Maroc au Sahel, etc.). Nous prendrons ici quelques exemples pour illustrer ce changement d’époque.
Le cas de la Russie et de la Chine
On voit clairement que la Russie, depuis 2014 (annexion de la Crimée et début des sanctions), a organisé son retour sur le continent africain comme l’une des dimensions de sa lutte contre ce qu’elle appelle « l’Occident collectif ». Cela prend une dimension toute particulière dans l’Afrique francophone, traditionnellement proche de Paris, où l’activisme et la propagande anti-française sont très importants et ont déjà porté leurs fruits. Trois pays sahéliens, le Mali, le Burkina Faso et le Niger, ont en effet déjà dénoncé les accords de défense avec Paris, en l’espace de deux ans.
On est très loin de l’époque où la Russie s’abstenait de bloquer, au Conseil de sécurité de l’ONU, la résolution S/2011/142 présentée par les Britanniques et les Français en 2011, sur l’instauration d’un régime d’exclusion aérienne en Libye. Début 2023, l’exercice naval « Mosi II », mené conjointement par les marines russe, chinoise et sud-africaine, dans les eaux sud-africaines au large de Durban, a rappelé que l’ouest de l’océan Indien (ou la côte est du continent africain) était devenu un espace de compétition géopolitique important où Russes et Chinois s’opposaient de plus en plus frontalement aux Occidentaux et à leurs alliés indiens ou japonais.
Pourtant, il y a encore moins de dix ans, Européens et Chinois coopéraient étroitement et efficacement à la lutte contre la piraterie le long de la Corne de l’Afrique. Aujourd’hui, les Occidentaux craignent l’ouverture d’une deuxième base militaire chinoise (après celle de Djibouti), cette fois-ci sur la façade atlantique de l’Afrique. Des négociations sur ce point étaient en cours, entre Pékin et Libreville, dont on ne connaît pas le degré d’avancement, avant le coup d’État qui a renversé le président Ali Bongo en août 2023.
Le cas des pays du Golfe et du Proche-Orient
L’Afrique de l’Est est par ailleurs devenue un terrain d’affrontement entre pays du Golfe et du Proche-Orient (Émirats arabes unis, Qatar, Arabie saoudite, Turquie, Égypte) ; c’est particulièrement manifeste dans les conflits en Libye et au Soudan, où ces pays soutiennent directement les parties en conflit. Le camp du maréchal Haftar en Libye est soutenu par les EAU, l’Arabie saoudite et l’Égypte, tandis que la Turquie et le Qatar soutiennent le gouvernement d’union nationale (GNA) basé à Tripoli.
Au Soudan, le général Abdel Fattah al-Burhan est soutenu par l’Égypte et les États-Unis tandis que son adversaire, le général Mohamed Hamdan Dogolo alias Hemetti, est soutenu par les EAU et l’Armée nationale libyenne du maréchal Haftar. Dans le même temps, l’Arabie saoudite tente une médiation dans ce pays jugé comme stratégique par les pays du Golfe. Le Soudan a en effet reçu de très importants investissements de ces derniers dans le secteur agricole, dans une démarche de sécurisation de leurs approvisionnements alimentaires.
Ces alliances sont d’autant plus à surveiller que la zone vit depuis quelques décennies des processus de partition territoriale (Somalie-Somaliland, Éthiopie-Érythrée, Soudan, Soudan du Sud, Libye, Tigré…) aboutis ou non et connaît des tensions très fortes entre l’Éthiopie et l’Égypte à cause de la construction par Addis Abeba du grand barrage de la Renaissance sur le Nil Bleu, dans l’État régional de Benishangul-Gumuz.
Le cas des États-Unis
Les États-Unis, qui avaient largement désinvesti l’ASS sur les questions de sécurité depuis les années 1990, ont décidé de s’intéresser de nouveau à cette région, inquiets de la fulgurante progression des liens économiques et sécuritaires de la zone avec la Chine et du très agressif retour de la Russie sur le continent. La République centrafricaine accueille aujourd’hui sur son territoire à la fois les mercenaires russes de Wagner et des mercenaires américains de Bancroft Global Development…
Enjeu n° 4 :
L’agitation sécuritaire face à la fragilisation des régimes
Cette agitation sécuritaire est à replacer dans un quatrième facteur, celui de la stabilité des régimes. En effet, pour brosser à grands traits, un nombre croissant de régimes se retrouvent fragilisés en raison de leurs déboires sécuritaires et économiques. Face à cette tendance, un marché de plus en plus vaste de la « sécurisation de régimes » s’est développé : formation d’unités d’élite, appui au renseignement, vente de logiciels de surveillance, vente d’armes ou déploiement de mercenaires ou de bataillons privatisés sont des figures de plus en plus récurrentes. Cette fragilisation des régimes, à laquelle il faut donc remédier, s’accompagne d’une course mondiale à l’énergie et aux « métaux critiques » essentiels à la transition énergétique.
Depuis la fin de la guerre froide, on avait assisté à un déphasage entre relations sécuritaires et relations économiques (par exemple le Niger avait un accord de défense avec la France, ce qui ne l’a pas empêché de diversifier ses partenaires miniers et commerciaux). Nous n’allons pas forcément retourner dans une configuration de guerre froide, mais il est possible que le rephasage progresse. D’autant plus que la vente de certains systèmes d’armes implique (pour la maintenance, la formation, la livraison de pièces détachées…) de vrais partenariats stratégiques, que certains pays de l’ASS devront gager sur leurs ressources minières ou la prise de participation dans certaines infrastructures ou entreprises nationales.