Impact de la géographie sur les frontières africaines
Il existe un rapport direct entre la géographie physique et certaines enveloppes frontalières sur le continent africain. Plusieurs exemples mettent ainsi en évidence le fait que des dyades (lignes de frontière) ont été fixées en s’appuyant sur l’existence d’éléments naturels particulièrement saillants. Par leur présence même, ceux-ci jouaient un rôle de séparateur permettant d’équilibrer l’influence des acteurs sur le terrain. Que ce soit sur le plan terrestre ou sur le plan maritime, la géographie joue donc un rôle déterminant dans les dynamiques géopolitiques qui se développent sur le continent africain et a eu, et aura sans doute encore à l’avenir, des conséquences sur le tracé des frontières africaines.
Il importe de rappeler que les frontières sont des objets géographiques, géopolitiques mais aussi juridiques très complexes. Une de leurs particularités réside dans le fait qu’elles sont autant des facteurs de jonction que de séparation. Toutefois, quelle que soit leur fonction, elles marquent toujours une interaction entre des groupes humains, que celle-ci prenne la forme d’une coopération, d’une opposition ou d’un contournement.
La subjectivité des frontières
Intentions politiques, confirmées par des dispositions juridiques, elles apparaissent en premier lieu comme des représentations subjectives dont l’objectif principal est de permettre la délimitation entre l’espace qui relève de soi et celui qui relève de l’autre. Toutefois, cette dimension abstraite ne les affranchit pas pour autant de la réalité géographique. La question du rapport entre géographie et frontière est donc incontournable. Or, la matérialité d’une délimitation frontalière étant loin d’être toujours facile à établir, force est de constater que fréquemment la frontière prend la forme d’une ligne imaginaire dont seule une connaissance précise du terrain permet de confirmer le franchissement. Il arrive, a contrario, dans certains cas qu’elle s’inscrive avec vigueur dans le paysage sous la forme d’un élément naturel, par exemple une montagne, ou d’une œuvre humaine, à l’instar de la Grande Muraille de Chine qui marque profondément le paysage du Hebei et des provinces voisines.
Une nécessaire approche multiscalaire
Aborder la question des frontières en Afrique nécessite des changements de niveau d’analyse, tant spatiale que temporelle, en raison de la superficie de ce continent (30,4 millions de kilomètres carrés), de sa diversité sur le plan géographique et humain (1,34 milliard d’habitants), de son histoire complexe et du nombre de pays qu’elle abrite (54). À cela s’ajoute le fait que la création de nombreux États à la période des indépendances a généré de multiples dyades, auxquelles s’additionnent celles liées à l’émergence d’entités étatiques de facto tels le Sahara occidental ou le Somaliland par exemple.
À petite échelle, l’observation de la carte de géographie physique du continent africain laisse apparaître de vastes espaces naturels qui semblent, par leur nature même, jouer le rôle de séparateur entre groupes humains. C’est évidemment le cas du Sahara, qui coupe le nord du continent selon une ligne médiane allant d’ouest en est, de la grande forêt équatoriale (la deuxième plus vaste après l’Amazonie) située au centre et à l’ouest de l’ensemble africain, mais aussi des régions semi-arides de l’Afrique australe, à cheval sur la Namibie et le Botswana actuels. La question qui se pose alors est de savoir s’il existe une corrélation entre limites de ces espaces et limitations frontalières.
Le cas du Sahara
L’étude plus approfondie montre que cette corrélation n’est pas une norme, comme nous le prouve le cas du Sahara. De manière relativement simplifiée, il est en effet habituel de considérer que ce dernier sépare l’Afrique du Nord de l’Afrique noire. Pour autant, on remarque qu’il ne s’agit nullement d’une séparation hermétique et que la région saharienne et subsaharienne représente une aire de jonction importante entre diverses populations situées à ses extrémités méridionale et septentrionale. La cartographie des États confirme ce fait, puisque les territoires de pays comme le Mali, le Niger ou le Tchad, par exemple, s’étendent des régions désertiques dans leur partie nord à des régions subtropicales voire subéquatoriales vers le sud.
On remarque en outre que les interactions humaines à travers l’espace saharien sont anciennes, marquées par l’émergence de puissances comme les royaumes soudaniens au XIe siècle, l’empire du Mali à partir du XIIIe siècle ou lors de l’âge d’or de l’empire Songhaï au XVIe siècle. Aujourd’hui encore, le Sahara et ses territoires périphériques apparaissent comme un important espace de jonction et de coopération, ainsi que le montre la galaxie des mouvements islamistes qui s’y est développée, dans le contexte général d’émergence des mouvances telles que Al-Qaïda ou l’État islamique.
L’importance des lacs…
À l’ouest du continent, le système du rift est-africain (SREA) a eu pour conséquence la formation de plusieurs lacs importants : lac Albert (Mobutu Sese Seko), lac Edward (Rutanzige), lac Kivu, lac Tanganyika, lac Mweru et lac Malawi. Comme dans le cas du Sahara, ces lacs apparaissent comme des espaces de coopération mais ils jouent, pour certains d’entre eux, le rôle de séparation frontalière. Plusieurs pays se partagent ainsi ces différents rivages : l’Ouganda et la République démocratique du Congo (RDC) pour les lacs Albert et Edward ; le Rwanda et la RDC pour le lac Kivu ; la Tanzanie, la RDC, la Zambie et le Burundi pour le lac Tanganyika ; la Zambie et la RDC pour le lac Mweru ; le Malawi, la Tanzanie et le Mozambique pour le lac Malawi. Le lac Tanganyika présente la particularité d’englober la totalité de la frontière entre la RDC et la Tanzanie.
… et des fleuves
L’élément aquatique, en tant que séparateur frontalier, se retrouve également avec les grands fleuves. Ces derniers sont nombreux sur le continent africain, bien qu’inégalement répartis, surtout présents dans la partie médiane et sud, pratiquement inexistants dans la partie saharienne – à l’exception notable du Niger et du Nil, dont l’orientation sud-nord est en soi une particularité.
Plusieurs de ces cours d’eau situés dans des zones frontalières jouent le rôle de dyade. C’est le cas des huit fleuves suivants : l’Orange, qui sépare l’Afrique du Sud de la Namibie ; le Limpopo, qui sépare l’Afrique du Sud du Botswana et du Zimbabwe ; le Donga, qui sépare le Cameroun du Nigeria ; le Zambèze, qui sépare la Namibie de la Zambie mais également la Zambie du Zimbabwe ; le Komadougou Yobé, qui sépare le Niger du Nigeria avant de se jeter dans le lac Tchad ; le Congo, qui sépare la République du Congo de la RDC ; le Bahr al-Arab qui sépare le Soudan du Soudan du Sud ou encore l’Oued Kiss, qui sépare l’Algérie du Maroc.
Le cas du Bahr al-Arab
Les fleuves, par leur nature même, facilitent les flux illégaux et, dans la plupart des cas cités ci-dessus, on voit émerger des problèmes sécuritaires liés principalement à des activités de contrebande.
Au-delà du seul aspect sécuritaire, certains d’entre eux s’intègrent à des problématiques plus larges, d’ordre géopolitique. C’est le cas du Bahr al-Arab compte tenu des relations tendues qui existent entre le Soudan et le Soudan du Sud. On rappelle que le Soudan du Sud est issu de la scission entre le nord du Soudan, à majorité musulmane, et le sud à majorité chrétienne et animiste. Le nouvel État devient le 193e membre de l’ONU le 14 juillet 2011.
En dépit de cette normalisation internationale, on voit perdurer les tensions entre les deux Soudan, qui portent principalement sur le tracé frontalier. En effet, l’appartenance des États fédérés soudanais situés au voisinage du Soudan du Sud, comme le Nil Bleu, le Kordofan du Sud et la région d’Abiye, n’a pas encore été tranchée entre les deux pays qui se sont affrontés militairement à plusieurs reprises. La situation du Bahr al-Arab doit donc être analysée à l’aune de ce contexte.
Le cas de l’Oued Kiss
Autre exemple, celui de l’Oued Kiss, qui sépare le Maroc et l’Algérie. Ces deux États se trouvent également en situation de rivalité territoriale. Les relations algéro-marocaines se sont dégradées peu après l’indépendance algérienne, aboutissant à la guerre des Sables d’octobre 1963. Celle-ci ne permit pas de résoudre le différend et la rivalité entre les deux pays n’a fait que croître lorsque l’Algérie est devenue le principal soutien du Front Polisario, dont l’appareil politique s’était replié sur la ville algérienne de Tindouf. Là encore, l’analyse de la situation de l’Oued Kiss doit se faire en gardant ce contexte en arrière-plan et sachant que les frontières terrestres entre les deux pays, longues de près de 1 900 km, sont officiellement fermées depuis 1994.
Les régions frontalières comme zones refuges
Il est utile d’évoquer ici le concept de zone refuge, étroitement lié à celui de zone frontalière. L’analyse géopolitique des conflits permet en effet d’identifier la présence de nombreux groupes minoritaires dans le monde, en lutte contre un État central perçu comme hégémonique. L’une des stratégies les plus communes a consisté, pour ces acteurs, à s’éloigner du centre pour investir des espaces périphériques moins sujets aux pressions de l’acteur dominant. Fréquemment situés aux limites du pays et bénéficiant de conditions naturelles favorables, ces territoires sont souvent montagneux et proches, voire à cheval sur les frontières.
La carte géomorphologique du continent africain fait apparaître plusieurs massifs montagneux jouant ce rôle. On peut notamment citer le massif du Tibesti, situé à l’extrême nord du Tchad, aux limites de la Libye, et occupé par les Teda, ou encore le massif du Darfour, constitué de plateaux surmontés de volcans, qui jouxte l’est du Tchad et a servi de refuge aux Four qui ont donné leur nom à la région. Il faut aussi mentionner que des zones désertiques ou arides servent également de zones refuges. À l’instar des montagnes citées plus haut, elles se situent généralement en périphérie des territoires des États et donc, de facto, dans des zones frontalières. C’est le cas du Somaliland, par exemple, avec les Isaaq et les Dir.
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Les richesses naturelles
Entrent dans le champ de la géographie les richesses naturelles. Or ces dernières ont également suscité des problématiques frontalières, en favorisant des projets d’autonomie voire de sécession de certains territoires. C’est par exemple le cas du Biafra, du Sahara occidental ou encore du Katanga. Dans le cas du Biafra, qui affronta le Nigeria dans le cadre d’une guerre civile qui dura de juillet 1967 à janvier 1970, le pétrole, dont la province sécessionniste était richement pourvue, représentait sans conteste un enjeu essentiel pour les belligérants.
Le Sahara occidental (ancien Sahara espagnol) fait quant à lui l’objet d’un conflit entre les Sahraouis, regroupés au sein du Front Polisario, et le Maroc. L’Algérie est partie prenante dans le conflit et a apporté un soutien logistique et militaire (notamment lors de la bataille d’Amgala en janvier 1976) aux Sahraouis. Le conflit est gelé depuis de nombreuses années sans qu’émergent pour le moment de perspectives de résolution. Comme pour le Biafra, il existe un enjeu économique centré, dans ce cas, sur le phosphate dont cette région est le deuxième producteur mondial. Un autre enjeu économique est lié à l’accès à l’océan Atlantique, accès qui offrirait à l’Algérie l’avantage d’une situation de bimaritimité.
Enfin, dans le cas du Katanga, la province déclara son indépendance le 11 juillet 1960 sous l’impulsion de Moïse Tshombé. L’État du Katanga finit par être réuni de force au Congo-Kinshasa, trois ans plus tard, avec la participation des troupes de l’ONU. L’enjeu économique résidait dans la présence de très importants gisements de cobalt, cuivre, fer, radium, uranium et diamant dans le sous-sol de la province.
Le cas de l’Érythrée
Il est intéressant, dans ce cadre, de se pencher également sur le cas particulier de l’Érythrée, en conflit ouvert avec l’Éthiopie. À travers son contrôle sur cette région, il s’agissait pour Addis Abeba de s’assurer une ouverture sur la mer.
L’analyse de la carte nous montre que, dans ce conflit, les éléments différenciateurs entre les deux pays sont d’ordre à la fois ethnique (l’Érythrée est majoritairement peuplée de Tigrinas et de Tigrés, différents des ethnies occupant l’Éthiopie) et géographique. En effet, le territoire éthiopien se caractérise par son relief montagneux plus ou moins élevé sur lequel furent édifiés le royaume des Zagoués (XIIe-XIIIe siècle), le royaume des Salomoniens (XIIIe-XIVe siècle), puis le royaume gondarien (XVIIe-XIXe siècle).
L’Érythrée se trouve en rupture partielle sur le plan géographique, avec une altitude moyenne beaucoup plus basse et une longue plaine littorale. Il est à noter que c’est aussi le cas de la région est de l’Éthiopie, faite de plaines de faible altitude et réclamée par la Somalie. Celle-ci revendique en effet une influence historique sur ce territoire et argue du caractère somali de sa population.
“Le continent africain est de facto une île.”
La dimension océanique de l’Afrique
Enfin, la dimension maritime de l’Afrique ne doit pas être négligée. Le continent est de facto une île, du fait de la séparation induite par le canal de Suez. Cette ouverture océanique implique l’existence de frontières maritimes définies dans le cadre de la convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM). Cette dimension frontalière liée à l’espace maritime autour de l’Afrique ne doit pas être ignorée car, si elle est source incontestable de richesse pour les États côtiers, notamment en raison des ressources halieutiques et énergétiques présentes dans les zones économiques exclusives, elle contient aussi en germe des conflits à venir. Ceux-ci pourraient être liés aussi bien à une délimitation contestée de l’espace marin qu’aux revendications croissantes des pays s’estimant lésés par l’absence de façade maritime. Ce mouvement va d’ailleurs bien au-delà de l’Afrique et pourrait induire à terme des changements dans le droit international maritime.