La maîtrise du numérique

Dossier : Vie des entreprisesMagazine N°795 Mai 2024
Par Hervé MOUREN (X67)

Le déve­lop­pe­ment accé­lé­ré des tech­no­lo­gies numé­riques nous ouvre d’immenses pos­si­bi­li­tés dans de très nom­breux domaines et pose en même temps des ques­tions dif­fi­ciles. Ces enjeux mobi­lisent TERATEC, dont la mis­sion est de faci­li­ter la maî­trise de ces tech­no­lo­gies et leur dif­fu­sion. Her­vé Mou­ren (X67), direc­teur de TERATEC, nous en dit plus sur l’ensemble de ces sujets et nous pré­sente les actions menées par Tera­tec et ses membres.

Pouvez-vous nous présenter TERATEC et son périmètre d’action ?

TERATEC est une ini­tia­tive conçue et menée par de grands indus­triels. Lan­cée en 2005, elle regroupe aujourd’hui une cen­taine de membres, prin­ci­pa­le­ment des entre­prises indus­trielles et tech­no­lo­giques, ain­si que des centres de recherche et des éta­blis­se­ments d’enseignement supé­rieur. Son objec­tif et sa mis­sion sont de faci­li­ter la maî­trise des tech­no­lo­gies numé­riques et d’accélérer leur dif­fu­sion et leur déploie­ment dans l’industrie et la vie éco­no­mique. Depuis près de 20 ans, TERATEC accom­pagne ses membres et contri­bue acti­ve­ment à la géné­ra­li­sa­tion du recours aux super­cal­cu­la­teurs et à la simu­la­tion, et plus récem­ment au déve­lop­pe­ment de l’intelligence arti­fi­cielle et pré­pare éga­le­ment l’arrivée pro­chaine du cal­cul quan­tique. Chaque année, TERATEC orga­nise le Forum TERATEC, qui est le grand moment d’échange entre cher­cheurs et indus­triels, four­nis­seurs et uti­li­sa­teurs. Enfin, TERATEC par­ti­cipe aus­si de façon très active à la nou­velle dyna­mique euro­péenne sur ces sujets. Dans ce cadre, nous sommes une des par­ties pre­nantes du pro­gramme euro­péen EuroHPC qui béné­fi­cie d’un bud­get impor­tant : 7 mil­liards d’euros sur 6 ans, per­met­tant de réa­li­ser de grands pro­jets, notam­ment la com­mande de deux machines exa­flo­piques (au plus haut niveau mon­dial : un mil­liard de mil­liards d’opérations par seconde), dont la pre­mière va être réa­li­sée par des acteurs fran­çais. Tou­jours dans le cadre de ce pro­gramme EuroHPC, nous tra­vaillons à la créa­tion d’un centre de com­pé­tences fran­çais pour les tech­no­lo­gies numé­riques ouvert à tous et qui va cou­vrir tous les champs depuis le HPC et la simu­la­tion, jusqu’à l’intelligence arti­fi­cielle et au quantique.

Aujourd’hui, nous assistons à une très forte dynamique dans le domaine du quantique, du calcul haute puissance et de l’IA. Comment ce secteur a‑t-il évolué au cours des dernières années ?

Nous assis­tons, en effet, à une véri­table accé­lé­ra­tion du numé­rique. En matière de puis­sance de cal­cul, nous sommes pas­sés, en une géné­ra­tion, du Tera­flop, c’est-à-dire 1012 opé­ra­tions par seconde, à l’Exaflop, soit 1018 opé­ra­tions par seconde. Cette aug­men­ta­tion de puis­sance, mul­ti­pli­ca­tion par un mil­lion, change com­plè­te­ment la donne en appor­tant beau­coup plus de pré­ci­sions, mais sur­tout en per­met­tant la décou­verte et l’utilisation de don­nées aux­quelles nous n’avions pas accès dans le pas­sé. Dans de nom­breux domaines, cela change radi­ca­le­ment notre façon de travailler.

En paral­lèle, nous avons éga­le­ment des amé­lio­ra­tions consi­dé­rables en matière d’outils, de logi­ciels, de sto­ckage, ou encore de réseaux qui per­mettent une pro­fonde trans­for­ma­tion des usages. Dans ce contexte, il est évident que nos com­por­te­ments et nos tra­vaux dans tous les domaines de la vie éco­no­mique vont devoir évo­luer. Cela a en par­ti­cu­lier des consé­quences majeures en termes de com­pé­tences et de for­ma­tion. Et il faut aller vite : quand une nou­velle filière d’enseignement est créée, les pre­mières pro­mo­tions n’arrivent sur le mar­ché du tra­vail au plus tôt que 4 ou 5 ans plus tard. Or, il y a un besoin immé­diat de for­ma­tion des ingé­nieurs et des cher­cheurs que nous avons aujourd’hui car ils doivent pou­voir accom­pa­gner et rendre pos­sibles ces trans­for­ma­tions sans attendre cinq ans l’arrivée d’une nou­velle géné­ra­tion. Ce chan­tier stra­té­gique de la for­ma­tion conti­nue, qui est trop sou­vent sous-esti­mé en France et en Europe, est au cœur des pré­oc­cu­pa­tions de TERATEC. Nos ingé­nieurs doivent pou­voir maî­tri­ser et uti­li­ser ces nou­velles tech­no­lo­gies dès leur apparition.

Comment s’articule et s’organise le paysage français ? Qui sont les acteurs de référence à une échelle française ?

Le domaine des com­po­sants est domi­né par les four­nis­seurs d’Amérique du Nord et d’Extrême-Orient. Les indus­triels euro­péens et fran­çais sont sous-repré­sen­tés, et l’Europe a déci­dé récem­ment d’en faire un axe majeur de recon­quête. Dans le domaine des sys­tèmes et des logi­ciels, la situa­tion est dif­fé­rente. Dans les sys­tèmes, la France jouit d’une com­pé­tence recon­nue, c’est le seul pays euro­péen à avoir un four­nis­seur de grands cal­cu­la­teurs : Atos, récem­ment renom­mé Evi­den, se posi­tionne comme le four­nis­seur fran­çais et euro­péen de machines Exas­cale au meilleur niveau mondial.

La France est aus­si très pré­sente dans le domaine des logi­ciels avec de très grands acteurs comme Das­sault Sys­tèmes, Sopra Ste­ria, Murex… Dans le quan­tique, nous avons aus­si un grand nombre de start-up et de jeunes pousses fran­çaises dont Pas­qal, Quan­de­la, Alice & Bob, C12… Et dans le domaine de l’émulation quan­tique, on retrouve à nou­veau Evi­den. Hors com­po­sants, la France et l’Europe ont une bonne posi­tion et le pro­gramme EuroHPC contri­bue à dyna­mi­ser cette posi­tion et à com­bler pro­gres­si­ve­ment nos retards.

Dans cet ensemble, la ques­tion de la sou­ve­rai­ne­té repré­sente un enjeu majeur. En effet, parce que ces tech­no­lo­gies ont des impacts très impor­tants sur l’économie, la san­té, la défense et de façon géné­rale sur notre mode de vie, leur maî­trise est une néces­si­té abso­lue pour le main­tien de notre com­pé­ti­ti­vi­té et de notre capa­ci­té de lea­der­ship dans cer­tains sec­teurs d’activité. Et cette ques­tion de sou­ve­rai­ne­té ne doit pas seule­ment être ana­ly­sée au tra­vers du prisme de la tech­no­lo­gie, mais aus­si au regard des usages. Les four­nis­seurs tech­no­lo­giques doivent tra­vailler avec de grands uti­li­sa­teurs pour défi­nir et réa­li­ser leurs pro­grammes de déve­lop­pe­ment. Et les uti­li­sa­teurs les plus avan­cés sont ceux qui tra­vaillent avec les four­nis­seurs tech­no­lo­giques sur la concep­tion de nou­veaux usages. La clé, c’est la co-concep­tion. Tous les sec­teurs indus­triels (la san­té, l’énergie, l’ingénierie, la construc­tion, la finance, le com­merce…) sont concer­nés, car ils vont tous être pro­fon­dé­ment impac­tés par le déve­lop­pe­ment et le déploie­ment de ces tech­no­lo­gies et par ce qu’elles vont, in fine, leur per­mettre de réaliser.

Où en sont les développements de l’ordinateur quantique ? Quels sont les freins qui persistent ?

Dans le quan­tique, les tra­vaux de recherche et de déve­lop­pe­ment sont foi­son­nants, mais l’ordinateur quan­tique n’existe pas encore à l’heure actuelle. Sur le plan maté­riel, il est dif­fi­cile de déter­mi­ner quelles seront les tech­no­lo­gies qui l’emporteront. Il y a une véri­table course à l’échelle mon­diale et il est impor­tant de sou­li­gner que les Fran­çais sont dans le pelo­ton de tête avec notam­ment des start-up tech­no­lo­giques comme Pas­cal, Quan­de­la, Alice & Bob ou C12. Au-delà, des avan­cées doivent encore être réa­li­sées en matière d’usages, d’algorithmique et d’émulation quan­tique. Nous avons beau­coup de tra­vail devant nous et nous sommes très actifs sur ce sujet. Il y a 5 ans, en 2018, TERATEC a lan­cé l’initiative TQCI (Tera­tec Quan­tum Com­pu­ting Ini­tia­tive) pour aider les entre­prises et les indus­triels à se pré­pa­rer à l’arrivée de ces tech­no­lo­gies très puis­santes. Nous avons regrou­pé des grands indus­triels, des start-up du domaine, des cher­cheurs du monde de la recherche publique ou pri­vée qui s’intéressent à ce sujet et nous tra­vaillons ensemble à la mise au point de tout ce qui est néces­saire pour dis­po­ser bien­tôt de sys­tèmes opé­ra­tion­nels. Dans ce cadre, nous orga­ni­sons chaque année plu­sieurs jour­nées, qui ras­semblent en moyenne 200 à 300 par­ti­ci­pants et qui per­mettent aux uti­li­sa­teurs de se pré­pa­rer et aux four­nis­seurs tech­no­lo­giques de trou­ver des par­te­naires pour co-conce­voir les sys­tèmes de demain.

Les 31 mai et 1er juin s’est tenue la 18e édition du Forum TERATEC. Que faut-il en retenir ?

Nous orga­ni­sons ce forum en par­te­na­riat avec le groupe Info­pro Digi­tal à Paris. Au fil des années, nous res­tons concen­trés sur notre objec­tif ini­tial : pré­sen­ter un pano­ra­ma très com­plet du numé­rique de grande puis­sance dans un évè­ne­ment aux mul­tiples facettes qui regroupe les par­ties pre­nantes de cet uni­vers autour de tables rondes, de pré­sen­ta­tions, d’ateliers sur des sujets clés et d’une exposition.
L’édition 2023 a été un franc suc­cès. Nous avons eu la chance de comp­ter par­mi nous Alain Aspect, Prix Nobel de phy­sique, qui incarne les déve­lop­pe­ments du quan­tique en France et en Europe, et Tho­mas Skor­das, le direc­teur opé­ra­tion­nel de la DG Connect de la Com­mis­sion euro­péenne qui anime, par ailleurs, le pro­ces­sus de construc­tion d’une Europe numé­rique, dont la prin­ci­pale illus­tra­tion est le pro­gramme EuroHPC. La pro­chaine édi­tion, en 2024, se tien­dra les 29 et 30 mai au Parc Flo­ral à Paris.

“Pour accompagner ces révolutions, les deux priorités restent l’information et la formation. Ce sont les nôtres en permanence à Teratec depuis notre création il y a bientôt 20 ans.”

Vous organisez aussi des matinales thématiques. Pouvez-vous nous en dire plus ?

C’est une nou­veau­té que nous avons lan­cée en 2023. Nous en avons orga­ni­sé trois l’an der­nier. Ces mati­nales thé­ma­tiques prennent la forme de webi­naires com­plè­te­ment vir­tuels d’une durée de deux heures. Leur objec­tif est de se foca­li­ser sur les apports du numé­rique dans un domaine pré­cis. En 2023, nous nous sommes ain­si inté­res­sés au monde de l’énergie (pro­duc­tion, dis­tri­bu­tion…), de la san­té (recherche des médi­ca­ments, adap­ta­tion des trai­te­ments…) et de la finance, banque et assu­rance. Nous pour­sui­vons cette ini­tia­tive en 2024.

Quelles sont les nouvelles actions et initiatives portées par TERATEC ?

À l’échelle euro­péenne et dans le cadre du pro­gramme EuroHPC, il a été déci­dé de doter chaque pays de l’Union d’un centre de com­pé­tences des tech­no­lo­gies numé­riques. Cette struc­ture finan­cée à part égale par l’Europe et les pays a voca­tion à être acces­sible aux offreurs, aux uti­li­sa­teurs, aux cher­cheurs, aux étu­diants, aux deman­deurs d’emploi et à répondre à l’ensemble de leurs ques­tions. En France, la res­pon­sa­bi­li­té de ce centre a été confiée à TERATEC et nous l’animons en col­la­bo­ra­tion avec de grands par­te­naires dont Inria, le Cer­facs, l’URCA et le CRIANN. En paral­lèle, nous tra­vaillons aus­si sur le lan­ce­ment d’actions de for­ma­tion conti­nue pour rendre ces tech­no­lo­gies acces­sibles au plus grand nombre.

Et pour conclure, quelles pistes de réflexion pourriez-vous partager avec nos lecteurs ?

Face à l’accélération du numé­rique que l’on constate aujourd’hui et qui va se pour­suivre, il faut d’abord s’informer en per­ma­nence pour inté­grer le plus rapi­de­ment pos­sible les nou­veau­tés tech­no­lo­giques. La seconde prio­ri­té est la for­ma­tion de nos équipes actuelles à ces nou­velles approches. L’illustration la plus récente de cette réa­li­té est ce que nous vivons aujourd’hui avec le déve­lop­pe­ment très rapide de l’intelligence arti­fi­cielle géné­ra­tive qui va trans­for­mer dras­ti­que­ment tous les sec­teurs d’activités, mais éga­le­ment la façon dont nos équipes vont tra­vailler demain. Pour accom­pa­gner ces révo­lu­tions, les deux prio­ri­tés res­tent l’information et la for­ma­tion. Ce sont les nôtres en per­ma­nence à Tera­tec depuis notre créa­tion il y a bien­tôt 20 ans.

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