Catherine Sueur (X96, ENA2003) cheffe du service de l’Inspection générale des finances
Tout d’abord, peux-tu nous rappeler ta carrière, si variée en peu d’années, pour qu’on te situe bien dans le paysage des hauts fonctionnaires ?
J’ai effectivement eu la chance, jusqu’à ce jour, d’occuper des postes dans des univers différents. C’est le fruit du hasard et des rencontres. Mais cela tient aussi au fait que j’ai toujours été passionnée par le management opérationnel, quel que soit le secteur. Car ce sont des postes où on est à la fois l’un des acteurs de la définition des orientations stratégiques, mais également, avec l’ensemble des équipes, on met en œuvre. C’est la raison pour laquelle, après mes quatre années de « tournée » à l’Inspection générale des finances, je me suis orientée vers les opérateurs. Ce n’est finalement qu’après vingt ans d’expérience, en tant que cheffe du service de l’IGF, que j’exerce une fonction d’administration centrale.
Nous allons revenir sur tes différentes expériences hors de ton corps d’origine. Mais commençons par le commencement : pourquoi l’X ? et quels enseignements tires-tu de ton passage dans notre école ?
J’adorais – et j’adore toujours les maths. Et j’ai encore à ce jour le souvenir d’une expérience intellectuelle la plus stimulante possible. J’ai fait une prépa P’, par choix tactique, sans doute aussi par autocensure vis-à-vis des maths – même si la quantité hebdomadaire de maths en math spé P’ reste quand même substantielle. J’ai intégré l’X en 5⁄2 et j’y ai été très heureuse. L’X, c’est quand même formidable ! La formation est très complète et variée en sciences bien sûr, mais également en « humanités et sciences sociales ». L’ambiance à l’X est marquée par une cohésion humaine qu’on rencontre rarement. C’est une école ouverte sur le monde et sur les autres ; c’est une école où on apprend à porter des projets ; c’est une école où le sens du collectif est très fort. Une scolarité à l’X, c’est inoubliable.
Pourquoi l’ENA après l’X ?
Il y avait une prép’ ENA à l’X, animée par de grands anciens très inspirants comme Didier Tabuteau (X78), aujourd’hui vice-président du Conseil d’État, ou Benoît Ribadeau-Dumas (X91) qui a été directeur de cabinet du Premier ministre. Ils m’ont donné envie de devenir haut fonctionnaire et ils m’ont accompagnée dans la préparation du concours – comme dans la suite de ma carrière. L’ENA, c’est l’école de l’intérêt général où l’on apprend à servir l’État, à concevoir des politiques publiques et à participer à leur mise en œuvre.
À la sortie, après l’Inspection générale des finances pendant les quelques années canoniques, en quinze ans le Louvre, Le Monde, Radio France, l’AP-HP, Télérama ! Tu sembles avoir un goût pour la culture et les médias, mais aussi pour le service public le plus sensible, c’est-à-dire l’hôpital – puis l’Inspection générale des finances. L’inspectrice des finances, couteau suisse du management ?
Après quatre ans à l’Inspection générale des finances, j’ai eu la chance de rejoindre le musée du Louvre en tant qu’administratrice générale adjointe. Et ensuite j’ai enchaîné différents postes dans le monde de la culture et des médias (à Radio France et au groupe Le Monde). Ce sont des secteurs passionnants qui, pour les médias, ont un rôle fondamental à jouer dans la société d’aujourd’hui où les sources d’informations sont multiples et multiformes. Diriger un média, c’est s’assurer, jour après jour, que les journalistes ont la capacité de produire une information fiable, essentielle pour le débat public.
Quant à la culture, son rôle d’émancipation et de création du lien social n’est plus à démontrer ! Je ne sais pas si les inspecteurs des finances sont des couteaux suisses du management ; je pense cependant que, quand on fait du management, il ne faut pas se reposer sur ses acquis. Il faut sans cesse se poser des questions, remettre en cause sa stratégie, s’attacher à faire grandir ses collaborateurs, imaginer de nouveaux projets, etc.
De quelle expérience es-tu la plus heureuse ou la plus fière dans ton parcours ?
Impossible de répondre à cette question ! j’ai aimé tout ce que j’ai fait. Le plus important, c’est avec qui on fait les choses et j’ai eu la chance de travailler dans des environnements très stimulants avec des collègues très engagés. En revanche, il y a des projets auxquels j’ai contribué et dont je suis particulièrement fière. Par exemple, travailler sur le projet du Louvre-Lens a été une expérience unique : construire un musée « idéal » à partir des collections nationales du musée du Louvre en plein bassin minier a été passionnant tant du point de vue culturel que du point de vue humain.
Je reste également très attachée à la Maison de la Radio et à sa réhabilitation qui a été engagée à la suite de problèmes de sécurité-incendie. Réouvrir la Maison de la Radio au public à l’automne 2014, après de longues années de fermeture, et inaugurer ce magnifique auditorium – l’une des plus belles salles de concert de Paris – reste un temps fort de ma vie professionnelle.
Quand on regarde ta performance professionnelle, on se dit que les femmes ont accédé au graal des responsabilités si longtemps noyautées par les hommes. La guerre est-elle gagnée ? As-tu rencontré des difficultés liées au fait d’être une femme ?
Non, ce n’est pas encore gagné pour les femmes ! J’ai travaillé dans différents secteurs, plus ou moins féminisés. À titre personnel, je n’ai pas rencontré de difficulté particulière en tant que femme dirigeante. Pour autant, on me pose toujours la question ! Auriez-vous demandé à un homme s’il avait rencontré des difficultés particulières au cours de sa carrière ?
C’est à chacun d’entre nous d’être attentif à la place des femmes et des hommes dans notre société. Ce qui me frappe aujourd’hui, c’est que les stéréotypes de pouvoir restent encore très masculins. Et, surtout, que les phénomènes d’autocensure restent très forts chez les femmes et notamment chez les jeunes femmes. Donc, non, ce n’est pas gagné ! Regardons le cas de l’X : pourquoi la proportion de filles plafonne ? pourquoi les filles se détournent des prépas scientifiques alors qu’elles sont aussi bonnes sinon meilleures que les garçons ? L’univers compétitif est genré, on n’a pas beaucoup progressé en trente ans.
Et en mai 2022 la direction de l’Inspection générale des finances, à seulement 46 ans. À ton avis, pourquoi toi, compte tenu du caractère si particulier de l’Inspection ? Quels souvenirs avais-tu gardés de tes premières années ici ?
Tout au long de ma carrière, je suis restée très attachée à l’IGF et je me suis toujours intéressée aux politiques publiques et à leur évaluation qui est l’un des principaux métiers de l’IGF. J’étais très honorée qu’on me propose ce poste. De plus, j’ai pris mes fonctions au moment de la mise en œuvre de la réforme de la haute fonction publique et il fallait porter un projet managérial, ce qui est passionnant ! Si l’on revient à mes premières années à l’IGF ? Au cours de ma « tournée », j’ai travaillé sur des sujets très différents : les administrations déconcentrées de Bercy, France Télévisions, le prix du gaz ou les services de l’État en Inde ! C’est un service où l’on dispose d’une vision très large sur l’ensemble des politiques publiques et où l’on peut les analyser avec toujours pour objectif d’en améliorer l’efficacité.
L’IGF, c’est un service d’une centaine de personnes qui viennent d’horizons très variés mais qui partagent des méthodes : l’objectivation, la rigueur, les déplacements sur le terrain (environ 200 personnes rencontrées pour une mission classique de l’IGF). C’est un service où on s’enrichit beaucoup, et qui – j’en suis persuadée – est très utile pour la République.
Au bout de deux ans, on commence à voir les résultats de son action de direction. Quel premier bilan dresses-tu ? et quelle est ta feuille de route ? avec quelles satisfactions et quelles difficultés ?
J’ai deux priorités qui sous-tendent notre projet stratégique : d’une part faire les meilleures missions possibles pour améliorer les politiques publiques, d’autre part être un collectif de travail d’excellence. Je garde ces deux objectifs comme boussole. Sur les missions, nous travaillons sur des sujets importants pour le gouvernement, par exemple sur la transition écologique ou le redressement des finances publiques. L’une des difficultés que nous rencontrons aujourd’hui, c’est de concilier les fortes attentes des citoyens et le redressement des finances publiques… Ce n’est pas facile d’expliquer qu’une bonne politique publique n’est pas forcément une politique publique dont le budget augmente. Souvent les médias n’analysent les politiques publiques qu’à l’aune du budget qui leur est consacré.
Sur le collectif, je suis confiante dans le maintien de l’excellence des candidats que nous recrutons. Beaucoup de jeunes sont attirés par le service public : c’est une grande satisfaction. Nous avons la chance de comporter un grand nombre de polytechniciens dans nos effectifs. Et cela depuis deux siècles ! Il y a toujours eu des X qui ont travaillé à l’IGF. De la promo X81 de ma précédesseure, Marie-Christine Lepetit, inspectrice générale, à la promo X18, Katia Jodogne-Del Litto qui est data scientist, l’éventail des promos et des postes est large.
La réforme de la haute fonction publique, avec notamment la suppression de l’ENA, a été concomitante de ton arrivée à la tête de l’Inspection générale des finances. Quels effets a‑t-elle sur l’Inspection (et d’ailleurs sur la fonction d’inspection en général dans l’administration) ?
Les objectifs de la réforme sont d’accroître la diversité des profils et de développer la mobilité dans la fonction publique. Je constate que les résultats sont positifs. Il y a une diversification réelle des effectifs. Pour la mobilité, c’est trop tôt pour le dire ; il faut plus de recul. Le système du classement de sortie de l’ENA ou de l’X, ce n’est pas l’alpha et l’oméga du repérage des talents, ça se saurait ! Plus personne ne recrute comme ça, c’est quand même un mode très archaïque de recrutement. D’ailleurs l’X et les corps techniques doivent aussi y réfléchir…
Et finissons par l’X, où tout a commencé… Que pense l’Inspection de notre École ? qu’en penses-tu, toi, avec l’expérience de la maturité ? L’X, fleuron d’une France d’autrefois ou outil d’avenir pour notre Patrie (sans parler des sciences et de la gloire) ?
À ma connaissance, l’IGF n’a pas mené de mission sur l’X en tant que telle. En revanche, nous avons un article universitaire qui a été écrit sur l’histoire des polytechniciens à l’IGF. Au xixe siècle, on pouvait devenir inspecteur des finances en sortant de l’X, ce qui permettait à la fois « d’échapper » à la carrière militaire et de servir l’État en servant le ministère des Finances. Aujourd’hui, l’IGF recrute dans l’ensemble des corps de la fonction publique : des ingénieurs des Mines, des Ponts, des administrateurs de l’Insee ou des contractuels qui ont envie de travailler pour le service public. En tant qu’employeur, j’ai une vision très positive des X, qui disposent à la fois d’une très bonne formation mais également d’un très bon esprit collectif !
Nous recrutons une vingtaine de personnes par an sur différents postes (inspecteurs des finances, data scientist) et à différents niveaux de séniorité. Quant à l’École polytechnique, elle a de l’avenir, je n’en doute pas un seul instant ! Il y a une permanence impressionnante dans la qualité de la formation, dans le maintien de la tradition, dans la culture de la communauté polytechnicienne : le service militaire, les deux années passées sur le plateau, cette alliance entre l’excellence académique, le sport, la vie associative ; tout cela, c’est un atout inestimable.