Le recrutement social de l'École polytechnique

Le regard de l’École polytechnique sur son recrutement social : de la fierté à la gêne

Dossier : 230e anniversaire de l'XMagazine N°797 Septembre 2024
Par Hervé JOLY

L’École poly­tech­nique est régu­liè­re­ment mise en cause, comme d’autres grandes écoles de rang 1, pour le manque d’ouverture sociale de son recru­te­ment. La Cour des comptes a ain­si sou­li­gné dans son rap­port public annuel 2020 que 73 % des admis au concours 2019 seraient issus de la caté­go­rie « cadres et pro­fes­sions intel­lec­tuelles supé­rieures ». On sait l’importance qu’a pu avoir la socio­lo­gie, notam­ment celle de Pierre Bour­dieu depuis les années 1960, pour faire de la « repro­duc­tion sociale » un sujet de débat public. Mais à quand remonte cette pré­oc­cu­pa­tion pour l’École poly­tech­nique ? Quel regard por­tait-elle sur le pro­fil de ses élèves ?

Dès 1799, des retards dans le paie­ment de la solde pré­vue à la créa­tion de l’École amènent sa direc­tion à dres­ser un tableau sta­tis­tique pour démen­tir l’opinion que ses élèves appartien­draient pour la plu­part à des familles for­tu­nées. Sur 274, 116 seraient des enfants d’artisans ou de culti­va­teurs, 160 seraient « sans for­tune », 75 « pré­su­més dans l’aisance » et 39 seule­ment « pré­su­més riches » [Four­cy, 1828, p. 176–178].

« Si la scolarité reste gratuite, les élèves doivent dorénavant payer leur pension à laquelle s’ajoutent les frais de trousseau. »

La solde est sup­pri­mée par Napo­léon dès 1804, avec l’encasernement des élèves. Si la sco­la­ri­té reste gra­tuite, les élèves doivent doré­na­vant payer leur pen­sion, fixée dura­ble­ment à 1 000 F en 1816, aux­quels s’ajoutent les frais de trous­seau (uni­formes et armes) qui s’élèvent de 500 à 600 F. La com­pa­rai­son avec le salaire annuel moyen d’un ouvrier de pro­vince, même s’il s’élève de 558 F en 1821 à 1 338 F en 1913, montre à quel point payer au moins 3 000 F pour deux années de sco­la­ri­té est inac­ces­sible à beau­coup. Un ins­ti­tu­teur ne gagne au début du XXe siècle que 2 000 F par an environ.

Avec les années de classes pré­pa­ra­toires néces­saires pour réus­sir le concours, pen­dant les­quelles le can­di­dat doit sou­vent se loger loin de sa famille, à Paris en par­ti­cu­lier, l’investissement total au XIXe siècle est esti­mé à une somme de l’ordre de 7 000 F [Bel­hoste, 2003, p. 350].

Des difficultés pour payer la pension

Sous le Pre­mier Empire, les bourses ne peuvent béné­fi­cier qu’aux élèves clas­sés par­mi les qua­rante pre­miers à l’entrée ; au-delà, il fal­lait jus­ti­fier d’être dans une détresse com­plète. Cer­taines familles n’arrivent pas à la fin de la sco­la­ri­té à payer les der­niers quar­tiers de pen­sion. L’École intente des pour­suites, sai­sit des appoin­te­ments de ceux pas­sés à l’école d’application et jusqu’ensuite dans les corps [Pinet, 1887, p. 322–323]. Des pro­fes­seurs en sont réduits à devoir aider des élèves sur leurs deniers. Les deux « cais­siers » de pro­mo­tion se chargent de col­lec­ter de l’argent auprès de leurs cama­rades pour sou­te­nir les plus nécessiteux.

« Sous la Restauration, le nombre de bourses est réduit à 24 et elles sont parfois accordées par complaisance à des élèves de famille aisée. »

La situa­tion s’aggrave sous la Res­tau­ra­tion ; le nombre de bourses est réduit à 24 et elles sont par­fois accor­dées par com­plai­sance à des élèves de famille aisée. Un his­to­rien de l’École sou­ligne que les jeunes gens sans for­tune, qui repré­sen­taient plus de la moi­tié des effec­tifs, en sont alors éloi­gnés [Pinet, 1887, p. 324]. La Répu­blique de 1848, si elle renonce à la gra­tui­té, porte le nombre de bourses à 50, en confiant aux conseils de l’École le soin d’examiner les demandes des familles, après un constat préa­lable de l’insuffisance de leur for­tune par le conseil muni­ci­pal de la com­mune de résidence.

Avec la loi de 1850, le nombre de bourses devient illi­mi­té et il atteint la moi­tié des effec­tifs dans les années 1880. Seule contre­par­tie, depuis 1882, les bour­siers doivent dix ans de ser­vice à l’État, alors que les autres élèves, qui ont pour­tant éga­le­ment béné­fi­cié d’une sco­la­ri­té gra­tuite, en res­tent dis­pen­sés. Mais, pour l’historien de l’École Gas­ton Pinet (X 1864), tout va bien, l’École est doré­na­vant « acces­sible aux jeunes gens de mérite issus des plus humbles familles » ; « le carac­tère démo­cra­tique de l’institution s’est par­fai­te­ment conser­vé » [Pinet, 1887, p. 326]. Il se garde bien tou­te­fois de four­nir des chiffres pour le confirmer.

Une longue lacune statistique

Dans son livre publié pour le cen­te­naire de l’École, Gas­ton Cla­ris (X 1863) aurait sou­hai­té éta­blir le Livre d’or des familles ayant déjà vu se suc­cé­der plu­sieurs géné­ra­tions en ligne directe ; elles for­me­raient « un genre de noblesse, pour les­quelles les quar­tiers se comptent à la fois par le savoir acquis et par les ser­vices ren­dus au pays » [Albert de Lap­pa­rent, X 1858, cité par Cla­ris, 1895, p. 387]. À défaut d’avoir les moyens maté­riels d’établir un recen­se­ment com­plet, l’auteur relève deux familles avec quatre géné­ra­tions en ligne directe, onze avec trois, etc. Cette repro­duc­tion sociale est alors un motif de fier­té pour l’École.

Ce n’est, d’après les archives conser­vées du concours, qu’en 1910 qu’apparaissent des sta­tis­tiques sur les ori­gines des élèves : le pré­sident du jury d’admission, le mathé­ma­ti­cien et ancien dépu­té bou­lan­giste Charles-Ange Lai­sant (X 1859), consacre dans son rap­port une der­nière par­tie au « recru­te­ment social de l’École poly­tech­nique », qui se limite à un recen­se­ment sans com­men­taire des pro­fes­sions pater­nelles des 401 can­di­dats admis­sibles (et non des 185 admis). Mais, en l’absence de regrou­pe­ment par caté­go­ries sociales, son tableau tend plu­tôt à sou­li­gner leur diversité.

« En 1910 apparaissent des statistiques sur le « recrutement social de l’École polytechnique ». »

Il relève ain­si 48 indus­triels, négo­ciants, com­mer­çants, 41 offi­ciers géné­raux ou supé­rieurs, 37 « sans pro­fes­sion (pro­prié­taires, etc.) », 26 pro­fes­seurs, 21 ingé­nieurs d’État, 11 ingé­nieurs civils ou archi­tectes, 11 méde­cins, 7 pro­fes­sions libé­rales, magis­trats, mais aus­si 59 « fonc­tion­naires à divers titres ou employés d’administration », 22 ins­ti­tu­teurs, 26 employés du sec­teur pri­vé, 7 agri­cul­teurs ou culti­va­teurs, 3 ouvriers, etc. Par­mi les 62 orphe­lins de père, 54 mères sont sans pro­fes­sion et 8 avec de « petits emplois divers ». La part des enfants de milieux popu­laires ne semble guère dépas­ser 5 %, sans que l’on sache s’ils ont été effec­ti­ve­ment admis. La part exacte des pères poly­tech­ni­ciens n’est pas men­tion­née, mais le nombre d’officiers géné­raux ou supé­rieurs et d’ingénieurs d’État sug­gère qu’elle est importante.

Le même Lai­sant pré­sente un tableau ana­logue dans son rap­port de 1911 ; il n’y a cette fois plus d’enfants d’ouvriers, 9 d’agriculteurs, mais le nombre d’employés du sec­teur pri­vé (qui peuvent com­prendre des cadres) atteint 59. On ne trouve plus trace de ces rap­ports ensuite dans les archives. En 1926, le ministre de la Guerre, inquiet que « des classes de la Socié­té, qui par tra­di­tion locale ou fami­liale envoyaient leur fils dans l’armée, se détourne[nt] de cette der­nière », inter­roge l’École sur l’origine sociale de ses élèves. L’École répond curieu­se­ment ne pas avoir de sta­tis­tiques, mais elle sou­ligne que les der­nières pro­mo­tions com­prennent jusqu’à deux tiers de boursiers.

Attaches polytechniciennes : Bulletin de l’Association des anciens élèves de l’École polytechnique «AX », N° 16, novembre 1948, p. 22.
Attaches poly­tech­ni­ciennes : Bul­le­tin de l’Association des anciens élèves de l’École poly­tech­nique « AX », N° 16, novembre 1948, p. 22.

Un début de statistiques

À par­tir de 1930, alors que la pen­sion a été sup­pri­mée, le Bul­le­tin de la Socié­té ami­cale des anciens élèves four­nit régu­liè­re­ment des don­nées sta­tis­tiques sur les élèves admis au concours d’entrée : répar­ti­tions par âge, ancien­ne­té de pré­sen­ta­tion, par lycée de pré­pa­ra­tion, par ori­gines géo­gra­phiques et par pro­fes­sion des parents. Là encore, la dis­per­sion masque la pré­do­mi­nance des milieux favorisés.

En 1930, si l’on regroupe les « offi­ciers et assi­mi­lés » (55), « ingé­nieurs, indus­triels » (35), « pro­fes­seurs » (16), « méde­cins, phar­ma­ciens » (10), « avo­cats, avoués » (7), « ban­quiers, assu­rances » (4), « entre­pre­neurs » et « jour­na­listes » (3), « notaires » (2), etc., on arrive à une large majo­ri­té des 250 admis. À côté de caté­go­ries au posi­tion­ne­ment social plus incer­tain, comme « fonc­tion­naires, non ingé­nieurs » (18) ou « com­mer­çants » (36), voire « employés » (23) en l’absence de dis­tinc­tion des cadres, la place des milieux popu­laires, avec les « ouvriers, contre­maîtres » (5) ou les « agri­cul­teurs » (8), n’apparaît guère supé­rieure aux 5 % rele­vés en 1910. Là encore, ces don­nées sont publiées sans commentaire.

« Le Bulletin de la Société amicale des anciens élèves met en avant l’existence de « dynasties polytechniciennes ». »

Le Bul­le­tin recense par ailleurs 23 élèves dont le père est poly­tech­ni­cien. Les don­nées sont livrées de manière sem­blable dans les années sui­vantes. Une cor­res­pon­dance retrou­vée dans les archives en 1933 montre que l’Association ami­cale ne fait que repro­duire les infor­ma­tions que lui com­mu­nique la direc­tion de l’École. Le Bul­le­tin met aus­si en avant l’existence de « dynas­ties poly­tech­ni­ciennes ». Pour le concours de 1934, il indique que, si depuis le recen­se­ment de Cla­ris il y a qua­rante ans des « dynas­ties ont pu s’allonger ou s’éteindre, beau­coup d’autres ont sur­gi et il serait dési­rable qu’un réper­toire en soit tenu » [n° 31, 15 mai 1935]. En 1936, après avoir rele­vé deux nou­veaux cas d’élèves repré­sen­tant « une qua­trième géné­ra­tion en ligne directe et sans lacune de Poly­tech­ni­ciens », qui n’ont que quatre pré­cé­dents connus, il invite les autres cama­rades concer­nés à envoyer leur généa­lo­gie [n° 37, 15 août 1936].

Dynasties polytechniciennes : Gaston Claris, Notre École polytechnique, Paris, Librairies-imprimeries réunies, 1895, p. 386.
Dynas­ties poly­tech­ni­ciennes : Gas­ton Cla­ris, Notre École poly­tech­nique, Paris, Librai­ries-impri­me­ries réunies, 1895, p. 386.

Et un début d’analyse

La publi­ca­tion des don­nées s’interrompt à l’automne 1939. Elle ne reprend qu’en 1946 dans le nou­veau Bul­le­tin de l’Association des anciens élèves de l’École poly­tech­ni­que « AX », dans une rubrique « pro­fes­sion des parents » et non plus « des pères », même si, en l’absence de dis­tinc­tion, il doit bien s’agir plu­tôt des pro­fes­sions pater­nelles. La part des milieux popu­laires est tou­jours aus­si res­treinte. Les enfants d’ouvriers culminent à 4 en 1950, avant qu’un élar­gis­se­ment éphé­mère de la caté­go­rie à « ouvriers et arti­sans » ne per­mette d’arriver à 9 l’année suivante.

En 1952, les caté­go­ries sont ras­sem­blées par groupes, « pro­fes­sions libé­rales » (24), « chefs d’entreprises indus­trielles et com­mer­ciales » (45), « fonc­tion­naires civils et mili­taires et assi­mi­lés » (75), « employés de l’industrie et du com­merce » (43), avec les cadres supé­rieurs inclus, « arti­sans » (4), « exploi­tants agri­coles, ingé­nieurs agro­nomes » sic (6) et « ouvriers » (8).

En 1956, pour la pre­mière fois, un com­men­taire est appor­té : on se féli­cite que, alors que « l’an der­nier, les fils d’ouvriers n’étaient que 4, les fils d’artisans 3 et les fils employés 13 », « la “pro­mo­tion ouvrière” soit en sen­sible pro­grès », avec res­pec­ti­ve­ment 12, 7 et 19 [n° 64, novembre 1956]. Par ailleurs, les « attaches poly­tech­ni­ciennes » sont recen­sées dans un tableau qui donne le nombre d’élèves ayant un père, un grand-père, un arrière-grand-père, un frère, un grand-oncle, un oncle ou un cou­sin polytechnicien.

Une promotion sociale en deux temps ?

La publi­ca­tion de sta­tis­tiques sur le concours d’entrée s’interrompt en 1957, juste avant que le Bul­le­tin ne dis­pa­raisse. Elle n’est reprise sous une forme sem­blable que pour le concours de 1960 par La Jaune & la Rouge. Les « attaches poly­tech­ni­ciennes » se réduisent aux pères, grands-pères et arrière-grands-pères. L’année sui­vante, la pro­fes­sion des parents est pré­sen­tée dif­fé­rem­ment : la SAX explique avoir « esti­mé pré­fé­rable de suivre la clas­si­fi­ca­tion de l’Insee adop­tée par l’Éducation natio­nale, en la com­plé­tant, pour le détail, par des rubriques inté­res­sant plus par­ti­cu­liè­re­ment notre École » [n° 156, jan­vier 1962], comme les ingé­nieurs mili­taires ou des corps civils.

La Jaune et la Rouge, N° 156, janvier 1962, p. 27.
La Jaune et la Rouge, N° 156, jan­vier 1962, p. 27.

On uti­lise donc les caté­go­ries socio-pro­fes­sion­nelles comme « patrons de l’industrie et du com­merce », « pro­fes­sions libé­rales et cadres supé­rieurs », « cadres moyens », etc. Les enfants d’ouvriers, dis­tincts de ceux des contre­maîtres, ne sont que 4. Pour le concours 1965, un article sup­plé­men­taire est publié pour inté­grer la pro­fes­sion des grands-parents des élèves.

« 8 % seulement des élèves ont un père polytechnicien (promos 1967 et 1969) et 10 % pour la promotion 1968. »

Par­tant du constat qu’« un nombre trop réduit d’élèves pro­vient des milieux pay­sans et ouvriers », la revue s’est inter­ro­gée « si par­mi les parents cer­tains ne seraient pas eux-mêmes d’une pro­ve­nance ouvrière par leurs parents, ce qui mon­tre­rait que “la pro­mo­tion sociale”, selon l’expression usuelle, se ferait en deux temps » [n° 203, avril 1966]. Mal­gré des don­nées obte­nues de l’École un peu lacu­naires, elle se féli­cite que « dans la caté­go­rie “ouvriers”, on trouve 52 élèves ayant un ouvrier par­mi leurs grands-parents, alors qu’on en trouve seule­ment 10 ayant un ouvrier pour père » ; de même, on compte 36 grands-pères « fer­miers » contre 2 pères.

La Jaune et la Rouge, N° 203, Avril 1966, p. 31.
La Jaune et la Rouge, N° 203, Avril 1966, p. 31.

L’observation d’une « pro­mo­tion sociale en deux temps » est renou­ve­lée avec insis­tance dans les années sui­vantes. Dans le contexte de Mai 1968, un tel constat ne peut pas faire de mal. En 1969, la revue sou­ligne aus­si com­bien « l’opinion cou­rante se trompe lorsqu’elle pré­tend qu’on est “poly­tech­ni­cien de père en fils”. On constate que 8 % seule­ment des élèves ont un père poly­tech­ni­cien (pro­mos 1967 et 1969) et 10 % pour la pro­mo­tion 1968 » [n° 243, décembre 1969]. Un phé­no­mène qui était aupa­ra­vant un sujet de fier­té tend main­te­nant à être mini­mi­sé, en oubliant qu’il reste très supé­rieur à sa pro­ba­bi­li­té sta­tis­tique rap­por­tée à l’ensemble des nais­sances, qui est de moins d’un pour mille.

La prise de conscience

Il faut croire que ces résul­tats, même euphé­mi­sés, ne sont plus avouables, puisque la publi­ca­tion aus­si bien des pro­fes­sions paren­tales que des attaches poly­tech­ni­ciennes s’interrompt dans La Jaune & la Rouge après le concours de 1971. Le sujet ori­gine sociale dis­pa­raît lit­té­ra­le­ment de la revue dans les décen­nies sui­vantes. Les don­nées existent pour­tant tou­jours. Deux cher­cheurs de la direc­tion de l’évaluation et de la pros­pec­tive du minis­tère de l’Éducation natio­nale les obtiennent de l’École pour les pro­mo­tions 1973–1977, 1981–1985 et 1989–1993, aux fins d’une étude com­pa­ra­tive avec HEC, l’ENS et l’ENA [Euriat, Thé­lot, 1995].

Dans son rap­port au Pre­mier ministre sur l’École en 2015, Ber­nard Atta­li consacre un déve­lop­pe­ment à l’uniformité sociale des pro­mo­tions. Il constate que, « depuis 15 ans, plus de 70 % des parents de poly­tech­ni­ciens exercent une pro­fes­sion de cadres supé­rieurs (ingé­nieurs, cadres, ensei­gnants, etc.), et à peine 1 % viennent de milieux ouvriers ». Il relève aus­si « la dis­cri­mi­na­tion qu’opère le concours de l’X vis-à-vis des bour­siers : s’ils repré­sentent 33 % des ins­crits, ils ne sont plus que 17 % des admis­sibles et 13 % des entrants ».

« À peine 1 % des élèves viennent de milieux ouvriers. »

S’il constate que l’École n’est pas hos­tile à un accrois­se­ment de la diver­si­té sociale, il regrette qu’elle ne donne pas « l’impression d’y mettre tous les moyens ». Il salue les « remar­quables efforts menés par quelques élèves de l’X qui par­ti­cipent aux ini­tia­tives “Trem­plin” ou “Une Grande École pour­quoi pas moi” pour sen­si­bi­li­ser aux études supé­rieures des élèves doués de lycées défa­vo­ri­sés », mais il déplore que ces ini­tia­tives, dont La Jaune & la Rouge s’est à plu­sieurs reprises fait l’écho, res­tent « iso­lées ». Il pro­pose de déve­lop­per les opé­ra­tions de com­mu­ni­ca­tion, dans les­quelles l’École devrait s’impliquer davan­tage, auprès des classes pré­pa­ra­toires dans les zones d’éducation prio­ri­taire, et de créer à Saclay « une classe pré­pa­ra­toire “type éga­li­té des chances” ».

Au même moment, un ensei­gnant de classes pré­pa­ra­toires regrette dans La Jaune & la Rouge la faible part de bour­siers : « Je trouve gênant pour un pays démo­cra­tique que les futurs hauts déci­deurs de l’État et des grandes entre­prises ne pro­viennent en majo­ri­té que de milieux aisés et ne connaissent pas la situa­tion concrète, notam­ment finan­cière, de la majo­ri­té des Fran­çais » [Michel Renard, n° 703, mars 2015].

Répartition par PCS (en %) des élèves du cycle ingénieur et de la population française, sur trois périodes.
Répar­ti­tion par PCS (en %) des élèves du cycle ingé­nieur et de la popu­la­tion fran­çaise, sur trois périodes.

Des résultats insuffisants

Ce n’est qu’en 2019 que la direc­tion de l’École s’empare du pro­blème, tout en rap­pe­lant que le dés­équi­libre n’a pas signi­fi­ca­ti­ve­ment aug­men­té et que le « filtre social » démarre bien en amont dans la sco­la­ri­té [n° 751, jan­vier 2020]. La Jaune & la Rouge publie alors pour la pre­mière fois depuis près de cin­quante ans des don­nées pré­cises sur la répar­ti­tion par caté­go­ries socio-pro­fes­sion­nelles des élèves, celles de la pro­mo­tion 2018 com­pa­rée à 1992 et à 1965. Les pères cadres et pro­fes­sions intel­lec­tuelles supé­rieures repré­sentent 69,8 %, pour une part de 18,4 % de la popu­la­tion fran­çaise, contre 0,4 % pour les ouvriers qui sont 20,9 %.

Dans un rap­port remis aux minis­tères des Armées et de l’Enseignement supé­rieur, la direc­tion prend l’engagement de dou­bler le nombre de bour­siers admis dans le cycle ingé­nieur en dix ans, en pas­sant de 50 à 100 ; cette aug­men­ta­tion repo­se­rait sur l’augmentation des effec­tifs de la filière uni­ver­si­taire, moins inéga­li­taire, sur l’attribution de boni­fi­ca­tions au concours pour les bour­siers redou­blants, sur l’augmentation du taux de bour­siers dans les meilleures classes pré­pa­ra­toires, etc. Cet objec­tif per­met­trait d’atteindre la part des bour­siers dans les écoles d’ingénieurs (22 %), à défaut de celle dans l’ensemble de l’enseignement supé­rieur (38 %).

Force est de consta­ter que ce jeu à la marge, avec une dis­cri­mi­na­tion posi­tive qui ne dit pas son nom, pro­duit pour l’instant des résul­tats incer­tains : la part des bour­siers admis stagne à une moyenne de 11,4 % de 2019 à 2023, contre une moyenne de 13,0 % dans les cinq années pré­cé­dentes. La filière uni­ver­si­taire stagne à 29 entrants en 2022 et 2023 et le volon­ta­risme affiche ses limites. Le débat reste à mener sur la pos­si­bi­li­té d’un véri­table changement.


Bibliographie :

  • Bru­no Bel­hoste, La For­ma­tion d’une tech­no­cra­tie. L’École poly­tech­nique et ses élèves de la Révo­lu­tion au Second Empire, Paris, Belin, 2003. 
  • Gas­ton Cla­ris, Notre École poly­tech­nique, Paris, Librai­ries-impri­me­ries réunies, 1895.
  • Michel Euriat, Claude Thé­lot, « Le recru­te­ment social de l’élite sco­laire en France. Évo­lu­tion des inéga­li­tés de 1950 à 1990 », Revue fran­çaise de socio­lo­gie, 36–3, 1995, p. 403–438.
  • Ambroise Four­cy, His­toire de l’École poly­tech­nique, Paris, École poly­tech­nique, 1828. 
  • Gas­ton Pinet, His­toire de l’École poly­tech­nique, Paris, Bau­dry & Cie, 1887. 

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