Robert Dautray (X49)

Robert Dautray (X49) l’incarnation de la science et de la technologie

Dossier : ExpressionsMagazine N°797 Septembre 2024
Par Bernard ESAMBERT (54)

Né à Paris le 1er février 1928, d’un père bié­lo­russe et de mère ukrai­nienne venus en France au début du XXe siècle, Robert Dau­tray est décé­dé l’été der­nier. Dans son livre de sou­ve­nirs Une vie d’influence (Flam­ma­rion), Ber­nard Esam­bert qui l’a bien connu a fait son por­trait et nous a auto­ri­sés à le publier ici.

Je le croi­sais par­fois avec une dévo­tion qu’expliquait le carac­tère hors du com­mun du per­son­nage. Nous étions quelques-uns à connaître une légende que nous nous racon­tions sous le bois­seau avec recueille­ment : celle d’un ber­ger qui, avec la com­pli­ci­té de quelques ensei­gnants, aurait suc­ces­si­ve­ment inté­gré les Arts et Métiers et l’École poly­tech­nique, en qua­li­té de major, pour décou­vrir quelques années plus tard les mys­tères de la bombe H.

Bref, une très belle his­toire d’ascenseur social, exem­plaire par la déni­ve­lée qu’elle avait fait fran­chir, en quelques petites décen­nies, à un gamin que tout condam­nait à une car­rière ano­nyme. Ce gamin était deve­nu aca­dé­mi­cien des sciences. Son épouse et la mienne avaient sym­pa­thi­sé sur le thème de l’épilepsie dont était atteint mon fils et nous nous ren­con­trions dans son vieil appar­te­ment de l’île Saint-Louis dont le côté magique affi­chait la pré­destination. Cet appar­te­ment et son annexe au rez-de-chaus­sée du même immeuble don­nant sur une cour dis­crète – caverne d’Ali Baba du scien­ti­fique avec ses boi­se­ries sombres et aus­tères – ne pou­vaient être occu­pés que par un grand scien­ti­fique. Son bureau et sa mez­za­nine abri­taient d’innombrables édi­tions ori­gi­nales des grands écrits scien­ti­fiques mon­diaux et une com­pi­la­tion de tout ce qui s’était écrit sur la phy­sique des par­ti­cules et la cli­ma­to­lo­gie au cours des der­nières décennies.

C’est dans ce bureau que Robert Dau­tray avait fait verbe cette légende, en écri­vant ses mémoires chez Odile Jacob. Et la réa­li­té était pour une fois plus belle que la légende. L’auteur y racon­tait son enfance et son ado­les­cence dans cette France occu­pée puis libé­rée d’une oppres­sion dont il faillit être une bien jeune vic­time. Dans cet hymne d’amour à des parents et à une nation qui fit de lui un Fran­çais de cœur, d’esprit et de rai­son, il racon­tait que, mena­cé par les rafles dès 1941, car fils de deux parents immi­grés juifs, il attei­gnit grâce à sa mère la zone libre pen­dant que son père res­té à Paris fut dépor­té et dis­pa­rut à Auschwitz.

Par la grâce d’une famille méri­dio­nale, le jeune Robert devint un ber­ger qui fré­quen­ta la terre du trou­peau et le ciel des astres, jusqu’au moment où l’amour de la science et de la tech­no­lo­gie le condui­sit à pré­pa­rer les Arts et Métiers dont il pas­sa en blouse bleue, brillam­ment, le concours en audi­teur libre. Il y apprit les savoirs et les savoir-faire pour fabri­quer des machines et sur­tout il y décou­vrit le milieu des com­pa­gnons et de la fra­ter­ni­té du travail.

Peu de temps après, sous la pres­sion de l’un de ses pro­fes­seurs, il inté­gra l’X, tou­jours en tête de sa pro­mo­tion, dont il igno­rait l’existence quelques mois aupa­ra­vant. Ses nou­veaux condis­ciples le frap­pèrent par leur culture, qu’il ne mit pas long­temps à éga­ler. Les portes de la Science lui étaient ouvertes et, gui­dé par ses maîtres, il com­men­ça à « sou­le­ver un coin du voile », selon l’expression d’Einstein. Dès lors, la science accom­pa­gnée de la tech­no­lo­gie, qu’il apprit à conju­guer grâce à sa double for­ma­tion, devint une com­pagne exi­geante dont il fal­lait sur­veiller les usages dévoyés. C’est ain­si qu’il plai­da plus tard avec vigueur pour un ren­for­ce­ment des moyens et des pou­voirs de l’Agence inter­na­tio­nale de l’énergie ato­mique et en faveur d’un puis­sant effort de recherche sur l’effet de serre.

À sa sor­tie de l’X, il se fit déta­cher très rapi­de­ment du corps des Mines dont il appré­ciait la taille humaine, pour entrer dans le nucléaire où il se vit char­gé d’établir le cahier des charges scien­ti­fique du pre­mier réac­teur à haut flux de neu­trons, puis de le construire. C’est alors que, dans l’antichambre de la direc­tion des appli­ca­tions mili­taires (DAM) du Com­mis­sa­riat à l’énergie ato­mique, sous la pres­sion d’un ardent patrio­tisme, il com­men­ça à étu­dier la théo­rie de la bombe thermo­­nucléaire pour prendre ensuite les rênes scien­ti­fiques de sa construction.

La réus­site de la cam­pagne d’essais de 1968 lui per­mit, écrit-il avec modes­tie, d’éprouver la satis­fac­tion de celui qui sut coor­don­ner de nom­breuses équipes pour doter notre pays de la bombe H, scien­ti­fi­que­ment et techno­logiquement sin­gu­liè­re­ment plus com­plexe que la bombe ato­mique « classique ».

Dès lors, les étapes de sa car­rière s’en­chaînèrent : minia­tu­ri­sa­tion des armes nucléaires, direc­tion scien­ti­fique de la DAM puis du Com­mis­sa­riat à l’énergie ato­mique, haut-com­mis­saire à l’énergie ato­mique… Tan­dis qu’il déchif­frait la stra­té­gie scien­ti­fique des lasers, des machines à cal­cu­ler, du spa­tial ; qu’il décli­nait les mathé­ma­tiques uti­li­sées avec une incroyable adap­ta­bi­li­té pour expri­mer la phy­sique fon­da­men­tale (domaine dans lequel il écri­ra avec un mathé­ma­ti­cien une somme qui sert de bré­viaire aux phy­si­ciens des particules).

L’Académie des sciences lui ouvrit ses portes, la vieille dame du quai Conti lui ayant orga­ni­sé une élec­tion de maré­chal. Il s’intéressa aux déchets nucléaires, à l’effet de serre avant bien d’autres. Nous créâmes ensemble, vers la fin des années 1980, des diplômes d’études appro­fon­dies (DEA) sur ce thème quand je déve­lop­pais une école doc­to­rale à l’École poly­tech­nique. J’eus une autre occa­sion de mesu­rer toute la palette des connais­sances scien­ti­fiques de l’auteur quand, pré­sident du conseil d’administration de cette école, j’introduisis la bio­lo­gie dans le tronc com­mun des études, comme je l’ai évo­qué plus tôt.

C’est à Robert Dau­tray que je deman­dai de super­vi­ser la réduc­tion du volume des autres ensei­gne­ments scien­ti­fiques afin de faire de la place à cette nou­velle discipline.

Mais un homme ne se réduit pas à une car­rière. Pour Robert Dau­tray, le rôle que l’on tient dans la vie est fait d’amour des autres, de leur ren­contre, de l’élan, de l’énergie avec les­quels on res­pecte la digni­té d’un être humain quel qu’il soit, de luci­di­té pour com­prendre et sai­sir la main que l’on vous tend. Son ouvrage est aus­si un hymne à sa Nation. La France, par ses valeurs offertes à l’intelligence et à la sen­si­bi­li­té des hommes, a su sus­ci­ter chez lui une pas­sion qui vaut bien toutes les lois du sol et du sang.

Inutile de dire que ce par­cours de grand scien­ti­fique et d’humaniste me fas­ci­nait. Je pas­sais des heures dans son bureau à com­pul­ser avec lui les grands écrits scien­tifiques. Pour lui comme pour moi, la science et la tech­no­lo­gie avaient façon­né nos civili­sations et nous avions même pro­je­té d’écrire ensemble un livre sur ce thème, dont nous avions bâti le plan détaillé des pre­miers cha­pitres. Les avan­cées de la bio­lo­gie et de la neu­ro­lo­gie ne le lais­saient pas indif­fé­rent. Il col­lec­tion­nait tous les écrits de nature scien­ti­fique sur ces deux thèmes et cela créait une pas­se­relle de plus entre nous. Quand je rédi­geais un pro­jet d’article, je ne man­quais pas de le lui sou­mettre et de noter pré­cieusement ses réac­tions. Je le consi­dé­rais comme l’incarnation du savant et du techno­logue. Il me prê­tait, par­tout où j’étais pas­sé, un talent de réfor­ma­teur auquel je finis­sais par croire grâce à la magie de ses petits mots manus­crits d’une grande den­si­té, dont j’avais pu appré­cier le dis­cer­ne­ment sur d’autres sujets.

J’en parle au pas­sé alors qu’il est bien vivant, et pour encore long­temps je l’espère, car il lui reste tant à nous apprendre grâce à son inlas­sable curio­si­té et à l’épaisseur de ses connaissances.

En juin 2007, à l’occasion de la recen­sion que j’avais faite de son ouvrage Mémoires. Du Vél’ d’Hiv à la bombe H, j’avais écrit : « Vive l’École poly­tech­nique qui per­met à des des­tins comme celui de Robert Dau­tray de s’accomplir. »

La tra­di­tion de la Répu­blique fran­çaise en faveur de la méri­to­cra­tie y avait été aus­si pour beau­coup. J’aimerais bien des­si­ner un écus­son qui sym­bo­li­se­rait cette France que j’estime et que j’aime, que je por­te­rais reli­gieu­se­ment lors de mes ren­contres avec tous les Robert Dau­tray. Un peu comme les pré­si­dents des États-Unis portent l’écusson de leur pays lors de leurs sor­ties officielles. 

Poster un commentaire