Le collège de France et la X au XIXe siècle

Le Collège de France et les X au XIXe siècle : le savant et le politique

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°797 Septembre 2024
Par Antoine COMPAGNON (X70)

En juin der­nier, Antoine Com­pa­gnon a rap­pe­lé la place occu­pée au XIXe siècle par les poly­tech­ni­ciens au Col­lège de France, dans le contexte d’une lente mon­tée en puis­sance des chaires scien­ti­fiques. Il s’intéresse ici à cer­tains d’entre eux, notam­ment sous l’angle des vicis­si­tudes liées au contexte poli­tique de la période.

Quelques-uns des poly­tech­ni­ciens ayant été pro­fes­seurs au Col­lège de France au XIXe siècle méritent un signa­le­ment par­ti­cu­lier, car leur nomi­na­tion au Col­lège illustre la place cen­trale occu­pée par l’éta­blissement dans l’histoire poli­tique de la France de ce siècle, aux nom­breux rebondissements.

Jean-Baptiste Biot (1774-1862) par Henri Victor Regnault, 1851. Philadelphia Museum of Art.
Jean-Bap­tiste Biot (1774−1862) par Hen­ri Vic­tor Regnault, 1851. Phi­la­del­phia Museum of Art.

Jean-Baptiste Biot

Jean-Bap­tiste Biot (1774−1862), élève de la pre­mière pro­mo­tion de l’École poly­tech­nique en 1794, se pré­sen­ta à l’assemblée le 30 fri­maire an IX (21 décembre 1800) avec à la main sa lettre de nomi­na­tion à la chaire de phy­sique mathé­ma­tique signée par le Pre­mier consul. Lefèvre-Gineau, l’administrateur, pro­fes­seur de phy­sique expé­ri­men­tale, l’avait recom­man­dé à Jean-Antoine Chap­tal, ministre de l’Intérieur mais aus­si grand scien­ti­fique, en lui annon­çant la démis­sion de Cou­sin, deve­nu séna­teur. Chap­tal avait aus­si reçu une lettre de Cou­sin lui-même en faveur de Biot, alors assis­tant de Pierre-Simon de Laplace au Bureau des lon­gi­tudes et exa­mi­na­teur d’admission à l’École poly­tech­nique. Ain­si se fai­saient sim­ple­ment les nomi­na­tions, mais Biot ne démé­ri­ta pas. Élu à l’Académie des sciences dès 1803, membre de l’Observatoire et du Bureau des lon­gi­tudes, proche de Fran­çois Ara­go, il fut aus­si pro­fes­seur d’astronomie phy­sique à la facul­té des sciences.

Ses rela­tions se dété­rio­rèrent avec Ara­go, qui l’accusa plus tard de pla­giat, selon Joseph Ber­trand : « Biot pré­sen­tait à l’Académie un pro­jet ou une inven­tion, rela­tive, je crois, à la pho­to­mé­trie. Ara­go l’interrompit pour récla­mer la prio­ri­té de prin­cipe. » Une enquête fut aus­si­tôt lan­cée : « Quand les deux com­mis­saires, dont j’ai su les noms, revinrent, une heure après, confir­mer les asser­tions d’Arago, Biot était par­ti, et res­ta deux ans sans reve­nir. » Cela ne l’empêcha pas d’être élu à l’Académie fran­çaise en 1856 pour ses tra­vaux sur l’astronomie des Égyp­tiens et d’occuper la chaire du Col­lège de 1801 à 1862, durant soixante et un ans, ce qui n’est pas le record.

Nomination de Binet, 23 novembre 1823.
Nomi­na­tion de Binet, 23 novembre 1823.

Jacques-Philippe Binet

Jacques-Phi­lippe Binet (1786−1856), poly­tech­ni­cien de la pro­mo­tion 1804, ingé­nieur des Ponts et Chaus­sées, répé­ti­teur de géo­mé­trie des­crip­tive, puis pro­fes­seur de méca­nique (1815) et ins­pec­teur des études (1816) à l’École poly­tech­nique, fut nom­mé en 1823 à la chaire d’astronomie du Col­lège après le décès de Delambre. Cette nomi­na­tion fut le fait du prince, tan­dis que la Res­tau­ra­tion se dur­cis­sait sous le minis­tère ultra de Joseph de Vil­lèle. Ara­go ayant été sol­li­ci­té, mais s’étant désis­té, le Col­lège s’était en effet pro­non­cé à l’unanimité, lors de l’assemblée du 17 novembre 1822, en faveur du sup­pléant de Delambre, Claude-Louis Mathieu, poly­technicien de la pro­mo­tion 1803, ingé­nieur des Ponts et Chaus­sées. Mathieu, fils d’un menui­sier, for­mé par Delambre depuis son enfance, par­ta­geait les idées répu­bli­caines d’Arago, son cama­rade de pro­mo­tion et ami, dont il venait d’épouser la sœur en 1821. L’Académie des sciences avait approu­vé le choix du Collège.

Or la nomi­na­tion de Binet par ordon­nance royale du 29 juin 1823 fut annon­cée à l’assemblée du 23 novembre. Binet était en effet un catho­lique dévoué aux Bour­bons, comme son ami Augus­tin Cau­chy, de la pro­mo­tion 1805, lui aus­si ingé­nieur des Ponts et Chaus­sées. Il fut donc impo­sé par le ministre de l’Intérieur, Jacques-Joseph Cor­bière, après six mois d’hésitation, sous la pres­sion de Mgr Denis Frays­si­nous, évêque d’Hermopolis, grand maître de l’Université, bien­tôt ministre des Affaires ecclé­sias­tiques et de l’Instruction publique en 1824, puis ministre des Cultes dans le gou­ver­ne­ment Mar­ti­gnac en 1828.

“Les associations savantes doivent-elles être traitées comme les conseils des prisons et comme les sociétés d’agriculture ?”

L’affaire fit du bruit. Le Consti­tu­tion­nel du 26 juillet 1823 la relate en détail et conclut : « Les asso­cia­tions savantes doivent-elles être trai­tées comme les conseils des pri­sons et comme les socié­tés d’agriculture ? » L’Oriflamme du 27 juillet 1823, feuille légi­ti­miste, don­na en revanche rai­son au pou­voir : « Nous avons vu pro­fes­ser au Col­lège de France des doc­trines si extra­or­di­naires, qu’il est assez juste de lais­ser aux ministres du Roi le soin de confier l’enseignement aux hommes qu’ils en jugent les plus capables et les plus dignes. »

Souvenirs de collègue

Dans ses « Sou­ve­nirs aca­dé­miques », Joseph Ber­trand remarque que, à la suite de cette affaire, Binet fut long­temps bar­ré à l’Académie des sciences : « La recom­man­da­tion d’un ministre du Roy n’était pas rare dans les élec­tions ; on a même cité des menaces, quelques-unes sui­vies d’effet ; mais de telles inter­ven­tions exci­taient l’indignation et dimi­nuaient les chances du can­di­dat trop indis­crè­te­ment pro­té­gé. On peut rap­pe­ler l’exemple de Binet. Très favo­ri­sé par l’évêque d’Hermopolis, et vive­ment recom­man­dé par le ministre de l’Intérieur, il a échoué sous la Res­tau­ra­tion, et à plu­sieurs reprises, dans cha­cune des sec­tions de géo­mé­trie et de méca­nique, pour être élu enfin en 1843, en dehors de toute influence poli­tique ou clé­ri­cale, trente ans après sa pre­mière can­di­da­ture contre Poin­sot, Ampère et Cauchy. »

Des rancunes tenaces

Ce ne fut pas tout. À la suite de la nomi­na­tion de Binet, l’administrateur du Col­lège depuis 1800, Lefèvre-Gineau, ins­pec­teur géné­ral de l’Université et baron d’Empire en 1808, dépu­té des Ardennes de 1807 à 1815, à nou­veau dépu­té de 1820 à 1824, sié­geant avec l’opposition libé­rale, fut révo­qué le 30 décembre 1823 et rem­pla­cé par Antoine-Isaac Sil­vestre de Sacy, pro­fes­seur de per­san, en meilleurs termes avec un régime qui l’avait fait baron. Quant à Binet, son tour vint quand il fut démis de ses fonc­tions d’inspecteur des études à l’École poly­tech­nique après la révo­lu­tion de Juillet. Il n’en était pas moins un savant hono­rable qui publia un grand nombre de mémoires sur la méca­nique, les mathé­ma­tiques et l’astronomie, notam­ment dans le Jour­nal des mathé­ma­tiques pures et appli­quées, dit Jour­nal de Liou­ville, même si, comme le signale Joseph Ber­trand, il dut patien­ter long­temps à la porte de l’Académie des sciences.

Joseph Liouville (1809-1882), par sa fille Marie, 1868.
Joseph Liou­ville (1809−1882), par sa fille Marie, 1868.

Joseph Liouville

Le régime avait chan­gé à deux reprises en 1830 et en 1848, mais l’ambiance fut tout aus­si ten­due lorsque Joseph Liou­ville (1809−1882), poly­tech­ni­cien de la pro­mo­tion 1825, ingé­nieur des Ponts et Chaus­sées, fut élu d’extrême jus­tesse en 1851 à la chaire de mathé­ma­tiques, contre Cau­chy, de la pro­mo­tion 1805, autre ingé­nieur des Ponts et Chaus­sées. Le titu­laire pré­cé­dent, nom­mé en 1843 à la suc­ces­sion de Lacroix, était l’aristocrate ita­lien, mathé­ma­ti­cien biblio­phile, ou biblio­mane, Gugliel­mo Bru­tus Ici­lius Time­leone Libri-Caruc­ci dal­la Som­ma­ja (1803−1869), dit en fran­çais Guillaume Libri ou le comte Libri. Accu­sé de nom­breux vols de manus­crits et de livres rares dans diverses biblio­thèques publiques fran­çaises, il se fai­sait rem­pla­cer depuis 1846, il avait fui à Londres en février 1848, alors que son affaire s’ébruitait dans la presse, et il venait d’être condam­né par contu­mace à dix années de réclu­sion par la cour d’assises de Paris le 22 juin 1850.

Lors de l’assemblée du 15 novembre 1850, la chaire fut décla­rée vacante par un décret signé du pré­sident de la Répu­blique, Louis-Napo­léon Bona­parte, et la lettre par laquelle Liou­ville se por­tait can­di­dat fut lue à l’assemblée par l’administrateur, le phi­lo­sophe Jules Bar­thé­le­my-Saint-Hilaire (fils pré­su­mé de Napo­léon Ier, rap­pe­lons-le). Binet se décla­ra aus­si­tôt « auto­ri­sé par M. Cau­chy à pro­po­ser sa can­di­da­ture ». Binet et Cau­chy étaient de proches amis (pro­mo­tions 1804 et 1805), tous deux ardents légi­ti­mistes et catho­liques ultra­mon­tains, et Cau­chy adres­sa en effet une lettre de can­di­da­ture à l’administrateur le 18 novembre 1850.

Contre Cauchy

Liou­ville et Cau­chy avaient été déjà can­di­dats en juin 1843, quand le comte Libri, sou­te­nu par Biot, avait été élu au troi­sième tour d’un scru­tin ser­ré (Liou­ville avait obte­nu une majo­ri­té rela­tive au deuxième tour). « Libri, très jeune alors, pou­vait deve­nir un géo­mètre. Il a ces­sé d’étudier, non de pro­duire. Pour ne pas se lais­ser oublier, comme on en donne sou­vent le conseil, il écri­vit des mémoires insi­gni­fiants d’abord, puis mau­vais, et enfin ridi­cules », rap­pel­le­ra Joseph Ber­trand dans ses « Sou­ve­nirs aca­dé­miques ». Cau­chy, sup­pléant régu­lier de Biot dans la chaire de phy­sique mathé­ma­tique de 1817 à 1830, pro­fes­seur d’analyse à l’École poly­tech­nique, avait refu­sé de prê­ter ser­ment après la révo­lu­tion de Juillet et s’était exi­lé. Il s’était même ins­tal­lé à Prague auprès de Charles X en 1833, pour ensei­gner les sciences au futur Hen­ri V, « l’enfant du miracle ».

À son retour d’exil en 1838, il s’était tenu à l’écart jusqu’à la révo­lu­tion de 1848, à la suite de laquelle, le ser­ment de loyau­té n’étant plus exi­gé, il avait été élu en 1849 à la chaire d’astronomie mathé­ma­tique de la facul­té des sciences. Liou­ville, lui, d’opinion démo­cra­tique modé­rée, avait été membre de l’Assemblée natio­nale consti­tuante élue en avril 1848, mais n’avait pas été réélu à l’Assemblée légis­la­tive en mai 1849, scru­tin qui vit le triomphe du par­ti de l’Ordre. Le contraste étant donc patent entre les deux rivaux, que vingt années, une géné­ra­tion, sépa­raient en outre, et l’assemblée du 25 novembre 1850 fut cer­tai­ne­ment l’une des plus ner­veuses dans l’histoire du Collège.

Augustin Cauchy (1789-1857), Sceaux, musée de l’Île-de-France.
Augus­tin Cau­chy (1789−1857), Sceaux, musée de l’Île-de-France.

Un excellent mathématicien

Sur vingt-deux votants, au pre­mier tour, Cau­chy recueillit onze voix et Liou­ville dix ; Cau­chy avait obte­nu la majo­ri­té abso­lue des suf­frages expri­més, mais non pas celle des votants ; il y eut donc un second tour et, cette fois-ci, sur vingt-trois votants au lieu de vingt-deux, Liou­ville recueillit douze voix tan­dis que Cau­chy en conser­vait onze. Ain­si Cau­chy ne fut-il pas élu au Col­lège de France, ce qui paraî­tra regret­table, mais la nomi­na­tion de Binet contre Mathieu sous la Res­tau­ra­tion fut pour ain­si dire cor­ri­gée. Liou­ville n’en était pas moins un excellent mathé­ma­ti­cien, le fon­da­teur du Jour­nal des mathé­ma­tiques pures et appli­quées, dit Jour­nal de Liou­ville, en 1836, qu’il diri­gea jusqu’en 1874.

« Cauchy ne fut-il pas élu au Collège de France. »

Élu à l’Académie des sciences en 1839, pro­fes­seur d’analyse à l’École poly­tech­nique de 1839 à 1850, pro­fes­seur de méca­nique à la facul­té des sciences à par­tir de 1857, il publia les Œuvres mathé­ma­tiques d’Évariste Galois dans son Jour­nal en 1846 et édi­ta l’Appli­ca­tion de l’analyse à la géo­mé­trie de Monge en 1849. Il s’illustra par des tra­vaux en théo­rie des nombres, en géo­mé­trie dif­fé­ren­tielle et en topo­lo­gie dif­fé­ren­tielle, mais aus­si en phy­sique mathé­ma­tique et en astro­no­mie, et il tint sa chaire du Col­lège jusqu’à sa mort en 1882, durant trente et un ans.

Sous la IIIe Répu­blique, l’engagement poli­tique des pro­fes­seurs ne ces­sa point, en sciences comme en lettres. Pen­sons à Mar­ce­lin Ber­the­lot, can­di­dat aux élec­tions légis­la­tives en 1871, séna­teur inamo­vible en 1881, ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts en 1886–1887, ministre des Affaires étran­gères en 1895–1896, défen­seur de Zola dans l’affaire Drey­fus. À l’autre bord, sur les treize pro­fes­seurs de sciences en 1898, trois, dont deux anciens poly­tech­ni­ciens, figu­rèrent par­mi les pre­miers adhé­rents à l’antidreyfusarde Ligue de la patrie fran­çaise : Camille Jor­dan, X 1855, Pierre Laf­fitte et Hen­ry Le Cha­te­lier, X 1869 (ain­si que Georges Hum­bert, X 1877, pro­fes­seur d’analyse à Poly­tech­nique, élève et futur suc­ces­seur de Jordan).

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