Luc Angerand

Luc Angerand (X82), le pilotage, envers et contre tout

Dossier : TrajectoiresMagazine N°798 Octobre 2024
Par Jérôme BASTIANELLI (X90)

Après avoir réa­li­sé un rêve de jeu­nesse, Luc Ange­rand a failli le voir détruit en rai­son d’un grave pro­blème de san­té. Mais sa téna­ci­té donne un exemple de ce que la volon­té peut obte­nir alors que tout sem­blait perdu…

Lorsqu’il était enfant, la pas­sion de Luc Ange­rand pour l’aviation naquit de la lec­ture des atlas, du goût pour la géo­gra­phie, de rêve­ries autour de pos­sibles voyages dans des contrées loin­taines. Mais, en rai­son de sa myo­pie, il pen­sait devoir renon­cer à embras­ser une car­rière de pilote de ligne. Il le devint pour­tant, et le demeu­ra mal­gré un han­di­cap bien plus grave : à qua­rante-neuf ans, en rai­son d’une mala­die géné­tique ayant entraî­né des pro­blèmes de coa­gu­la­tion san­guine, il dut être ampu­té d’un pied.

Un fort soutien familial

Puisqu’il esti­mait ne jamais pou­voir se retrou­ver dans un cock­pit, le jeune Luc Ange­rand, qui gran­dit à Tarbes puis à Paris, avait sui­vi les conseils d’orientation sco­laire don­nés par ses parents. Son père, Georges, lui-même poly­tech­ni­cien (pro­mo­tion 1949), venait d’une famille d’ouvriers, son propre père ayant com­men­cé comme char­bon­nier-bûche­ron dans la Nièvre avant de deve­nir che­mi­not et res­pon­sable syndical. 

Quant à sa mère, Renée, biblio­thé­caire et ensei­gnante, qui avait quit­té son tra­vail pour s’occuper de ses quatre enfants, elle avait vis-à-vis des grandes écoles une sorte de revanche à prendre : son propre père, entré à Ulm en 1921, en avait été exclu pour avoir un peu trop acti­ve­ment par­ti­ci­pé aux mani­fes­ta­tions de sou­tien à Sac­co et Van­zet­ti. C’est elle qui, sans même lui en par­ler, était allée à Louis-le-Grand pour véri­fier si le bul­le­tin sco­laire de son fils lui per­met­trait de lui ouvrir les portes du pres­ti­gieux éta­blis­se­ment et pour reti­rer tous les for­mu­laires pour son ins­crip­tion. Il accep­ta de bonne grâce de les rem­plir, ce qui lui réus­sit fort bien puisqu’il inté­gra l’X en 32, en 1982. 

Luc effec­tua alors son ser­vice mili­taire dans l’artillerie anti­aé­rienne : un psy­cha­na­lyste y ver­rait sans doute une volon­té incons­ciente de détruire défi­ni­ti­ve­ment le rêve de deve­nir pilote, mais ce choix s’explique, plus sim­ple­ment, par le fait que l’école d’application se trou­vait à Nîmes, où le jeune homme avait des attaches. De sa sco­la­ri­té à Poly­tech­nique, en sec­tion avi­ron, Luc Ange­rand ne garde pas de sou­ve­nirs très enjoués : il avoue avoir été un élève un peu à l’écart. « J’étais en plein coming out gay et je consi­dé­rais à l’époque qu’il valait mieux res­ter dis­cret au sein de l’école », explique-t-il. Son clas­se­ment lui per­mit ensuite de se rap­pro­cher des tar­macs, puisqu’il entra dans le corps des ingé­nieurs de l’aviation civile.

Le pilotage, tout de même

À Tou­louse, son pre­mier contact avec les avions n’est pas très pro­met­teur : il se rend compte qu’il a peur de voler et obtient assez labo­rieu­se­ment son « bre­vet de base », sans aller plus loin. Pen­dant son pre­mier poste, les aéro­nefs deviennent même pour lui de simples plots sur un écran radar : il tra­vaille à un pro­jet d’automatisation du contrôle aérien en période de faible tra­fic. Nom­mé ensuite au Bureau enquêtes-acci­dents (BEA), il y prend ses fonc­tions au len­de­main du tris­te­ment célèbre acci­dent du mont Sainte-Odile. Il intègre immé­dia­te­ment les équipes mobi­li­sées sur cet évé­ne­ment, par­ti­cipe à de nom­breuses autres enquêtes et s’occupe éga­le­ment de la mise en place d’une base de don­nées euro­péenne sur la sécu­ri­té aérienne. 

Loin de l’angoisser, l’étude des catas­trophes le pousse au contraire à reprendre le pilo­tage et il réus­sit en quelques années à pas­ser tous les bre­vets qui mènent jusqu’à la qua­li­fi­ca­tion de pilote de ligne. Nous sommes alors en 2005, à une époque où la com­pa­gnie Aigle Azur connaît une forte croissance. 

Luc prend une dis­po­ni­bi­li­té et se retrouve copi­lote sur les A320 de cette com­pa­gnie spé­cia­li­sée sur les liai­sons entre la France et l’Afrique du Nord. Com­mence alors l’une des périodes les plus heu­reuses de sa vie. « L’atterrissage à Bejaia, entre mer et mon­tagne, quelle mer­veille ! Et l’arrivée à Madère, l’une des plus périlleuses qui soit ! Com­ment se las­ser de tout cela ? » Par ailleurs, à force d’aller en Égypte, il se prend de pas­sion pour les hié­ro­glyphes, en com­mence l’étude, s’intéresse à l’histoire de leur décou­verte. « À ce sujet, savez-vous que c’est un jeune poly­tech­ni­cien, Pierre Fran­çois Xavier Bou­chard, qui en 1799 a trou­vé la pierre de Rosette ? », nous demande-t-il en souriant. 

Malgré l’amputation

Et c’est alors que sur­vient le drame. Fin 2010, Luc Ange­rand res­sent des engour­dis­se­ments dans le pied droit. Il laisse un peu traî­ner les choses, et finit par s’inquiéter vrai­ment lorsqu’il ren­contre des dif­fi­cul­tés à mar­cher et que le membre devient froid. Après plu­sieurs semaines d’hospitalisation, le ver­dict tombe : il faut ampu­ter. S’ensuivent de longues semaines de réédu­ca­tion et des années, plus longues encore, avant de retrou­ver sa licence de pilote, grâce à une téna­ci­té de chaque ins­tant et en béné­fi­ciant d’une toute récente régle­men­ta­tion qui assou­plis­sait cer­taines normes médicales. 

« Le deuxième pilote amputé d’un membre inférieur autorisé à accéder aux commandes d’un avion commercial. »

Reve­nu au BEA comme direc­teur de cabi­net, il met en place une conven­tion avec les com­pa­gnies aériennes, per­met­tant aux enquê­teurs qua­li­fiés d’effectuer des heures de vol en leur sein – une conven­tion dont il peut lui-même béné­fi­cier, retrou­vant ain­si, pour quelques années, ses col­lègues d’Aigle Azur et les beau­tés de la Médi­ter­ra­née vue du ciel. Dans toute l’histoire de l’aviation civile fran­çaise, il sera le deuxième pilote ampu­té d’un membre infé­rieur auto­ri­sé à accé­der aux com­mandes d’un avion commercial.

Et l’Opéra !

Ado­les­cent, Luc Ange­rand rêvait éga­le­ment d’être comé­dien. Bien des années plus tard, il apprend que l’Opéra de Paris cherche des figu­rants han­di­ca­pés pour jouer dans Les Troyens de Ber­lioz, et le voi­là sur la scène de Bas­tille, pour illus­trer la ver­sion trau­ma­ti­sante du met­teur en scène Dmi­tri Tcher­nia­kov, qui place les Amours de Didon et Énée dans un centre de soins en psy­cho­trau­ma­to­lo­gie pour vic­times de guerre. 

Mal­gré les huées impres­sionnantes pro­vo­quées par cette pro­po­si­tion en effet pour le moins dis­cu­table, l’expérience le sédui­ra au-delà de toutes ses attentes, au point qu’il la renou­vel­le­ra en 2023, apparais­sant à nou­veau comme un sol­dat muti­lé dans le Lohen­grin ima­gi­né par Kirill Sere­bren­ni­kov. Pour éta­blir un lien sym­bo­lique avec l’aviation bien-aimée, on peut se rap­pe­ler ce que Bau­de­laire écri­vit pour décrire le célèbre pré­lude de l’opéra de Wag­ner : « Je conçus plei­ne­ment l’idée d’une âme se mou­vant dans un milieu lumi­neux, pla­nant au-des­sus et bien loin du monde naturel. »


Pour aller plus loin

Au sujet de la décou­verte de la pierre de Rosette, voir l’article d’Ahmed Yous­sef sur Pierre Fran­çois Xavier Bou­chard paru dans La Jaune et la Rouge n° 766 (juin 2021).

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