Plaisir de la musique
La vie d’un homme devrait être une marche solennelle au son d’une musique exquise…
Henry David Thoreau, Journal
Il est des musiques qui ont pour seule ambition de procurer à l’auditeur du plaisir au premier degré, plaisir dont il ne restera rien, l’écoute terminée. Il est aussi des musiques bien écrites mais ennuyeuses : celles-là sont à jeter au panier. Mais, si une pièce de musique vous apporte à la fois le plaisir sensuel et le raffinement d’une écriture complexe, élaborée, voire géniale, alors c’est le nirvana. Trois disques récents se situent dans cette catégorie rare.
Vienna, joyful apocalypse
La période qui a précédé l’effondrement programmé de l’Empire austro-hongrois a été merveilleusement décrite par Stefan Zweig dans Le Monde d’hier, Souvenirs d’un Européen. Au moment où l’on s’interroge avec inquiétude sur la pérennité de la civilisation européenne, l’évocation de cette période où les arts, et tout particulièrement la musique, avaient atteint un niveau inégalé de raffinement, et où l’on pressentait que tout cela allait disparaître bientôt, a un sens que l’on espère non prémonitoire.
C’est à cette évocation que le pianiste Aurélien Pontier consacre son disque Vienne, ‑l’Apocalypse joyeuse, un disque exceptionnel à plus d’un titre. Par le choix des pièces, dont la complexité subtile les situe au sommet de la musique tonale ; et par l’ébouriffante virtuosité de l’interprète. Écoutez le Concert paraphrase sur des thèmes de Johann Strauss II, écoutez la transcription par Rachmaninov du Liebesleid de Kreisler, la Valse oubliée en la mineur de Liszt, au total une quinzaine de pièces qui se clôt sur ce qu’Aurélien Pontier appelle « le tourbillon fatal » de La Valse de Ravel. Un pur bonheur, rare.
1 CD WARNER
Impressions parisiennes
Le quatuor est la forme reine de la musique de chambre. Le jeune et brillant Quatuor Van Kuijk a entrepris de transcrire pour quatuor diverses œuvres emblématiques de la musique française des années 1870–1945, toutes marquées par une écriture raffinée et des lignes mélodiques exquises, au premier plan desquelles six pièces de Francis Poulenc, qui pourraient constituer le quatuor que Poulenc n’a jamais écrit, dont Fêtes galantes, Fleurs, et bien entendu Les chemins de l’amour ; de Debussy la Petite Suite, de Ravel la Pavane pour une infante défunte, de Fauré quatre mélodies Les Berceaux, Clair de lune, Après un rêve, Mandoline, d’Erik Satie la chanson parodique Je te veux. Tout en étant rigoureusement fidèles à l’original, les transcriptions témoignent d’une recherche harmonique savante qui réjouit l’amateur éclairé. Ces pièces sont entrelardées de compositions du pianiste de jazz Baptiste Trotignon, créatives et bien en situation. Une heure de plaisir subtil.
1 CD ALPHA CLASSICS
Szymanowski par Jonathan Fournel
Szymanowski est encore relativement peu connu et peu joué. Il est pourtant un des compositeurs majeurs de la première moitié du xxe siècle. Sa musique, très originale, se situe proche de Scriabine et influencée par Chopin puis par Debussy. Jonathan Fournel a enregistré deux pièces majeures pour piano, qui datent du début du siècle : les Variations en si bémol mineur et les Variations sur un thème folklorique polonais. Szymanowski cultive la complexité tout en cherchant à séduire son auditoire. Sur le même CD, Jonathan Fournel interprète la Sonate n° 3 de Chopin en si mineur, une des plus belles interprétations que nous connaissions : clarté, absence de pathos. Courez découvrir Szymanowski – et redécouvrir Chopin.
1 CD ALPHA CLASSICS
Au fond, si l’on excepte Bach qui se situe dans un autre univers, toute musique ne devrait-elle pas être, avant tout, exquise ?