U.S.A.
« Le mérite de la découverte de l’Amérique ne revient pas aux Américains. Quelle honte ! »
Stanisław Jerzy Lec, Nouvelles pensées échevelées
Pour le vulgum pecus, même éclairé, la « grande musique » américaine se limite à Gershwin, Bernstein, Barber, peut-être Copland et, pour les plus érudits, Charles Ives, Steve Reich, John Adams, John Cage et les minimalistes. Il est vrai que le jazz, la comédie musicale et la musique de film d’origine outre-Atlantique (puis le rock et ses succédanés) ont envahi la planète depuis un siècle et n’ont guère laissé de place à la musique américaine dite sérieuse.
Et pourtant…
Claire Huangci – Made in USA
On découvre Claire Huangci, pianiste américaine dont la virtuosité ébouriffante n’efface pas la sensibilité, dans ce CD consacré à quatre compositeurs : Samuel Barber, Amy Beach, Earl Wild et George Gershwin. La Sonate de Barber, dont il a déjà été question dans ces colonnes, est un pur chef‑d’œuvre, une œuvre complexe et riche d’une virtuosité débridée – créée par Horowitz – qui emporte l’enthousiasme et que l’on peut situer sans hésiter au-dessus de toutes les Sonates de Prokofiev. La fugue qui la clôt devrait figurer parmi les pièces majeures de la musique pour piano du XXe siècle.
La Rhapsody in Blue est jouée dans sa version pour piano seul, version originale de Gershwin (on sait qu’elle a été orchestrée non par Gershwin mais par Ferde Grofé). Elle est suivie par 7 Études virtuoses d’après Gershwin d’Earl Wild, pièces exquises et brillantissimes, variations lisztiennes sur des chansons bien connues de Gershwin – devenues des standards du jazz – dont Liza, Somebody Loves Me, The Man I Love, Embraceable You.
Enfin, last but not least, les Variations sur des thèmes des Balkans d’Amy Beach qui, dit l’interprète, « forment le cœur et l’âme de l’album » vaudraient à elles seules le détour.
1 CD ALPHA CLASSICS
Trifonov – My American Story
C’est une Amérique très différente que Daniil Trifonov nous invite à découvrir dans son album récent My American Story – North. D’Aaron Copland, il joue les Variations pour piano, complexes, difficiles, rarement enregistrées. China Gates de John Adams et Fantasia on an Ostinato de John Corigliano emploient les modes du minimalisme. Deux musiques de film : Memphis Stomp de Dave Grusin pour The Firm et American Beauty de Thomas Newman pour le film éponyme de Sam Mendes. Incursion dans le jazz : Trifonov a relevé et joue les improvisations terrifiantes de virtuosité et d’invention harmonique d’Art Tatum sur le standard I Cover the Waterfront, et celles, délicieuses, de Bill Evans sur When I Fall in Love.
Enfin, Trifonov joue deux concertos pour piano avec l’Orchestre de Philadelphie dirigé par Yannick Nézet-Séguin, le Concerto en fa de Gershwin et celui de Mason Bates, tout récent, qui lui est dédié.
Trifonov, bien connu pour ses interprétations lumineuses de Scriabine et Rachmaninov, vit désormais aux USA et il a clairement adopté la manière américaine pour ces musiques qui ne se prennent pas trop au sérieux : clarté, précision, décontraction, pour notre grand plaisir.
2 CD Deutsche Grammophon
Kurt Weill
Il n’est pas abusif de classer Kurt Weill parmi les compositeurs américains : fuyant le nazisme en 1933, il s’établit aux États-Unis en 1935 après un séjour court mais productif à Paris où il se heurte à l’antisémitisme. C’est aux USA qu’il a rencontré les plus grands succès, certains de ses songs repris par Armstrong, Ella Fitzgerald, Frank Sinatra, Billie Holiday… Cela dit, les trois œuvres de l’album récent enregistré par le Konzerthausorchester Berlin dirigé par Joana Mallwitz sont antérieures à son séjour aux USA. La 2e Symphonie est une œuvre majeure, expressionniste, à mi-chemin entre Mahler et Schoenberg. La 1re Symphonie dite Symphonie Berlin n’a été découverte que récemment.
L’œuvre la plus forte de l’album est Die sieben Todsünden der Kleinbürger (Les sept péchés capitaux des petits-bourgeois), un ballet chanté où l’on retrouve le Kurt Weill de L’Opéra de quat’sous et de Mahagonny, avec ses harmonies subtiles et ses enchaînements harmoniques improbables. Le personnage principal, Anna, est merveil-leu-se-ment interprété par Katharine Mehrling dont le timbre rappelle celui des premières interprètes (Lotte Lenya, Gisela May). Un grand disque.
1 CD Deutsche Grammophon