Pénuries de compétences : quatre raisons d’espérer
En France, la totalité des métiers industriels sont actuellement en tension forte ou très forte. Pourtant, notre pays a le moyen d’inverser la tendance et de faire de ses talents un atout clé pour tenir l’objectif de réindustrialisation qui est le sien. Patrice Caine (X89) propose quatre pistes à explorer pour y parvenir.
C’est un lieu commun ancien mais toujours vivace : contrairement au Royaume-Uni ou aux Pays-Bas, pays de commerçants et de banquiers, la France serait, par essence, une nation d’ingénieurs et d’industriels. Alors que les Européens sont aujourd’hui engagés dans une véritable course à la réindustrialisation, notre pays partirait-il donc avantagé ? Suffirait-il, pour remplir nos usines et nos laboratoires de R&D, de faire appel à la passion pluriséculaire des Français de découvrir, de créer, de construire ? Les chiffres de l’emploi montrent que ce n’est malheureusement pas si simple. Bien des entreprises industrielles dans notre pays font face à des difficultés de recrutement chroniques.
Un handicap majeur
Un rapport de 2023 de l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche (IGÉSR) indique ainsi que la totalité des métiers industriels sont actuellement en tension forte ou très forte. Les carences sont particulièrement sévères en ce qui concerne les techniciens et ouvriers qualifiés et elles ont tendance à s’accentuer.
Selon l’Union des industries et métiers de la métallurgie, il manquerait par exemple environ 5 000 soudeurs aux entreprises françaises aujourd’hui et, si rien n’est fait, ce chiffre devrait s’élever à 8 000 d’ici cinq à dix ans. Si les grands groupes comme Thales parviennent assez bien à contourner ce problème, il touche en revanche de plein fouet les PME qui, bien souvent, ne disposent pas d’une marque employeur et d’une implantation nationale ou internationale leur permettant de compenser des pénuries locales. La disette en compétences scientifiques et techniques est telle qu’elle apparaît aujourd’hui comme un handicap majeur pour atteindre notre ambition de faire renaître un tissu industriel abîmé par deux décennies de désaffection.
Pourtant, je suis intimement persuadé que nous avons toutes les cartes en main pour inverser la tendance et faire de nos talents un atout clé pour tenir cet objectif. Je vois au moins quatre raisons de rester optimiste.
Apparier l’offre et la demande de formation
Premièrement, si nous avons bien un problème d’orientation des étudiants, il ne concerne pas le nombre total de personnes formées dans les métiers de l’industrie. Selon le rapport de l’IGÉSR déjà cité, ce nombre serait même légèrement supérieur aux besoins de recrutement du secteur. C’est du mauvais appariement entre l’offre et la demande de compétences que proviennent nos difficultés actuelles.
Trop de jeunes, après leur formation, ont du mal à trouver un emploi correspondant précisément à leurs qualifications dans la région où ils souhaitent vivre. Une proportion considérable d’entre eux font donc le choix de travailler dans le secteur tertiaire : un an après l’obtention de leur diplôme, c’est le cas de près de la moitié des titulaires d’un CAP ou d’un BTS ayant suivi une formation industrielle. Certes, les questions d’appariement ne sont pas simples à résoudre, mais au moins ce constat permet de nuancer l’idée d’une jeunesse qui se serait massivement désintéressée des métiers techniques : ce n’est pas le cas.
Rapprocher enseignement et entreprise
Deuxième point encourageant : nous savons où le bât blesse et ce qu’il faudrait faire. La priorité devrait être d’agir résolument pour rapprocher le monde de l’enseignement de celui de l’entreprise, afin de mieux accorder les parcours de formation aux besoins en compétences. Les PME, comme les grands groupes, ont montré à de nombreuses occasions qu’elles étaient disposées à faire leur part du chemin. Dans leur grande majorité, elles accueillent volontiers les initiatives dans ce sens, qu’il s’agisse de recevoir des stagiaires, d’héberger des événements « portes ouvertes » ou d’organiser des rencontres entre élèves et salariés.
“Nous savons ce qu’il faudrait faire : rapprocher le monde de l’enseignement de celui de l’entreprise.”
Les entreprises n’hésitent pas non plus à investir pour permettre aux jeunes d’acquérir les compétences spécifiques qui leur manqueraient : la multiplication des écoles internes ou des « académies » en témoigne. Pour autant, il ne leur revient pas de pallier les carences du système éducatif : elles doivent pouvoir trouver sur le marché de l’emploi des personnes disposant des compétences de base dans les filières pour lesquelles nous savons tous que la demande est et restera forte.
Des efforts dans cette direction ont été réalisés : la réforme des lycées professionnels a même été élevée au rang de cause nationale par le Président de la République en 2023. Mais ces tentatives se heurtent à la persistance d’un discours hostile à la « marchandisation de l’enseignement » ou à « l’adéquationnisme ». Je veux croire que, dans le contexte actuel, nous en finirons bientôt avec l’idée qu’il y aurait une forme d’impureté morale à orienter les jeunes vers les études où ils auront le plus de chances de trouver des débouchés, des possibilités d’évolution et une sécurité matérielle.
Communiquer efficacement sur les métiers
Troisièmement, au-delà du système éducatif, nous disposons d’un levier peu coûteux et facile à actionner pour créer des vocations dans les métiers techniques : la communication. Les réseaux sociaux se sont révélés être des outils extrêmement efficaces pour susciter enthousiasme et émulation autour de certaines personnalités ou styles de vie. Aujourd’hui, les contenus qui attirent l’attention sur YouTube ou TikTok donnent aux jeunes le rêve de devenir footballeur ou influenceur. Ne pourrions-nous pas nous donner les moyens d’aider à faire émerger des personnalités charismatiques parmi les chaudronniers ou les mécaniciens ? En particulier des figures féminines pour casser les stéréotypes et susciter des vocations chez les jeunes femmes ? L’investissement ne serait pas considérable et il ne serait assurément pas difficile de trouver de bons candidats, tant ces univers sont peuplés de passionnés qui ne demandent qu’à partager leur enthousiasme : chacune de mes visites sur un site de production me le confirme.
Faire fructifier l’héritage scientifique et industriel
Quatrièmement, nous avons la chance en France de bénéficier d’un riche héritage scientifique et industriel susceptible d’inspirer les jeunes générations. Après tout, nous sommes le 4e pays au monde à avoir reçu le plus de prix Nobel en sciences, et le deuxième pour la médaille Fields qui récompense les meilleurs mathématiciens. Nous avons la chance de compter sur notre territoire de nombreuses entreprises prestigieuses et innovantes, dont l’excellence technologique est enviée dans le monde entier. Notre histoire est riche de femmes et hommes de science à l’origine de progrès majeurs pour l’énergie, la santé, les transports, l’informatique, l’agriculture… autant de role models potentiels pour donner envie de s’orienter vers les métiers de la recherche, de l’ingénierie et de la technique.
Voilà ce qui me fait croire que, avec un peu d’efforts et de bon sens, nous serons en mesure non seulement de répondre aux besoins en compétences des entreprises françaises, mais aussi de faire de nos talents un véritable atout pour construire demain une industrie encore plus forte et souveraine.