Focus sur le renouvellement des compétences scientifiques et industrielles de la propulsion nucléaire
Laurent Sellier (X87), directeur de la propulsion nucléaire à la direction des applications militaires du CEA (CEA/DAM), revient sur les enjeux de pérennisation et de renouvellement des compétences en matière de propulsion nucléaire, un sujet au cœur de la souveraineté de la France.
Aujourd’hui, nous entendons de plus en plus parler de renaissance industrielle. La propulsion nucléaire est-elle concernée par cette dynamique ? Pourquoi ?
La propulsion nucléaire n’est pas réellement concernée par cette dynamique de renaissance industrielle. Par essence, c’est une activité qui n’a jamais diminué car elle ne peut être que française et souveraine et ne peut dépendre d’un autre pays !
Depuis les années 60 avec les premiers programmes en la matière, nous nous sommes assurés de la maîtrise dans la durée de toute la chaîne de valeur afin d’être toujours en mesure de fabriquer toutes les pièces non-duales qui participent à la propulsion nucléaire.
Dès le départ, il y a eu cette volonté de maintenir et pérenniser toutes les composantes du tissu industriel qui travaillent sur la propulsion nucléaire. Ce choix fort a été assuré par une certaine régularité des projets : SNLE type Le Redoutable, SNA type Rubis, SNLE type Le Triomphant, porte-avions Charles de Gaulle, SNA type Suffren, SNLE 3G, porte-avions de nouvelle génération…
à titre d’exemple, depuis 2019, la propulsion nucléaire a mis en service quatre nouveaux réacteurs : le réacteur d’essai (RES) à Cadarache et trois chaufferies pour les trois premiers sous-marins du programme Barracuda, le programme de sous-marins nucléaires d’attaque. L’industrie de la propulsion nucléaire ne s’arrête jamais !
Néanmoins, si la propulsion nucléaire a gardé un niveau d’activité relativement constant et n’a pas besoin de renaître, elle s’inscrit aujourd’hui dans une dynamique de renouvellement des compétences et de maintien de ses capacités industrielles.
Qu’est-ce que le renouvellement des compétences en propulsion nucléaire implique ?
Le renouvellement des compétences en propulsion nucléaire correspond aujourd’hui au passage de témoin entre la génération qui avait mis au point les chaufferies nucléaires du porte-avions Charles de Gaulle et des SNLE du type Le Triomphant et la génération qui conçoit les futures chaufferies.
“Le renouvellement des compétences en propulsion nucléaire correspond aujourd’hui au passage de témoin entre la génération qui avait mis au point les chaufferies nucléaires du porte-avions Charles de Gaulle et des SNLE du type Le Triomphant et la génération qui conçoit les futures chaufferies.”
Pour garantir ce passage de témoin entre deux générations, tant dans l’industrie (TechnicAtome et Naval Group) qu’au CEA, il est nécessaire d’avoir des programmes d’ampleur suffisante pour faire cohabiter et cotravailler ces deux générations. C’est un rôle assumé par le programme de porte-avions de nouvelle génération. Au-delà, cette passation de relais entre deux générations reprend les compétences acquises par les anciens dans un nouveau cadre de travail avec l’intégration des outils modernes, du type IA.
Dans ce cadre, quels sont les projets et les chantiers qui vous mobilisent ?
Nous sommes mobilisés sur le porte-avions de nouvelle génération, un projet initié à la fin des années 2010 et début des années 2020 avec des réflexions nouvelles autour du mode de propulsion. Pour des raisons opérationnelles, aujourd’hui, nous retravaillons la conception des chaufferies des anciens sous-marins pour en améliorer significativement les performances, car le déplacement du futur porte-avions atteindra 75 000 tonnes, alors que celui du Charles de Gaulle n’en faisait que 45 000. Nous avons besoin de développer des chaufferies plus puissantes et plus endurantes pour ne pas réduire sa vitesse et maintenir sa disponibilité.
Cette reconception, qui s’inscrit justement dans ce cadre de la rénovation des compétences, a permis de revoir profondément l’ensemble des domaines appelés par les chaufferies nucléaires : la neutronique, la thermohydraulique, la thermique du combustible… Au niveau de la sidérurgie, nous avons travaillé avec Framatome et Aubert & Duval afin de nous assurer de leur capacité à produire des pièces de plus grandes dimensions.
« Avec ce porte-avions de nouvelle génération, nous avons une très belle illustration du meilleur savoir-faire français. »
En parallèle, nous sommes restés mobilisés sur la fabrication en cours des derniers sous-marins nucléaires d’attaque, les SNA, et le développement et la réalisation du premier sous-marin nucléaire lanceur d’engins, le SNLE3G, qui avaient été conçus et développés sur le modèle des anciennes chaufferies. Avec ce porte-avions de nouvelle génération, nous avons une très belle illustration du meilleur savoir-faire français. Le projet est vraiment au cœur de la rénovation des compétences et il constitue un cadre extraordinaire pour de jeunes ingénieurs qui ont une appétence pour ce domaine d’excellence.
Enfin, nous restons mobilisés sur la base arrière de la propulsion nucléaire située à Cadarache où il y a une refonte et un renouvellement de l’outil industriel. De nombreux travaux ont été engagés pour mettre à niveau un outil industriel qui datait des années 60 et 70. Le renouvellement des compétences et du savoir-faire français passe aussi par la rénovation de cette base arrière. À Cadarache, sont ainsi prévus des nouveaux bâtiments et installations, notamment pour l’entretien des équipements des chaufferies nucléaires et la mesure des performances des cœurs nucléaires.
Quels sont les enjeux et freins auxquels vous êtes confrontés ?
Dans cette démarche de rénovation des compétences, notre enjeu est de trouver le meilleur équilibre entre l’innovation et la prise de risque. Les chaufferies que nous développons actuellement atteignent les limites du savoir-faire des capacités de notre industrie. En parallèle, nous avons un important défi en matière de tenue des plannings, avec des chaufferies dont la réalisation doit s’inscrire dans le calendrier de remplacement du porte-avions Charles de Gaulle. La même exigence touche le programme de sous-marin nucléaire lanceur d’engins qui participe à la force océanique de dissuasion. Il s’agit donc de faire cohabiter un très haut niveau d’exigences et une grande maîtrise des risques, de garantir le plus haut standard de sûreté nucléaire et la meilleure maîtrise des coûts.
Dans ce domaine de la propulsion nucléaire, quelles sont les ambitions du CEA ?
La principale ambition portée par le CEA est de garantir au ministère des Armées que la France saura toujours réaliser des réacteurs de propulsion nucléaire dans des calendriers et des coûts raisonnables. Nous travaillons aujourd’hui, en parallèle de la pérennisation du tissu industriel et du maintien de sa capacité scientifique et d’innovation, sur le développement de moyens de simulation du fonctionnement des chaufferies pour capitaliser toutes les connaissances accumulées depuis plus de six décennies…