Pourquoi certaines entreprises cessent-elles de croître ?
Après des années de croissance régulière et significative, à 10, voire 15 % par an sur 15 ou vingt ans, certaines entreprises cessent de croître. L’impact d’une telle évolution est majeur. Une entreprise qui croît à 10 % par an sur longue période et cesse brutalement de croître voit par exemple – dans le contexte actuel de taux bas – son PER passer de 30x à 10x. On peut penser qu’une telle évolution est inéluctable. Elle ne l’est pas. Quelles sont les raisons habituelles d’un tel ralentissement ?
Les bonnes et les mauvaises raisons
Mauvaise raison : le marché ne croît plus. Le marché a mûri. Sa croissance ralentit.
C’est une mauvaise raison. L’entreprise peut continuer de croître en concentrant le marché (gains de parts de marché organiques ou acquisitions), ou en répliquant son modèle dans une autre géographie, ou en étendant le terrain de jeu à d’autres segments proches, ou en se développant dans la même activité dans d’autres étapes de la chaîne de valeur.
Des grands groupes ont eu des croissances de 12 à 15 % par an sur 30 à 40 ans dans des marchés structurellement en croissance à 3 % en menant de telles stratégies (AB Inbev, Essilor, Ecolab, Assa Abloy…).
Bonne raison : l’entreprise se fait substituer par un meilleur concept ou une meilleure technologie.
Le concept de l’entreprise perd du terrain au détriment d’autres concepts plus adaptés aux modes de consommation, ou sa technologie se fait substituer par une nouvelle technologie plus performante. La situation est difficile. Il faut choisir : développer également le nouveau concept (ou la nouvelle technologie) – ou même un meilleur concept – et accélérer la substitution de sa propre activité ou laisser les autres le faire.
Face à cette situation, certains groupes ont une stratégie d’anticipation simple, en particulier dans des métiers fortement évolutifs : racheter systématiquement tous les petits concurrents avant qu’ils ne deviennent une menace et/ou que leur valeur devienne élevée (Google, Microsoft, Facebook, Cisco, ou encore Honeywell avec Elster, Coca-Cola avec Honest Tea…).
Mauvaise raison : les acquisitions potentielles sont trop chères.
Les acquisitions visées pour continuer à croître paraissent trop chères, surtout s’il s’agit de leaders à fortes marges et déjà en croissance. L’entreprise préfère différer ces acquisitions en attendant une meilleure fenêtre d’opportunité. Ce faisant sa croissance ralentit, ses multiples de valorisation baissent – en absolu et relativement par rapport à d’autres concurrents ou aux cibles d’acquisition. En quelques années elle passe du rang de concentrateur de l’industrie au rang de cible.
La croissance par concentration (gains de parts de marché ou acquisitions) a toujours de la valeur et peut se payer cher dans les métiers où il y a une forte valeur à la part de marché (effets d’échelle…). Dans ces métiers, les goodwill d’acquisition sont compensés par les synergies créées, pourvu que celles-ci soient mises en œuvre à 80 % au moins et rapidement.
En revanche, dans les métiers où il n’y a pas de valeur à la part de marché, les acquisitions avec forte prime d’acquisition ne sont pas attractives car les primes sont difficilement récupérables faute de synergies. Toute acquisition y est de toute façon trop chère. C’est le métier lui-même qui n’est pas attractif à long terme et il vaut mieux ne pas y investir lourdement.
Bonne raison : la croissance est devenue dilutive.
La rentabilité baisse car l’entreprise ne récupère plus ses investissements de croissance (coûts commerciaux, marketing, R&D…) ; elle ne réalise pas suffisamment rapidement les synergies nécessaires pour compenser les goodwill d’acquisitions ; elle effectue sa croissance dans des segments de clients ou de produits qui sont structurellement de moins en moins rentables ; elle surinvestit dans les mauvais leviers pour forcer sa croissance ; ou elle n’investit pas suffisamment pour prendre des positions de leadership et conserve des rentabilités médiocres.
Lorsque les rentabilités sont élevées, un certain arbitrage pour moins de rentabilité et plus de croissance est créateur de valeur. Mais si les rentabilités diminuent fortement, deviennent proches du coût du capital ou inférieures à celui-ci, il vaut mieux stopper la croissance, recaler le modèle d’activité, le management et l’organisation, les structures de coûts, les modes d’intégration des acquisitions et redresser d’abord et avant tout la rentabilité. Il n’y a pas de croissance créatrice de valeur sans rentabilité significative.
Mauvaise raison : le management n’est pas incité à faire croître l’activité
Les systèmes de motivation et les objectifs des managers des différents métiers et géographies sont parfois incohérents avec la stratégie du groupe ou insuffisamment différenciés entre activités. Il suffit de les remettre en cohérence.
Souvent, le groupe confond les enjeux qui relèvent du management des activités et ceux qui ne doivent être réalisés que par la tête de groupe. À partir d’une certaine taille, quand plus de la moitié de la croissance ne peut venir que de grandes acquisitions, il vaut mieux demander aux managers de terrain de se focaliser sur la rentabilité, avec une croissance modérée, et laisser l’exclusivité de la croissance significative par acquisition aux équipes du siège.
Mauvaise raison : la vision du management du groupe n’est pas calée concernant son modèle de croissance et les enjeux liés
Le modèle de croissance n’est pas explicitement défini et partagé. Il n’est pas rediscuté régulièrement en fonction de la croissance de l’entreprise et de sa taille. La part de la croissance organique, des acquisitions bolt-on, des grandes acquisitions reste opportuniste. Les prix acceptables ne font pas consensus. Le mode d’intégration et de mise en œuvre des synergies ne fait pas l’objet d’un processus de courbe d’expérience. La croissance se fait par à‑coups. Les acquisitions s’avèrent être aussi bien des succès que des échecs.
C’est une raison essentielle, rarement explicite, du ralentissement et du changement de trajectoire d’un grand groupe.
Bonne raison : l’entreprise est devenue trop grande par rapport à toute nouvelle opportunité.
Cette situation est rare mais existe dans des grandes activités et d’autant plus que l’entreprise a réussi. L’entreprise a cru fortement et a déjà concentré son marché (Walmart…). L’impact d’un nouveau développement (en organique ou par acquisition) ne sera significatif (sur le chiffre d’affaires, l’EBITDA ou le cours de bourse) que dans plusieurs années.
Cette situation s’anticipe même si elle est culturellement contre-intuitive. Une stratégie de croissance à long terme nécessite de programmer la vague immédiate à cinq ans, mais également la suivante à dix ans.
Sinon, les cycles et les à‑coups dans l’évolution du chiffre d’affaires affaiblissent le développement et la dynamique interne des équipes et des talents et réduisent la valorisation.
Dans certains cas extrêmes, si les acquisitions des concurrents n° 3 ou 4 ne sont pas suffisantes ou ont déjà été faites, une fusion avec le n° 2 peut permettre de poursuivre encore pendant plusieurs années la croissance à un bon rythme grâce aux complémentarités et synergies produites (EssilorLuxottica, AB InBev…).
Bonne raison : le financement de la croissance devient incompatible avec la thèse d’investissement des actionnaires.
Compte tenu de leur stratégie de portefeuille et de leur profil de risque, les actionnaires peuvent souhaiter remonter plus de dividendes pour limiter leur exposition à l’entreprise ou pour rembourser leur dette (fonds d’investissements avec levier).
Il ne peut pas y avoir de stratégie de croissance à long terme s’il n’y a pas adéquation entre la stratégie de l’entreprise et la thèse d’investissement, le niveau de risque acceptable et l’horizon de temps de l’actionnaire.
La restructuration du capital de l’entreprise est une étape possible et parfois nécessaire dans un développement à long terme. Et il est utile d’avoir régulièrement des discussions entre le management et le conseil sur plusieurs options de croissance possibles, et non seulement celle du management, en fonction du profil de risque, de liquidité et de valorisation pour l’actionnaire.
Les enjeux
Le véritable enjeu d’une croissance à long terme n’est pas stratégique ou financier. Il est culturel. La culture d’une entreprise reflète son mix historique de leviers de croissance et de métiers. Il n’y a pas de croissance sans évolution forte de ce mix sur longue période et donc sans modification régulière de sa culture.
Les leviers
La croissance dans un métier repose toujours sur un mix de leviers d’innovation ou de différenciation, de gains de parts de marché, d’acquisitions bolt-on, de grandes acquisitions stratégiques, voire de fusions. Sur une longue période, ce mix de leviers caractérise le mode de croissance de l’entreprise, son modèle de développement et détermine son mode de management. On peut mettre en équation ce mix et établir les objectifs à moyen terme en fonction de celui-ci (% de croissance organique vs. % d’acquisitions bolt-on vs. % d’acquisitions stratégiques).
Au fur et à mesure que l’entreprise se développe, que sa taille croît, que son marché mûrit et se concentre, ce mix doit évoluer. On croit au départ par innovations et on « finit » vingt ou trente ans plus tard par des acquisitions. En la matière, plus l’entreprise est grande et plus ces acquisitions doivent être grandes ou nombreuses (dans le cas d’un build up). Sinon elles n’ont pas d’impact.
Rien n’est plus difficile pour un management que de faire évoluer ce mix au cours du temps sur longue période car il constitue l’histoire, la culture et la compétence managériale de l’entreprise. Or si ce mix n’évolue pas, l’entreprise ne peut croître.
Les métiers
Il n’y a pas de métier en croissance et attractif pour l’éternité. À l’exception de nouveaux métiers très structurants, une entreprise qui croît à long terme commence par être un spécialiste et devient à long terme un groupe ou même un holding de métiers différents, certains en forte croissance et d’autres en phases de maturité. L’adéquation entre l’entreprise et un métier, même défini au sens large, devient moins grande, d’autant plus que des arbitrages réguliers doivent être faits au sein du portefeuille.
Les modes de management, de gouvernance, de motivation des dirigeants et des équipes doivent évoluer en conséquence, ainsi que l’identité profonde de l’entreprise. Comme pour les leviers de croissance, si ce mix n’évolue pas au cours du temps, il n’y a pas de croissance longue.
Une croissance longue met en jeu des changements stratégiques, managériaux et organisationnels, culturels, voire actionnariaux.
Toute entreprise devrait régulièrement vérifier que son modèle de croissance est toujours adapté pour continuer à croître dans les prochaines années. En la matière, il vaut mieux être paranoïaque : quelles sont les raisons qui feraient que l’entreprise cesse de croître à moyen terme ? Que faut-il ajuster dès maintenant ?