Stellaria développe un réacteur nucléaire à sels fondus pour décarboner l’industrie
Lucas Tardieu, architecte réacteur et cofondateur de Stellaria, revient sur la création de cette jeune pousse innovante et à la pointe de la technologie qui ambitionne de développer un réacteur nucléaire à neutrons rapides pour permettre aux industries les plus polluantes d’accélérer leur décarbonation. Explications.
Quelle a été la genèse de votre start-up technologique ?
Stellaria est née de la rencontre de deux acteurs : Schneider et Electric et le Commissariat à l’Energie Atomique (CEA). D’une part, Schneider Electric, une entreprise très engagée dans le domaine de la transition énergétique et des réseaux électriques, accompagne un large panel d’industriels opérant dans des secteurs très énergivores dans le monde entier (acier, chimie, agroalimentaire…). Ces industriels ont des objectifs ambitieux en matière de décarbonation car ils ont majoritairement adhéré aux Accords de Paris. Schneider Electric a commencé à explorer de nouvelles pistes pour accompagner ses clients dans cette démarche, dont le soutien aux petits réacteurs nucléaires (SMR).
D’autre part, le CEA, dont je suis issu, qui a organisé un Start-up Studio en interne afin de sélectionner les idées capables de répondre à l’Appel à Projet France 2030 Réacteurs Nucléaires Innovants. Parmi les 11 projets qui ont été présentés et qui couvraient toutes les filières (réacteurs à haute température à gaz, à neutrons rapides au sodium, à sel fondu…), deux projets ont été retenus dont celui de Stellaria.
« Stellaria est née de la rencontre de deux acteurs : Schneider Electric et le Commissariat à l’Energie Atomique (CEA). »
Schneider Electric et le CEA se sont donc retrouvés autour de ce projet qui permet d’allier décarbonation et nucléaire. Stellaria est aussi le fruit de ma rencontre avec les deux fondateurs principaux : Guillaume Campioni, qui a réalisé l’intégralité de sa carrière au CEA et qui est un spécialiste de la neutronique et du management de l’innovation, et Nicolas Breyton de Schneider Electric, qui est spécialisé dans la stratégie et le développement de nouveaux modèles d’affaires. En résumé, Stellaria est un essaimage couplé du CEA et de Schneider Electric dont les premières pierres ont été posées fin 2021 et dont l’ambition est de développer un réacteur nucléaire pour les grands industriels (aciéries, usines chimiques, data centers, mines…), d’un côté, et de contribuer à développer une certaine souveraineté énergétique et sécurité d’approvisionnement en France et en Europe de l’autre.
Quel est l’intérêt des réacteurs à neutrons rapides (RNR) ?
Aujourd’hui, les réacteurs nucléaires sont dits « à neutrons thermiques » ou RNT. Ils fonctionnent avec de l’uranium enrichi et à un niveau de flux et d’énergie relativement bas (neutroniquement parlant). Au fur et à mesure de leur fonctionnement, du plutonium est créé. Cette matière présente des isotopes fissiles (utiles) et des isotopes non fissiles (inutiles à basse énergie neutronique), la proportion de ces derniers augmente d’ailleurs au fur et à mesure de l’irradiation en réacteur. Le plutonium ainsi créé ne peut donc pas être utilisé directement dans les RNT du fait de son caractère peu fissile à bas niveau d’énergie (neutroniquement parlant). Dans un RNR, tous les isotopes du plutonium sont fissiles (utiles), car les niveaux de flux et d’énergie de neutrons sont bien plus élevés.
De plus, les RNR peuvent générer autant, voire plus de matière fissile qu’ils n’en consomment (les « surgénérateurs »). Concrètement ils utilisent les neutrons émis lors des fissions pour convertir de la matière fertile en matière fissile. En effet, l’Uranium 238, isotope majoritaire (99.3 % de l’uranium), n’est pas fissile mais se transforme en plutonium s’il capture un neutron (il est dit « fertile »). Si le réacteur est bien conçu, alors pour chaque fission d’un atome fissile il est possible d’obtenir un autre atome fissile par conversion en plus de l’énergie utile. C’est pour cela que l’on dit communément que les RNR ont la capacité à utiliser tout le combustible, et notamment le plutonium qui est aujourd’hui contenu dans les combustibles usés.
« Les RNR peuvent générer autant, voire plus de matière fissile qu’ils n’en consomment. »
À partir de là et dans la continuité de réflexions stratégiques du CEA qui remontent aux années 70 avec les programmes Phénix-Superphénix-ASTRID, nous sommes arrivés à la conclusion qu’un RNR, s’il est correctement conçu, peut fonctionner pendant plusieurs décennies sans rechargement. L’idée est donc d’utiliser les combustibles usés des RNT et les rebuts de l’industrie de l’enrichissement, pour alimenter les RNR. En France, le stock de plutonium est important et permettrait de démarrer un grand nombre de RNR. Le stock français d’uranium appauvri représente 350 000 t. Utilisé comme matière fertile cela permettrait d’alimenter pendant 5 000 ans un parc nucléaire de puissance équivalente au parc français actuel composé de RNR.
Cela permet, in fine, de développer une boucle et de s’affranchir des mines d’uranium. C’est ce que l’on appelle « la fermeture du cycle du combustible ».
De plus, certains RNR, comme celui de Stellaria permettent de réduire la dangerosité de certains déchets nucléaires (les actinides mineurs) en réduisant leur durée de vie, et donc les dispositions techniques nécessaires pour les gérer, typiquement la taille et la profondeur des ouvrages.
Vous concevez et réalisez le premier réacteur à sels fondus au monde qui renouvelle entièrement son combustible pendant son fonctionnement. Dites-nous en plus.
Au sein de Stellaria, nous sommes convaincus que les neutrons rapides ouvrent des perspectives inédites en matière d’accès à une énergie pratiquement inépuisable, dans un contexte où nous sommes tous conscients que les ressources en pétrole, en gaz et en biomasse ont vocation à s’amenuiser au fil des prochaines décennies. Au-delà, les RNR offrent une alternative intéressante afin de réutiliser les matières valorisables (notamment le plutonium) stockée par EDF et ses équivalents. La combinaison de ces avantages contribue, par ailleurs, à développer et renforcer notre indépendance énergétique.
Au cœur de cette technologie, on retrouve les sels fondus. De quoi s’agit-il ? Et en quoi votre approche est-elle innovante à ce niveau ?
Stellaria couple les principes physiques de neutrons rapides avec la convection naturelle pour faire un réacteur le plus simple possible malgré l’innovation de rupture liée au combustible liquide.
Concrètement, le combustible solide dans les RNR pose problème, car la régénération de ce combustible ne se fait pas de manière homogène et il est nécessaire de décharger et de retraiter le combustible pour en profiter.
Dans notre Stellarium, le combustible est liquide, sa circulation permanente dans les différentes zones de la cuve lui permet de se mélanger et d’homogénéiser en permanence sa composition. Cela permet de profiter directement de l’effet de régénération du combustible sans avoir à décharger, retraiter et refabriquer le combustible.
En parallèle, l’autre innovation repose sur la convection naturelle, qui est un phénomène physique simple et passif qui permet de faire circuler le combustible sans recours à des composants actifs comme des pompes. En effet, il faudrait concevoir spécifiquement ces composants pour résister à l’environnement agressif qu’est un réacteur nucléaire à sels fondus.
Ce phénomène est parfaitement prévisible, ce qui engendre une sûreté intrinsèque.
Quels sont les principales caractéristiques de votre réacteur ?
Le Stellarium que nous développons est un réacteur de 400 MW thermique qui produit de la vapeur à 580°C. Cette vapeur peut être utilisée directement par l’industriel ou convertie en électricité avec un rendement de 50 % contre 37 % pour un EPR d’EDF.
Au-delà, nous avons fait le choix de construire ces réacteurs par deux et de complètement enterrer toutes les structures nucléaires, ce qui permet d’avoir un réacteur très résistant aux agressions externes de type séismes, inondations… Cette démarche nous permet d’être d’ores et déjà en conformité avec les futurs référentiels de sûreté.
Et aujourd’hui, où en êtes-vous ? Quelles sont les prochaines étapes ?
Nous avons levé 2 millions d’euros en septembre 2023. Nous avons bénéficié d’une subvention de 10 millions d’euros de BPI France dans le cadre de l’appel à projets France 2030. Actuellement, nous sommes dans les discussions pour une nouvelle levée de fonds d’environ 20 millions d’euros pour réaliser notre programme de R&D avec la construction d’une maquette critique. Elle devrait « diverger » (c’est le terme consacré pour le démarrage d’un réacteur) début 2028. Elle nous servira de preuve de concept pour valider le fonctionnement de la convection naturelle et les caractéristiques de sûreté.
L’idée est de lancer la construction de notre premier prototype à l’échelle d’un site industriel à partir de 2030. Enfin, nous prévoyons de recruter dès l’année prochaine pour renforcer notre équipe qui compte déjà une quinzaine de personnes. L’idée étant d’atteindre la trentaine d’ingénieurs fin 2025.
En parallèle, vous ambitionnez de créer une alliance européenne pour accélérer l’électrification et la décarbonation des usages et des industries les plus énergivores. Qu’en est-il ?
Nous avons, en effet, opté pour un modèle où Stellaria a vocation à développer un écosystème de partenaires pour couvrir tous les maillons de la chaîne de valeur. Dans le cadre de cette alliance industrielle, Stellaria est positionnée sur l’îlot nucléaire, Technip Energies et Schneider Electric, qui sont entrés au capital de la société, le sont sur l’îlot conventionnel. Orano couvre la partie combustible (approvisionnement et retraitement) et le CEA a la charge de la dimension R&D. Enfin, l’idée est aussi de nous appuyer sur de nouveaux acteurs français et européens pour le développement à l’échelle continentale.