Stellaria développe un réacteur nucléaire à sels fondus pour décarboner l’industrie

Stellaria développe un réacteur nucléaire à sels fondus pour décarboner l’industrie

Dossier : Vie des entreprises - Décarbonation et économie circulaireMagazine N°799 Novembre 2024
Par Lucas TARDIEU

Lucas Tar­dieu, archi­tecte réac­teur et cofon­da­teur de Stel­la­ria, revient sur la créa­tion de cette jeune pousse inno­vante et à la pointe de la tech­no­lo­gie qui ambi­tionne de déve­lop­per un réac­teur nucléaire à neu­trons rapides pour per­mettre aux indus­tries les plus pol­luantes d’accélérer leur décar­bo­na­tion. Explications. 

Quelle a été la genèse de votre start-up technologique ?

Stel­la­ria est née de la ren­contre de deux acteurs : Schnei­der et Elec­tric et le Com­mis­sa­riat à l’Energie Ato­mique (CEA). D’une part, Schnei­der Elec­tric, une entre­prise très enga­gée dans le domaine de la tran­si­tion éner­gé­tique et des réseaux élec­triques, accom­pagne un large panel d’industriels opé­rant dans des sec­teurs très éner­gi­vores dans le monde entier (acier, chi­mie, agroa­li­men­taire…). Ces indus­triels ont des objec­tifs ambi­tieux en matière de décar­bo­na­tion car ils ont majo­ri­tai­re­ment adhé­ré aux Accords de Paris. Schnei­der Elec­tric a com­men­cé à explo­rer de nou­velles pistes pour accom­pa­gner ses clients dans cette démarche, dont le sou­tien aux petits réac­teurs nucléaires (SMR).

D’autre part, le CEA, dont je suis issu, qui a orga­ni­sé un Start-up Stu­dio en interne afin de sélec­tion­ner les idées capables de répondre à l’Appel à Pro­jet France 2030 Réac­teurs Nucléaires Inno­vants. Par­mi les 11 pro­jets qui ont été pré­sen­tés et qui cou­vraient toutes les filières (réac­teurs à haute tem­pé­ra­ture à gaz, à neu­trons rapides au sodium, à sel fon­du…), deux pro­jets ont été rete­nus dont celui de Stellaria. 

« Stellaria est née de la rencontre de deux acteurs : Schneider Electric et le Commissariat à l’Energie Atomique (CEA). »

Schnei­der Elec­tric et le CEA se sont donc retrou­vés autour de ce pro­jet qui per­met d’allier décar­bo­na­tion et nucléaire. Stel­la­ria est aus­si le fruit de ma ren­contre avec les deux fon­da­teurs prin­ci­paux : Guillaume Cam­pio­ni, qui a réa­li­sé l’intégralité de sa car­rière au CEA et qui est un spé­cia­liste de la neu­tro­nique et du mana­ge­ment de l’innovation, et Nico­las Brey­ton de Schnei­der Elec­tric, qui est spé­cia­li­sé dans la stra­té­gie et le déve­lop­pe­ment de nou­veaux modèles d’affaires. En résu­mé, Stel­la­ria est un essai­mage cou­plé du CEA et de Schnei­der Elec­tric dont les pre­mières pierres ont été posées fin 2021 et dont l’ambition est de déve­lop­per un réac­teur nucléaire pour les grands indus­triels (acié­ries, usines chi­miques, data cen­ters, mines…), d’un côté, et de contri­buer à déve­lop­per une cer­taine sou­ve­rai­ne­té éner­gé­tique et sécu­ri­té d’approvisionnement en France et en Europe de l’autre.

Quel est l’intérêt des réacteurs à neutrons rapides (RNR) ?

Aujourd’hui, les réac­teurs nucléaires sont dits « à neu­trons ther­miques » ou RNT. Ils fonc­tionnent avec de l’uranium enri­chi et à un niveau de flux et d’énergie rela­ti­ve­ment bas (neu­tro­ni­que­ment par­lant). Au fur et à mesure de leur fonc­tion­ne­ment, du plu­to­nium est créé. Cette matière pré­sente des iso­topes fis­siles (utiles) et des iso­topes non fis­siles (inutiles à basse éner­gie neu­tro­nique), la pro­por­tion de ces der­niers aug­mente d’ailleurs au fur et à mesure de l’irradiation en réac­teur. Le plu­to­nium ain­si créé ne peut donc pas être uti­li­sé direc­te­ment dans les RNT du fait de son carac­tère peu fis­sile à bas niveau d’énergie (neu­tro­ni­que­ment par­lant). Dans un RNR, tous les iso­topes du plu­to­nium sont fis­siles (utiles), car les niveaux de flux et d’énergie de neu­trons sont bien plus élevés.

De plus, les RNR peuvent géné­rer autant, voire plus de matière fis­sile qu’ils n’en consomment (les « sur­gé­né­ra­teurs »). Concrè­te­ment ils uti­lisent les neu­trons émis lors des fis­sions pour conver­tir de la matière fer­tile en matière fis­sile. En effet, l’Uranium 238, iso­tope majo­ri­taire (99.3 % de l’uranium), n’est pas fis­sile mais se trans­forme en plu­to­nium s’il cap­ture un neu­tron (il est dit « fer­tile »). Si le réac­teur est bien conçu, alors pour chaque fis­sion d’un atome fis­sile il est pos­sible d’obtenir un autre atome fis­sile par conver­sion en plus de l’énergie utile. C’est pour cela que l’on dit com­mu­né­ment que les RNR ont la capa­ci­té à uti­li­ser tout le com­bus­tible, et notam­ment le plu­to­nium qui est aujourd’hui conte­nu dans les com­bus­tibles usés.

« Les RNR peuvent générer autant, voire plus de matière fissile qu’ils n’en consomment. »

À par­tir de là et dans la conti­nui­té de réflexions stra­té­giques du CEA qui remontent aux années 70 avec les pro­grammes Phé­nix-Super­phé­nix-ASTRID, nous sommes arri­vés à la conclu­sion qu’un RNR, s’il est cor­rec­te­ment conçu, peut fonc­tion­ner pen­dant plu­sieurs décen­nies sans rechar­ge­ment. L’idée est donc d’utiliser les com­bus­tibles usés des RNT et les rebuts de l’industrie de l’enrichissement, pour ali­men­ter les RNR. En France, le stock de plu­to­nium est impor­tant et per­met­trait de démar­rer un grand nombre de RNR. Le stock fran­çais d’uranium appau­vri repré­sente 350 000 t. Uti­li­sé comme matière fer­tile cela per­met­trait d’alimenter pen­dant 5 000 ans un parc nucléaire de puis­sance équi­va­lente au parc fran­çais actuel com­po­sé de RNR.

Cela per­met, in fine, de déve­lop­per une boucle et de s’affranchir des mines d’uranium. C’est ce que l’on appelle « la fer­me­ture du cycle du combustible ».

De plus, cer­tains RNR, comme celui de Stel­la­ria per­mettent de réduire la dan­ge­ro­si­té de cer­tains déchets nucléaires (les acti­nides mineurs) en rédui­sant leur durée de vie, et donc les dis­po­si­tions tech­niques néces­saires pour les gérer, typi­que­ment la taille et la pro­fon­deur des ouvrages.

Vous concevez et réalisez le premier réacteur à sels fondus au monde qui renouvelle entièrement son combustible pendant son fonctionnement. Dites-nous en plus.

Au sein de Stel­la­ria, nous sommes convain­cus que les neu­trons rapides ouvrent des pers­pec­tives inédites en matière d’accès à une éner­gie pra­ti­que­ment inépui­sable, dans un contexte où nous sommes tous conscients que les res­sources en pétrole, en gaz et en bio­masse ont voca­tion à s’amenuiser au fil des pro­chaines décen­nies. Au-delà, les RNR offrent une alter­na­tive inté­res­sante afin de réuti­li­ser les matières valo­ri­sables (notam­ment le plu­to­nium) sto­ckée par EDF et ses équi­va­lents. La com­bi­nai­son de ces avan­tages contri­bue, par ailleurs, à déve­lop­per et ren­for­cer notre indé­pen­dance énergétique. 

Au cœur de cette technologie, on retrouve les sels fondus. De quoi s’agit-il ? Et en quoi votre approche est-elle innovante à ce niveau ? 

Stel­la­ria couple les prin­cipes phy­siques de neu­trons rapides avec la convec­tion natu­relle pour faire un réac­teur le plus simple pos­sible mal­gré l’innovation de rup­ture liée au com­bus­tible liquide. 

Concrè­te­ment, le com­bus­tible solide dans les RNR pose pro­blème, car la régé­né­ra­tion de ce com­bus­tible ne se fait pas de manière homo­gène et il est néces­saire de déchar­ger et de retrai­ter le com­bus­tible pour en profiter. 

Dans notre Stel­la­rium, le com­bus­tible est liquide, sa cir­cu­la­tion per­ma­nente dans les dif­fé­rentes zones de la cuve lui per­met de se mélan­ger et d’homogénéiser en per­ma­nence sa com­po­si­tion. Cela per­met de pro­fi­ter direc­te­ment de l’effet de régé­né­ra­tion du com­bus­tible sans avoir à déchar­ger, retrai­ter et refa­bri­quer le combustible. 

En paral­lèle, l’autre inno­va­tion repose sur la convec­tion natu­relle, qui est un phé­no­mène phy­sique simple et pas­sif qui per­met de faire cir­cu­ler le com­bus­tible sans recours à des com­po­sants actifs comme des pompes. En effet, il fau­drait conce­voir spé­ci­fi­que­ment ces com­po­sants pour résis­ter à l’environnement agres­sif qu’est un réac­teur nucléaire à sels fondus.

Ce phé­no­mène est par­fai­te­ment pré­vi­sible, ce qui engendre une sûre­té intrinsèque. 

Quels sont les principales caractéristiques de votre réacteur ?

Le Stel­la­rium que nous déve­lop­pons est un réac­teur de 400 MW ther­mique qui pro­duit de la vapeur à 580°C. Cette vapeur peut être uti­li­sée direc­te­ment par l’industriel ou conver­tie en élec­tri­ci­té avec un ren­de­ment de 50 % contre 37 % pour un EPR d’EDF.

Au-delà, nous avons fait le choix de construire ces réac­teurs par deux et de com­plè­te­ment enter­rer toutes les struc­tures nucléaires, ce qui per­met d’avoir un réac­teur très résis­tant aux agres­sions externes de type séismes, inon­da­tions… Cette démarche nous per­met d’être d’ores et déjà en confor­mi­té avec les futurs réfé­ren­tiels de sûreté. 

Et aujourd’hui, où en êtes-vous ? Quelles sont les prochaines étapes ?

Nous avons levé 2 mil­lions d’euros en sep­tembre 2023. Nous avons béné­fi­cié d’une sub­ven­tion de 10 mil­lions d’euros de BPI France dans le cadre de l’appel à pro­jets France 2030. Actuel­le­ment, nous sommes dans les dis­cus­sions pour une nou­velle levée de fonds d’environ 20 mil­lions d’euros pour réa­li­ser notre pro­gramme de R&D avec la construc­tion d’une maquette cri­tique. Elle devrait « diver­ger » (c’est le terme consa­cré pour le démar­rage d’un réac­teur) début 2028. Elle nous ser­vi­ra de preuve de concept pour vali­der le fonc­tion­ne­ment de la convec­tion natu­relle et les carac­té­ris­tiques de sûreté. 

L’idée est de lan­cer la construc­tion de notre pre­mier pro­to­type à l’échelle d’un site indus­triel à par­tir de 2030. Enfin, nous pré­voyons de recru­ter dès l’année pro­chaine pour ren­for­cer notre équipe qui compte déjà une quin­zaine de per­sonnes. L’idée étant d’atteindre la tren­taine d’ingénieurs fin 2025. 

En parallèle, vous ambitionnez de créer une alliance européenne pour accélérer l’électrification et la décarbonation des usages et des industries les plus énergivores. Qu’en est-il ? 

Nous avons, en effet, opté pour un modèle où Stel­la­ria a voca­tion à déve­lop­per un éco­sys­tème de par­te­naires pour cou­vrir tous les maillons de la chaîne de valeur. Dans le cadre de cette alliance indus­trielle, Stel­la­ria est posi­tion­née sur l’îlot nucléaire, Tech­nip Ener­gies et Schnei­der Elec­tric, qui sont entrés au capi­tal de la socié­té, le sont sur l’îlot conven­tion­nel. Ora­no couvre la par­tie com­bus­tible (appro­vi­sion­ne­ment et retrai­te­ment) et le CEA a la charge de la dimen­sion R&D. Enfin, l’idée est aus­si de nous appuyer sur de nou­veaux acteurs fran­çais et euro­péens pour le déve­lop­pe­ment à l’échelle continentale. 

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