Stratégie énergétique de l’Europe : enjeux et opportunités
Olivier Perrin, Senior Partner Energy, Resources and Industrials, chez Monitor Deloitte, dresse pour nous un état des lieux de la stratégie énergétique européenne et française dans un contexte où le nucléaire a le vent en poupe et où il faut réduire les cycles de développement des renouvelables et de l’hydrogène vert pour espérer tenir les ambitions en matière de décarbonation fixées à l’horizon 2030 et 2050. Explications.
La crise énergétique et le contexte géopolitique impactent fortement la stratégie énergétique de l’Europe. Qu’avez-vous pu observer ? Quelles sont les tendances qui se dessinent ?
Il n’existe pas de véritable stratégie énergétique européenne, mais plutôt diverses stratégies qui diffèrent d’un pays à un autre. L’Allemagne, la France, l’Italie ou encore les pays d’Europe du Nord ont des objectifs très différents en matière d’énergie, voire des visions contradictoires, ce qui renforce les tensions entraînées par la guerre en Ukraine, étant donné qu’une large partie de l’Europe se fournissait en gaz et charbon russe.
Dans ce contexte, le nucléaire est revenu sur le devant de la scène, sous l’égide de la France, malgré un important front anti-nucléaire en Europe. En effet, l’Allemagne, qui avait fait le choix de stopper ses programmes nucléaires et de miser sur les renouvelables, a fini par céder. La France, dont le programme nucléaire était à l’arrêt depuis plusieurs décennies, a relancé le développement du nucléaire avec de nouveaux investissements pour développer notamment des EPR de seconde génération, alors que jusque-là, il s’agissait de maintenir ou de fermer progressivement les centrales.
« Il n’existe pas de véritable stratégie énergétique européenne, mais plutôt diverses stratégies qui diffèrent d’un pays à un autre. »
En parallèle, le gaz russe a très vite été remplacé par le gaz naturel liquéfié américain. Les équilibres des flux de produits et d’hydrocarbures ont bougé avec des relations plus privilégiées avec les États-Unis. Il faut néanmoins noter que le coût du gaz américain sous sa forme liquéfiée est plus élevé (les émissions aussi) que le gaz russe qui arrivait en Europe directement par tuyaux. Au-delà, ce changement de fournisseur impacte également la gestion des infrastructures. Le gaz liquéfié américain arrive dorénavant par bateau et doit être regazéifié. Il a donc fallu développer les terminaux et les infrastructures nécessaires pour réaliser l’ensemble de ces opérations.
En outre, l’Europe a montré un plus grand intérêt pour un certain nombre de pays avec des accords signés avec l’Algérie et la Libye, et de nouveaux accords avec le Qatar… Cette approche a permis de diversifier significativement les sources d’approvisionnement en gaz afin de pouvoir supporter jusqu’à présent la crise.
Côté énergies renouvelables, on a pu noter une progression et des investissements significatifs malgré des cycles de développement qui restent très longs. En France, il a fallu 15 ans pour démarrer le premier parc éolien offshore français. Des efforts importants doivent encore être fournis pour raccourcir ces cycles, notamment en France, où ils sont les plus lents d’Europe.
L’enjeu aujourd’hui pour l’Europe et la France est de pouvoir disposer d’une énergie décarbonée et abondante. Dans ce contexte, quel rôle doit jouer les énergies renouvelables ? Quel état des lieux dressez-vous de la production des renouvelables en Europe ?
La production en Europe augmente, mais pas assez rapidement. Encore aujourd’hui, au niveau des projets renouvelables, il persiste une certaine lourdeur administrative qui ralentit considérablement le lancement, la réalisation et la connexion des projets au réseau.
D’ailleurs, l’arrivée des énergies renouvelables pose des problématiques au niveau des réseaux électriques qui doivent être modernisés, dotés de capacités de stockage supérieures…
On estime, d’ailleurs, qu’il va nous falloir encore un minimum de 10 ans pour avoir un mix énergétique plus favorable en termes de carbone au niveau européen. Cette réalité souligne encore la place essentielle, voire vitale du nucléaire. En France, il n’est, en effet, pas possible d’envisager l’avenir énergétique du pays sans le nucléaire qui permet d’avoir une électricité abondante, fiable et pilotable, ce qui n’est pas le cas avec les renouvelables, dont il faut encore assurer le développement des infrastructures et des capacités de stockage. Des dizaines de milliards d’investissements sont à prévoir sur les 15 prochaines années pour relever ce défi ! Cet enjeu est encore plus marqué dans un contexte où une réelle vague de réindustrialisation se produirait ce qui nécessiterait des avancées importantes sur les outils de production d’énergies et le développement de réelles capacités importantes de stockage.
En parallèle se pose la question de l’acceptation par les populations locales des projets de champs éoliens, de fermes solaires, d’installations hydro, de méthaniseurs… Il y a un important travail de pédagogie et de sensibilisation à mener pour que ces projets deviennent la norme.
Au-delà du solaire et de l’éolien, il faut exploiter toutes les pistes, comme la biomasse et l’hydroélectricité, malgré l’impact du réchauffement climatique sur la disponibilité de l’eau dans nos barrages. De nouveaux investissements et de nouvelles technologies sont à prévoir pour optimiser la production.
Au cours des dernières années, nous avons assisté à un réel engouement pour l’hydrogène vert qui a été présenté comme un des principaux vecteurs de la décarbonation de l’industrie et de la mobilité lourdes. Qu’en est-il ? Où en est cette filière aujourd’hui ?
Il y a eu en effet, un phénomène d’emballement autour de l’hydrogène vert qui a été propulsé comme la solution ultime de décarbonation. Là encore, comme pour le renouvelable, nous sommes sur un cycle très long. En outre, les quantités d’hydrogène vert disponibles sont actuellement infinitésimales…
Pour développer la production d’hydrogène vert, il faut au préalable sécuriser des sources d’énergie décarbonée, notamment les renouvelables, voire le nucléaire, pour faire tourner des électrolyseurs de grande puissance, qui, par ailleurs, n’existent pas encore aujourd’hui.
L’hydrogène vert est une filière qui est encore en cours de structuration et qui a besoin de temps et de capitaux. Il s’agit de lever l’ensemble des freins technologiques et capitalistiques pour espérer pouvoir produire en quantité suffisante de l’hydrogène vert à l’horizon 2040.
“Nous devons absolument rendre attractive nos formations scientifiques pour s’assurer d’un leadership technologique sur les différentes énergies, c’est capital pour notre souveraineté.”
En parallèle, il me semble aussi important d’en prioriser les usages et de s’intéresser, d’abord, à la décarbonation des industries qui actuellement consomment de l’hydrogène gris et qui peuvent très difficilement être électrifiées : les raffineries, les cimenteries, certains pans de l’activité minière… Vient ensuite la mobilité lourde avec les trains et le transport routier longue distance. À ce stade, des tests ont été menés, mais les coûts restent trop élevés. Pour l’aviation, les cycles sont encore beaucoup plus longs, alors que pour le secteur maritime, on peut imaginer avoir recours à du gaz sous sa forme liquéfiée, du méthanol, du e‑méthanol.
Enfin, il nous faut des quantités et des volumes suffisants pour que le prix de la molécule d’hydrogène vert soit compétitif. Aujourd’hui, le kilo d’hydrogène vert est compris entre 5 et 7 euros, alors qu’il doit redescendre à 1 ou 2 euros pour être intéressant.
Avec une trajectoire de décarbonation ponctuée de jalons en 2030 et en 2050 avec l’objectif d’atteindre la neutralité carbone, quels sont les enjeux et les efforts qu’il faut encore fournir ? À date, cette feuille de route vous semble-t-elle réaliste ?
La feuille de route est très ambitieuse et c’est une exigence qui peut faire avancer les projets. Néanmoins, il me semble très difficile et compliqué de tenir les délais et de suivre les jalons. Au niveau mondial, nous avons encore 80 % de l’énergie finale qui provient des hydrocarbures et du charbon, contre 83 % il y a environ une décennie. En parallèle, il y a dans le monde encore 600 à 800 millions de personnes qui n’ont toujours pas accès à l’énergie et à qui nous ne pouvons pas interdire l’accès aux énergies fossiles, alors que des pays comme les États-Unis, la Chine, l’Inde, l’Indonésie consomment toujours plus d’énergies carbonées !
Si chaque pays doit faire des efforts, il est aussi important d’avoir une approche globale pour avoir un réel impact sur le climat. La substitution des énergies fossiles par des alternatives renouvelables et bas carbone va nécessiter beaucoup plus de temps. Dans cette continuité, il me semble aussi important de repenser la place du nucléaire dans le mix énergétique. En effet, la part du nucléaire, qui est une technologie mature aux bénéfices avérés, doit augmenter. Il en est de même pour l’éolien, le solaire, la biomasse. N’oublions pas qu’à l’échelle de la planète nous consommons toujours plus d’énergie ! A ce jour les renouvelables ne remplacent pas les fossiles, ils se complètent pour satisfaire la demande.
Dans cette continuité, autour de quels enjeux et problématiques Deloitte accompagne ses clients ?
Nous les accompagnons dans leur réflexion stratégique et la traduction de cette stratégie en une trajectoire carbone qui va couvrir l’ensemble des 3 scopes. Nous abordons l’ensemble de leur chaîne d’approvisionnement afin de mieux en maîtriser les maillons et déployer des leviers de décarbonation au bon niveau. De même, nous sommes sollicités pour les aider à repenser complètement certaines activités et trouver des solutions innovantes.
Dans un contexte marqué par une véritable inflation réglementaire, nous leur apportons aussi un éclairage sur les dernières évolutions et obligations, comme la CSRD actuellement. Enfin, nous les accompagnons dans leurs démarches afin d’obtenir des subventions au niveau français et au niveau européen.
Quelles pistes de réflexion pourriez-vous partager avec nos lecteurs ?
Il est important d’accorder une place plus importante à la technologie. La France doit creuser cette piste et étudier toutes les alternatives. Parmi celles-ci, il y a les SMR, ces petits réacteurs nucléaires, qui ont vocation à ouvrir de nouveaux horizons en matière d’électrification de grands parcs industriels mais aussi dans la fourniture de chaleur. Il y a également des opportunités de mieux exploiter la géothermie, qui a de nombreux atouts à faire valoir. D’autant plus que nous avons en France, les compétences techniques et technologiques pour développer cette source, et que nous devons accélérer faire passer son exploitation à l’échelle sur l’ensemble du territoire national.
En parallèle, il faut bien évidemment continuer à avancer sur l’hydrogène vert, le nouveau nucléaire, mais aussi innover pour trouver les technologies nécessaires à ce changement de paradigme énergétique. L’IA et l’informatique quantique auront également un rôle à jouer et l’enjeu, à ce niveau, est aussi de développer la souveraineté de l’Europe.
Enfin, nous devons absolument rendre attractive nos formations scientifiques pour s’assurer d’un leadership technologique sur les différentes énergies, c’est capital pour notre souveraineté.