Intégrer la circularité au cœur de sa stratégie, une condition essentielle pour une industrie compétitive, décarbonée et souveraine

Dossier : Vie des entreprises - Décarbonation et économie circulaireMagazine N°799 Novembre 2024
Par Grégory RICHA

Pres­sion constante de la hausse des coûts de matières pre­mières, dum­ping des pro­duits chi­nois, nou­velles direc­tives de la CSRD et per­tur­ba­tions cli­ma­tiques : l’industrie doit faire face à des contraintes simul­ta­nées d’une ampleur excep­tion­nelle. Encore trop peu uti­li­sés, les leviers de cir­cu­la­ri­té, mis au cœur de la stra­té­gie de l’entreprise, per­met­traient pour­tant une trans­for­ma­tion à même de répondre à ces enjeux. À la clé pour les indus­triels, une agi­li­té accrue pour res­ter per­for­mant à court terme, mais éga­le­ment un moyen de se réin­ven­ter avec suf­fi­sam­ment de pro­fon­deur pour déve­lop­per sa robus­tesse et sa péren­ni­té. Expli­ca­tion de Gré­go­ry Richa, direc­teur asso­cié au sein d’OPEO, co-auteur du livre « Pivo­ter vers une indus­trie cir­cu­laire » aux édi­tions Dunod et co-créa­teur du pod­cast Circular4Good.

Comment définissez-vous l’économie circulaire ?

D’après la défi­ni­tion de l’Union Euro­péenne, l’économie cir­cu­laire est un modèle de pro­duc­tion et de consom­ma­tion qui consiste à par­ta­ger, réuti­li­ser, répa­rer, réno­ver et recy­cler les pro­duits et les maté­riaux exis­tants le plus long­temps pos­sible afin qu’ils conservent leur valeur. De cette façon, le cycle de vie des pro­duits est éten­du afin de réduire l’utilisation de matières pre­mières et la pro­duc­tion de déchets.

À l’inverse, l’économie linéaire, dans laquelle nous vivons, consiste à extraire, pro­duire, consom­mer et jeter les produits.

Selon le Cir­cu­la­ri­ty Gap Report, une étude menée à une échelle mon­diale, seule­ment 7,2 % de l’économie mon­diale est aujourd’hui cir­cu­laire, avec un taux en baisse ces der­nières années. Cela veut dire que nous jetons plus de 90 % des pro­duits que nous fabri­quons, dans un sys­tème où nous avons glo­ba­le­ment besoin de 1,7 pla­nète chaque année pour assou­vir nos besoins de consommation.

C’est dire à la fois l’urgence et le poten­tiel immense d’innovation et de trans­for­ma­tion qui s’ouvre devant nous.

Pourquoi la circularité représente-t-elle une réelle transformation pour l’industrie ?

Pour répondre à cette ques­tion, il faut dis­tin­guer la cir­cu­la­ri­té faible de la cir­cu­la­ri­té forte. La cir­cu­la­ri­té faible consiste essen­tiel­le­ment à opti­mi­ser la concep­tion des pro­duits et à recy­cler les déchets. C’est ce que déploient la grande majo­ri­té des indus­triels en Europe en réponse à la recherche de gains de per­for­mance, d’injonctions régle­men­taires ou d’attentes socié­tales. La cir­cu­la­ri­té faible n’implique cepen­dant pas de chan­ge­ment de para­digme : l’entreprise reste glo­ba­le­ment dans un modèle linéaire, avec des pro­duits issus de pro­cé­dés extrac­tifs et une logique de crois­sance infi­nie et expo­nen­tielle, abso­lu­ment non soutenable.

La cir­cu­la­ri­té forte consiste, quant à elle, à déve­lop­per des « boucles » per­met­tant de pré­ser­ver de façon plus signi­fi­ca­tive la valeur des pro­duits et des com­po­sants. Ces boucles sont basées sur de nou­veaux modèles éco­no­miques et de nou­veaux usages. On peut citer l’allongement de la durée d’utilisation des pro­duits grâce à la répa­ra­bi­li­té, l’économie de la fonc­tion­na­li­té ou encore, dans les phases « post usage », les concepts de pro­duits issus du réem­ploi, recon­di­tion­nés, rema­nu­fac­tu­rés ou fabri­qués en boucles fer­mées, direc­te­ment à par­tir des déchets. Ces modèles cir­cu­laires demandent de créer de nou­velles chaînes de valeur de bout en bout, ren­tables éco­no­mi­que­ment, avec de nou­velles alliances entre les acteurs indus­triels et un impact sur la demande, les pro­duits, les opé­ra­tions, la tech­no­lo­gie, les com­pé­tences et la culture de l’entreprise. En cela, la cir­cu­la­ri­té forte entraîne une trans­for­ma­tion pro­fonde des orga­ni­sa­tions et par elle une pro­messe de trans­for­ma­tion de la société.

Quel est le lien entre la décarbonation de l’industrie et l’approche circulaire ? 

La décar­bo­na­tion est aujourd’hui essen­tiel­le­ment abor­dée par l’angle de la tran­si­tion éner­gé­tique. Cette approche est fon­da­men­tale mais mal­heu­reu­se­ment limi­tée. Si une entre­prise réduit de 30 % ses émis­sions mais conti­nue de croître à hau­teur de 30 % dans le même temps, avec des pro­duits tou­jours plus volu­mi­neux, la réduc­tion sera rela­tive mais pas abso­lue. C’est une situa­tion « schi­zo­phrène » que vivent de nom­breux lea­ders dans leurs organisations. 

La cir­cu­la­ri­té offre trois leviers com­plé­men­taires à la tran­si­tion éner­gé­tique pour décar­bo­ner nos usages et réduire la pres­sion que nous exer­çons sur les res­sources et le vivant : réduire le poids des pro­duits, aug­men­ter leur durée de fonc­tion­ne­ment et les réuti­li­ser au maxi­mum dans des boucles de secondes vies. À titre d’exemple, un moteur de poids lourd rema­nu­fac­tu­ré peut repré­sen­ter 85 % de matière et 80 % d’énergie en moins qu’un moteur neuf. 

Seule la cir­cu­la­ri­té exploi­tée au maxi­mum de son poten­tiel per­met­tra une « des­cente en matière » de nos usages et donc une « des­cente en éner­gie » suf­fi­sante pour ne pas finir à +4 °C en 2100.

D’autre part, les grands don­neurs d’ordre, après avoir tra­vaillé à la réduc­tion de leur scope 1 et 2, com­mencent à s’attaquer à leur scope 3, en deman­dant des solu­tions à leurs four­nis­seurs. Les pro­duits et les ser­vices issus de l’économie cir­cu­laire sont là aus­si une réponse per­ti­nente et deviennent un levier de com­pé­ti­ti­vi­té à court terme pour les industriels.

Comment la circularité impacte-t-elle votre activité ? Comment appréhendez-vous cette dimension en tant qu’acteur de la transformation industrielle ? 

La mis­sion d’OPEO est d’accompagner les indus­triels à deve­nir plus com­pé­ti­tifs par la trans­for­ma­tion de leurs opé­ra­tions. S’il faut bien trans­for­mer les usines et les sup­ply chain pour les rendre plus per­for­mantes, ce que nous atta­chons à faire depuis plus de 10 ans main­te­nant, nous voyons la cir­cu­la­ri­té comme un moyen de trans­for­mer les chaînes de valeur en amont et en aval des lieux de fabri­ca­tion. Sans cela, l’industrie ne sera pas pérenne, c’est donc tout natu­rel­le­ment que nous avons com­men­cé à accom­pa­gner des indus­triels sur ces enjeux. 

Struc­tu­ra­tion de pro­grammes cir­cu­laires, mise en place de hub de recon­di­tion­ne­ment, desi­gn et indus­tria­li­sa­tion de flux indus­triels de rema­nu­fac­tu­ring jusqu’à leur pas­sage à l’échelle, inté­gra­tion de cri­tères de cir­cu­la­ri­té et de sou­te­na­bi­li­té dans les pro­ces­sus d’innovation, tra­ça­bi­li­té : nous avons accom­pa­gné plus d’une qua­ran­taine d’industriels, comme Miche­lin, Renault Trucks, Schnei­der Elec­tric, Manu­tan, Hau­lotte… sur ce type de trans­for­ma­tions, avec une capa­ci­té à faire émer­ger rapi­de­ment des « opé­ra­tions cir­cu­laires » de bout en bout.

Ce que nous rete­nons de ces expé­riences, c’est que, au sein de la plu­part des sec­teurs de l’industrie euro­péenne, il est pos­sible de déve­lop­per des modèles cir­cu­laires pou­vant repré­sen­ter 5 à 15 % de chiffre d’affaires sup­plé­men­taire par rap­port aux gammes de pro­duits clas­siques, et ce dans les 3 à 5 ans. Nous consta­tons éga­le­ment que les entre­prises déjà cir­cu­laires, ou les gammes de pro­duits cir­cu­laires, sont plus robustes et rési­lients face aux chocs et à la com­pé­ti­tion chi­noise. Enfin, les deux prin­ci­paux freins ren­con­trés aujourd’hui par les entre­prises, sont la capa­ci­té d’une équipe diri­geante à faire le lien entre les enjeux stra­té­giques de l’entreprise et les leviers offerts par la cir­cu­la­ri­té et dans un second temps, la capa­ci­té à se mettre en mou­ve­ment et à inno­ver pour faire émer­ger opé­ra­tion­nel­le­ment de nou­velles chaînes de valeur.

Quels conseils pourriez-vous partager avec des dirigeants qui envisagent de se lancer dans cette transformation ? Quels sont les principaux défis à relever ? 

L’industrie cir­cu­laire n’en est qu’à son émer­gence et est le fait d’industriels et d’entrepreneurs « fai­seurs de cir­cu­la­ri­té », pion­niers dans leurs secteurs.

Pour les indus­triels qui sont encore en phase de ques­tion­ne­ment ou d’appréhension de ces enjeux, plu­sieurs défis sont à relever. 

Un défi d’anticipation tout d’abord, car si plu­sieurs sec­teurs sont inci­tés à le faire, la cir­cu­la­ri­té n’est pas encore une obli­ga­tion pour les entre­prises. Les équipes diri­geantes doivent donc iden­ti­fier les signaux faibles actuels qui seront fac­teurs de rup­tures sur le temps long, et les rame­ner dans le temps court, pour créer une vision suf­fi­sam­ment forte et prendre un « coup d’avance » sur son mar­ché, sans attendre la régle­men­ta­tion ou le chan­ge­ment de la demande.

« À la clé pour les entreprises : une diversification des modèles économiques permettant des relais de croissance, une réduction de la dépendance à la variabilité des coûts de matières premières, une plus grande robustesse face aux chocs mondiaux et un nouveau sens donné à la mission de l’entreprise, qui redevient attractive pour ses collaborateurs et ses clients. »

Un défi tech­nique ensuite, tant il fau­dra déve­lop­per des pro­duits modu­laires, ouverts c’est-à-dire pou­vant être répa­rés de façon ren­table et locale, tout en rédui­sant les dépen­dances aux nou­velles tech­no­lo­gies et les effets d’obsolescence pro­gram­mée. À peu près l’inverse des ten­dances en cours pour être dési­rable sur le mar­ché et un rôle nou­veau et pas­sion­nant à ima­gi­ner pour les ingénieurs.

Un défi mar­ché, pour trou­ver un modèle éco­no­mique ren­table et créer une trac­tion auprès de ses investisseurs.

Un défi orga­ni­sa­tion­nel pour réus­sir à créer les nou­velles chaînes de valeur cir­cu­laires. Et ce tant en interne, pour dés­ilo­ter l’organisation et inno­ver de façon suf­fi­sam­ment « client cen­tric » pour trou­ver les modèles cir­cu­laires les plus créa­teurs de valeur, qu’en externe pour struc­tu­rer et ras­sem­bler les acteurs à même d’opérer les flux circulaires. 

Le jeu en vaut la chan­delle. À la clé pour les entre­prises : une diver­si­fi­ca­tion des modèles éco­no­miques per­met­tant des relais de crois­sance, une réduc­tion de la dépen­dance à la varia­bi­li­té des coûts de matières pre­mières, une plus grande robus­tesse face aux chocs mon­diaux et un nou­veau sens don­né à la mis­sion de l’entreprise, qui rede­vient attrac­tive pour ses col­la­bo­ra­teurs et ses clients.

Et aujourd’hui, comment imaginez-vous l’avenir de ces sujets et enjeux ? 

La prise de conscience de ces enjeux est gran­dis­sante. De plus en plus d’entreprises voient le sujet de la cir­cu­la­ri­té émer­ger en comi­té de direc­tion, grâce à la CSRD notam­ment. De plus en plus de star­tups indus­trielles émergent éga­le­ment sur ce cré­neau. Le fait que la cir­cu­la­ri­té soit inté­grée dans la taxo­no­mie euro­péenne va pous­ser les fonds d’investissement à consi­dé­rer ces modèles. Enfin, les ins­ti­tu­tions prennent de plus en plus conscience des enjeux de vul­né­ra­bi­li­té face à nos besoins de res­sources, notam­ment celles néces­saires à la tran­si­tion éner­gé­tique, comme le cuivre par exemple. Il ne sert pas à grand-chose d’ériger des giga fac­to­ry par exemple, si la dis­po­ni­bi­li­té de la res­source et le réem­ploi des pro­duits qui en sor­ti­ront ne sont pas pen­sés dès maintenant. 

Le temps presse doré­na­vant. Peu d’industriels ont réus­si à acti­ver leur trans­for­ma­tion ou peinent à l’accélérer. Ce qu’il manque aujourd’hui, c’est de prendre la déci­sion stra­té­gique d’y aller. Pour une équipe diri­geante, cette déci­sion consiste en deux choix : d’une part se don­ner l’ambition, en moins d’un an, d’adresser un pre­mier mar­ché, avec de pre­mières offres de valeur cir­cu­laire et de pre­miers clients ; d’autre part, de mobi­li­ser et d’accompagner une équipe trans­verse, capable d’explorer les oppor­tu­ni­tés en repar­tant de ses pro­duits et de sa chaîne de valeur, de créer les pre­miers busi­ness modèles et de les opé­ra­tion­na­li­ser concrètement. 

“Small is big” : il n’y aura pas de grands soirs mais de nom­breux petits matins. Usine après usine, sec­teur après sec­teur, c’est en pre­nant ce che­min que se construi­ra l’avenir d’une indus­trie plus com­pé­ti­tive, décar­bo­née et souveraine. 

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