Intégrer la circularité au cœur de sa stratégie, une condition essentielle pour une industrie compétitive, décarbonée et souveraine
Pression constante de la hausse des coûts de matières premières, dumping des produits chinois, nouvelles directives de la CSRD et perturbations climatiques : l’industrie doit faire face à des contraintes simultanées d’une ampleur exceptionnelle. Encore trop peu utilisés, les leviers de circularité, mis au cœur de la stratégie de l’entreprise, permettraient pourtant une transformation à même de répondre à ces enjeux. À la clé pour les industriels, une agilité accrue pour rester performant à court terme, mais également un moyen de se réinventer avec suffisamment de profondeur pour développer sa robustesse et sa pérennité. Explication de Grégory Richa, directeur associé au sein d’OPEO, co-auteur du livre « Pivoter vers une industrie circulaire » aux éditions Dunod et co-créateur du podcast Circular4Good.
Comment définissez-vous l’économie circulaire ?
D’après la définition de l’Union Européenne, l’économie circulaire est un modèle de production et de consommation qui consiste à partager, réutiliser, réparer, rénover et recycler les produits et les matériaux existants le plus longtemps possible afin qu’ils conservent leur valeur. De cette façon, le cycle de vie des produits est étendu afin de réduire l’utilisation de matières premières et la production de déchets.
À l’inverse, l’économie linéaire, dans laquelle nous vivons, consiste à extraire, produire, consommer et jeter les produits.
Selon le Circularity Gap Report, une étude menée à une échelle mondiale, seulement 7,2 % de l’économie mondiale est aujourd’hui circulaire, avec un taux en baisse ces dernières années. Cela veut dire que nous jetons plus de 90 % des produits que nous fabriquons, dans un système où nous avons globalement besoin de 1,7 planète chaque année pour assouvir nos besoins de consommation.
C’est dire à la fois l’urgence et le potentiel immense d’innovation et de transformation qui s’ouvre devant nous.
Pourquoi la circularité représente-t-elle une réelle transformation pour l’industrie ?
Pour répondre à cette question, il faut distinguer la circularité faible de la circularité forte. La circularité faible consiste essentiellement à optimiser la conception des produits et à recycler les déchets. C’est ce que déploient la grande majorité des industriels en Europe en réponse à la recherche de gains de performance, d’injonctions réglementaires ou d’attentes sociétales. La circularité faible n’implique cependant pas de changement de paradigme : l’entreprise reste globalement dans un modèle linéaire, avec des produits issus de procédés extractifs et une logique de croissance infinie et exponentielle, absolument non soutenable.
La circularité forte consiste, quant à elle, à développer des « boucles » permettant de préserver de façon plus significative la valeur des produits et des composants. Ces boucles sont basées sur de nouveaux modèles économiques et de nouveaux usages. On peut citer l’allongement de la durée d’utilisation des produits grâce à la réparabilité, l’économie de la fonctionnalité ou encore, dans les phases « post usage », les concepts de produits issus du réemploi, reconditionnés, remanufacturés ou fabriqués en boucles fermées, directement à partir des déchets. Ces modèles circulaires demandent de créer de nouvelles chaînes de valeur de bout en bout, rentables économiquement, avec de nouvelles alliances entre les acteurs industriels et un impact sur la demande, les produits, les opérations, la technologie, les compétences et la culture de l’entreprise. En cela, la circularité forte entraîne une transformation profonde des organisations et par elle une promesse de transformation de la société.
Quel est le lien entre la décarbonation de l’industrie et l’approche circulaire ?
La décarbonation est aujourd’hui essentiellement abordée par l’angle de la transition énergétique. Cette approche est fondamentale mais malheureusement limitée. Si une entreprise réduit de 30 % ses émissions mais continue de croître à hauteur de 30 % dans le même temps, avec des produits toujours plus volumineux, la réduction sera relative mais pas absolue. C’est une situation « schizophrène » que vivent de nombreux leaders dans leurs organisations.
La circularité offre trois leviers complémentaires à la transition énergétique pour décarboner nos usages et réduire la pression que nous exerçons sur les ressources et le vivant : réduire le poids des produits, augmenter leur durée de fonctionnement et les réutiliser au maximum dans des boucles de secondes vies. À titre d’exemple, un moteur de poids lourd remanufacturé peut représenter 85 % de matière et 80 % d’énergie en moins qu’un moteur neuf.
Seule la circularité exploitée au maximum de son potentiel permettra une « descente en matière » de nos usages et donc une « descente en énergie » suffisante pour ne pas finir à +4 °C en 2100.
D’autre part, les grands donneurs d’ordre, après avoir travaillé à la réduction de leur scope 1 et 2, commencent à s’attaquer à leur scope 3, en demandant des solutions à leurs fournisseurs. Les produits et les services issus de l’économie circulaire sont là aussi une réponse pertinente et deviennent un levier de compétitivité à court terme pour les industriels.
Comment la circularité impacte-t-elle votre activité ? Comment appréhendez-vous cette dimension en tant qu’acteur de la transformation industrielle ?
La mission d’OPEO est d’accompagner les industriels à devenir plus compétitifs par la transformation de leurs opérations. S’il faut bien transformer les usines et les supply chain pour les rendre plus performantes, ce que nous attachons à faire depuis plus de 10 ans maintenant, nous voyons la circularité comme un moyen de transformer les chaînes de valeur en amont et en aval des lieux de fabrication. Sans cela, l’industrie ne sera pas pérenne, c’est donc tout naturellement que nous avons commencé à accompagner des industriels sur ces enjeux.
Structuration de programmes circulaires, mise en place de hub de reconditionnement, design et industrialisation de flux industriels de remanufacturing jusqu’à leur passage à l’échelle, intégration de critères de circularité et de soutenabilité dans les processus d’innovation, traçabilité : nous avons accompagné plus d’une quarantaine d’industriels, comme Michelin, Renault Trucks, Schneider Electric, Manutan, Haulotte… sur ce type de transformations, avec une capacité à faire émerger rapidement des « opérations circulaires » de bout en bout.
Ce que nous retenons de ces expériences, c’est que, au sein de la plupart des secteurs de l’industrie européenne, il est possible de développer des modèles circulaires pouvant représenter 5 à 15 % de chiffre d’affaires supplémentaire par rapport aux gammes de produits classiques, et ce dans les 3 à 5 ans. Nous constatons également que les entreprises déjà circulaires, ou les gammes de produits circulaires, sont plus robustes et résilients face aux chocs et à la compétition chinoise. Enfin, les deux principaux freins rencontrés aujourd’hui par les entreprises, sont la capacité d’une équipe dirigeante à faire le lien entre les enjeux stratégiques de l’entreprise et les leviers offerts par la circularité et dans un second temps, la capacité à se mettre en mouvement et à innover pour faire émerger opérationnellement de nouvelles chaînes de valeur.
Quels conseils pourriez-vous partager avec des dirigeants qui envisagent de se lancer dans cette transformation ? Quels sont les principaux défis à relever ?
L’industrie circulaire n’en est qu’à son émergence et est le fait d’industriels et d’entrepreneurs « faiseurs de circularité », pionniers dans leurs secteurs.
Pour les industriels qui sont encore en phase de questionnement ou d’appréhension de ces enjeux, plusieurs défis sont à relever.
Un défi d’anticipation tout d’abord, car si plusieurs secteurs sont incités à le faire, la circularité n’est pas encore une obligation pour les entreprises. Les équipes dirigeantes doivent donc identifier les signaux faibles actuels qui seront facteurs de ruptures sur le temps long, et les ramener dans le temps court, pour créer une vision suffisamment forte et prendre un « coup d’avance » sur son marché, sans attendre la réglementation ou le changement de la demande.
« À la clé pour les entreprises : une diversification des modèles économiques permettant des relais de croissance, une réduction de la dépendance à la variabilité des coûts de matières premières, une plus grande robustesse face aux chocs mondiaux et un nouveau sens donné à la mission de l’entreprise, qui redevient attractive pour ses collaborateurs et ses clients. »
Un défi technique ensuite, tant il faudra développer des produits modulaires, ouverts c’est-à-dire pouvant être réparés de façon rentable et locale, tout en réduisant les dépendances aux nouvelles technologies et les effets d’obsolescence programmée. À peu près l’inverse des tendances en cours pour être désirable sur le marché et un rôle nouveau et passionnant à imaginer pour les ingénieurs.
Un défi marché, pour trouver un modèle économique rentable et créer une traction auprès de ses investisseurs.
Un défi organisationnel pour réussir à créer les nouvelles chaînes de valeur circulaires. Et ce tant en interne, pour désiloter l’organisation et innover de façon suffisamment « client centric » pour trouver les modèles circulaires les plus créateurs de valeur, qu’en externe pour structurer et rassembler les acteurs à même d’opérer les flux circulaires.
Le jeu en vaut la chandelle. À la clé pour les entreprises : une diversification des modèles économiques permettant des relais de croissance, une réduction de la dépendance à la variabilité des coûts de matières premières, une plus grande robustesse face aux chocs mondiaux et un nouveau sens donné à la mission de l’entreprise, qui redevient attractive pour ses collaborateurs et ses clients.
Et aujourd’hui, comment imaginez-vous l’avenir de ces sujets et enjeux ?
La prise de conscience de ces enjeux est grandissante. De plus en plus d’entreprises voient le sujet de la circularité émerger en comité de direction, grâce à la CSRD notamment. De plus en plus de startups industrielles émergent également sur ce créneau. Le fait que la circularité soit intégrée dans la taxonomie européenne va pousser les fonds d’investissement à considérer ces modèles. Enfin, les institutions prennent de plus en plus conscience des enjeux de vulnérabilité face à nos besoins de ressources, notamment celles nécessaires à la transition énergétique, comme le cuivre par exemple. Il ne sert pas à grand-chose d’ériger des giga factory par exemple, si la disponibilité de la ressource et le réemploi des produits qui en sortiront ne sont pas pensés dès maintenant.
Le temps presse dorénavant. Peu d’industriels ont réussi à activer leur transformation ou peinent à l’accélérer. Ce qu’il manque aujourd’hui, c’est de prendre la décision stratégique d’y aller. Pour une équipe dirigeante, cette décision consiste en deux choix : d’une part se donner l’ambition, en moins d’un an, d’adresser un premier marché, avec de premières offres de valeur circulaire et de premiers clients ; d’autre part, de mobiliser et d’accompagner une équipe transverse, capable d’explorer les opportunités en repartant de ses produits et de sa chaîne de valeur, de créer les premiers business modèles et de les opérationnaliser concrètement.
“Small is big” : il n’y aura pas de grands soirs mais de nombreux petits matins. Usine après usine, secteur après secteur, c’est en prenant ce chemin que se construira l’avenir d’une industrie plus compétitive, décarbonée et souveraine.