Urgence écologique : comprendre les enjeux et questionner le besoin de radicalité
L’évolution des données, notamment en matière de climat et de biodiversité, montre sans ambiguïté que la situation sur Terre se détériore et que l’activité humaine a une responsabilité écrasante dans cette évolution. L’avenir de l’humanité est fortement compromis par les conséquences de ces évolutions. Il est urgent d’agir. Face à cette urgence, quelle position adopter : réformisme ? radicalité ? Et qu’est-ce qu’être réformiste ? être radical ?
Face à l’aggravation démontrée des crises écologiques en cours et à venir, chaque année qui passe sans action renforce l’urgence d’un changement. Les conséquences ne se limitent plus à des scénarios futurs lointains ; elles sont déjà visibles et affectent notre quotidien. Dans le but d’aborder les questions écologiques de la façon la plus objective possible et de poser les fondements d’un débat nécessaire, nous avons souhaité rappeler quelques faits au cœur du consensus scientifique porté notamment par le GIEC (Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat). Nous encourageons chaque lecteur et chaque lectrice à approfondir ses connaissances en consultant les ressources disponibles.
Six des neuf limites planétaires ont déjà été dépassées
Un groupe de scientifiques réunis au sein du Stockholm Resilience Centre a identifié et quantifié un ensemble (non exhaustif) de seuils critiques, chacun lié à un type d’impact de l’activité humaine sur les équilibres naturels terrestres. Ces seuils, bien que partiellement indépendants, sont tous suffisants pour menacer la stabilité des conditions de vie favorables à l’humanité s’ils venaient à être dépassés (figure 1). Ils ne représentent donc pas une simple gradation d’un même problème, mais plutôt des limites distinctes, chacune identifiant un risque différent pour la survie de nos sociétés.
Les scientifiques ont établi fin 2023 que 6 des 9 limites planétaires étaient d’ores et déjà dépassées, parmi lesquelles l’intégrité de la biosphère, le changement climatique, la perturbation des cycles biogéochimiques de l’azote et du phosphore, le changement d’usage des sols, l’utilisation de l’eau douce et l’introduction d’entités nouvelles dans les écosystèmes (plastiques, polluants éternels). Une septième limite, celle de l’acidification des océans, s’apprête à être franchie dans un avenir proche. Ces observations signifient que nous avons déjà irrémédiablement modifié notre environnement et que la planète se trouve dorénavant bien au-delà de l’espace de sûreté pour l’humanité. Regardons plus en détail les conséquences du dépassement de deux limites : l’intégrité de la biosphère et le changement climatique.
L’humanité est responsable de la 6e extinction de masse
Comme le montre la figure 2, nous assistons à une forte augmentation des taux d’extinction de multiples ensembles d’espèces au cours du siècle dernier. En parallèle, un déclin global de la biodiversité est observé au niveau mondial, provoqué principalement par de multiples modifications des milieux naturels. Les écosystèmes et leur diversité rendent des services indispensables à la vie humaine : leur déclin menace l’habitabilité de notre planète.
Bien au-delà de 2 °C de réchauffement à l’horizon 2100
La science a démontré que le réchauffement climatique observé est indubitablement d’origine humaine (figure 3). De plus, les différents scénarios d’augmentation de température à l’horizon 2100 dépendent directement des activités humaines, en premier lieu des émissions de gaz à effet de serre. Nous nous situons actuellement entre les scénarios intermédiaires et élevés. Compte tenu de notre difficulté à maîtriser nos émissions, et malgré tous les efforts en cours, une augmentation de température de plus de 3 °C à l’horizon 2100 est donc probable.
Des impacts globaux sur la Terre et les sociétés humaines
À partir de 3 °C de réchauffement, de nombreuses zones tropicales chaudes et humides deviendront inhabitables, car la transpiration ne permettra plus au corps humain de maintenir sa température (figure 4). Il est probable qu’un milliard d’humains seront concernés, entraînant des migrations climatiques massives susceptibles de provoquer des crises géopolitiques et humanitaires, et des conflits. Par ailleurs, les terres aujourd’hui fertiles pourraient, pour beaucoup, perdre leur capacité à produire de la nourriture et il faudrait des siècles pour recréer des sols arables dans d’autres régions, si tant est que les conditions y soient favorables. Nous sommes ainsi à l’aube de mouvements migratoires importants et, selon toute vraisemblance, irrépressibles, accentués par les pressions croissantes sur l’approvisionnement alimentaire mondial.
En France, d’après la Mission d’information et d’évaluation de la ville de Paris « Paris à 50°C », quelques semaines à 45 °C sont attendues en 2050 et deux mois à 50 °C en fin de siècle en région parisienne. De façon plus générale, le système Terre normalement à l’équilibre ou oscillant à l’échelle de milliers d’années se retrouve à présent brutalement hors d’équilibre. Les événements qu’on qualifie aujourd’hui de centenaires, comme les sécheresses extrêmes ou les pluies diluviennes, ainsi que leurs conséquences multiples, risquent de se produire dans la seconde moitié du XXIe siècle à un rythme quasi annuel. La responsabilité de l’homme dans ces changements ne fait plus de doute (figure 5).
« La responsabilité de l’homme dans ces changements ne fait plus de doute. »
L’augmentation du niveau de la mer est prévue autour de 70 cm en fin de siècle, entraînant une forte érosion du trait de côte et menaçant l’habitat côtier. Par ailleurs, les espèces invasives et les maladies tropicales sont en train de remonter vers le nord et il est prévisible que des maladies comme le paludisme sévissent partout sur Terre en fin de siècle. La liste des impacts négatifs du changement climatique ne fait que s’allonger.
Tout cela n’est pas sans conséquences économiques majeures, dont les assureurs sont les premiers témoins. L’ampleur de ces bouleversements est colossale, tant physiquement que pour le monde économique. Les assureurs en France font face à une hausse importante des sinistres liés au climat, avec des coûts annuels passant de 3,7 milliards d’euros en 2010–2019 à 6 milliards en 2020–2023. Cette situation rend certaines assurances déficitaires, forçant à des augmentations répétées des cotisations pour rétablir l’équilibre financier. Les conséquences du dépassement déjà actuel de 6 des 9 limites planétaires que nous venons d’illustrer sur deux dépassements (intégrité de la biosphère et changement climatique) vont donc d’ici la fin du siècle conduire, si nous n’agissons pas drastiquement dès maintenant, à un monde dramatiquement différent de celui que nous connaissons.
Les jeunes générations seront directement concernées
Malheureusement, il ne s’agit là ni d’un scénario de science-fiction, ni d’une perspective lointaine à laquelle nous aurions amplement le temps de nous préparer. Comme l’illustre la figure 6, les générations d’enfants nés en ce début de XXIe siècle risquent de vivre des crises géopolitiques et humanitaires d’une ampleur jamais vue, de devoir affronter un problème de sécurité alimentaire mondial, voir l’habitabilité de grands pans de territoire compromise, connaître des pandémies et d’autres crises qu’il n’est pas possible d’anticiper totalement. Si nous ne changeons pas radicalement nos modes de vie, nos enfants et petits-enfants vivront donc dans un monde très différent, marqué par des crises migratoires, sanitaires et environnementales sans précédent.
Comment agir pour répondre à cette urgence écologique ?
Grâce aux travaux et recommandations du GIEC, nous savons que, pour rester dans un monde à + 2 °C et limiter les effets du changement climatique, il nous faut diviser par quatre les émissions de gaz à effet de serre d’ici 2050 par rapport à 1990, en suivant une trajectoire exponentiellement décroissante. Or, jusqu’à présent, toutes les politiques mises en œuvre se révèlent insuffisantes et nous amènent à une augmentation des températures probablement supérieure à 3 °C (figure 7).
L’ampleur, l’imminence et la radicalité des changements à adopter dans nos modes de vie sont largement documentées. Citons à titre d’exemple l’étude B&L évolution de 2018, qui décrit un ensemble de mesures à combiner pour se placer sur une trajectoire à + 1,5 °C : division par trois de la consommation de viandes et produits laitiers, interdiction des vols intérieurs dès lors qu’une solution par le rail existe, division des trajets en voiture par deux, interdiction des publicités en ligne et instauration de quotas sur les produits importés. Face à l’ampleur des changements nécessaires, certains considèrent les mesures évoquées ci-dessus comme radicales, liberticides, voire irréalistes. Notre but dans ce dossier n’est ni de les endosser, ni de les réfuter, mais, en rappelant les données sur lesquelles elles s’appuient, de souligner que, plus on méconnaît la gravité de la situation d’aujourd’hui, plus radicales seront les mesures à adopter demain.
L’urgence de trouver des réponses
Les répercussions directes et indirectes de ces bouleversements se manifestent déjà à toutes les échelles, tant écologiques qu’économiques, notamment dans des secteurs comme celui des assurances, où leurs effets sont tout aussi alarmants et indiscutables : le coût des cotisations hors inflation augmentera sensiblement et de plus en plus de risques ne seront plus couverts. L’ensemble de ces constats illustre l’urgence de trouver des réponses, qu’elles soient réformistes ou radicales, au défi écologique. Mais qu’entend-on exactement par ces termes de réformisme et de radicalité ? Ces notions méritent une clarification pour comprendre les différentes approches envisagées dans les articles de ce dossier.
Qu’entendons-nous par réformisme et radicalité ?
Est qualifiée de réformiste toute proposition qui, par rapport à la coutume, est à la fois : graduelle dans le temps ; limitée quant au domaine ; légale selon les règles du droit ; réversible en cas d’échec. Est radicale toute proposition qui n’est pas réformiste. Une proposition qui est à la fois rapide, globale, illégale et irréversible appelle à une révolution mais, selon les critères ci-dessus, la nature de la radicalité est en réalité multiple et peut revêtir mathématiquement parlant quinze aspects bien différents. Cela explique le caractère a priori hétérogène des témoignages présents dans ce dossier, qui illustrent différentes approches de la radicalité. Cette définition du mot radicalité montre qu’une réponse appropriée à ce défi ne passe pas nécessairement par une révolution, toujours coûteuse sur de nombreux plans, en particulier sur le plan humain.
Par ailleurs, pour avoir un effet pratique, toute proposition doit être mise en œuvre par la société. Le consensus social paraît ainsi à moyen terme comme une condition indispensable d’une telle approche car, révolution mise à part, une mesure radicale n’aura une chance de succès que si, en l’adoptant, la société elle-même accepte de se montrer radicale. Signalons en outre qu’il reste bon nombre de mesures réformistes qui pourraient être mises en œuvre et avoir un impact rapide et majeur, dès lors qu’une volonté politique ou sociale serait là : limitation de la vitesse à 110 km/h sur autoroute, plafonnement annuel des vols, élargissement à tous les propriétaires des obligations de rénovation énergétique, passage à deux repas végétariens par semaine dans les cantines, etc. Ici encore, un consensus social est nécessaire.
« À l’échelle de la société, il semble malgré tout difficile de se contenter d’être réformiste pour faire face au défi écologique qui, lui, est radical. »
À l’échelle de la société, il semble malgré tout difficile de se contenter d’être réformiste pour faire face au défi écologique qui, lui, est radical. Cependant, vu sous un autre angle, le réformisme peut apparaître comme un facilitateur pour l’émergence d’un consensus social radical et non plus nécessairement comme un obstacle à combattre. En réalité, réformisme et radicalité ont en commun un même but, faire évoluer la société, et un même ennemi, l’immobilisme.
Références
- Rapport de synthèse du GIEC, 2024, https://www.ipcc.ch/assessment-report/ar6/
- Rapport de l’IPBES, 2019, https://www.ipbes.net/global-assessment
- https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/l‑assurance-indolore-ne-sera-bientot-plus-qu-un-souvenir-1006080.html